John Zorn
Six Litanies For Heliogabalus |
Label :
Tzadik |
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Zorn s'empare presque toujours d'un sujet pour produire. Ses références sont diverses : les films de Godard ("Godard"), les arts plastiques ("BeuysBlock", "Duchamp"), les romans de Mickey Spillane ("Spillane") ou de Duras ("Duras"), l'actrice Maya Deren ("In The Very Eye Of Nights") ou l'empereur romain Héliogabale.
Zorn se documente sur le sujet sans hiérarchie de média (photos, enregistrements, films, textes...), étudie l'ensemble et en retire des idées, des images. Il inscrit ces dernières une à une sur des fiches puis les présente aux musiciens qui doivent y réagir selon des directives d'interprétations déterminées à l'avance. Zorn développa cette méthode avec ses "game pieces" intitulées "Cobra", largement inspirées des compositions expérimentales Fluxus comme du travail de Cardew, Morton Feldmann et du Yi-King Cagien. Des règles de jeu complexes étaient imposées. Zorn présentait les cartes aux musiciens et ceux-ci soit passaient leur tour, soit se battaient pour jouer en duo, en trio, tout ceci afin de faire d'un orchestre non plus un corps cohérent rassemblé autour d'une Idée musicale mais un véritable champ de bataille d'égos, de caractères, de volontés. Zorn a une façon bien particulière de manipuler les énergies. Au lieu d'harmoniser, il cultive un art de la rupture, de l'insurrection. Sa musique est aussi surchargée que frénétique, elle se mange elle-même.
Zorn est très inspiré par Carl Stalling, le compositeur attitré du Tex Avery des années quarante, dont la musique se caractérise par des enchainements de moments musicaux hétéroclites calqués sur les scénarios complexes des dessins animés. Ceux-ci ont imprégné l'imaginaire de Zorn, lui-même étant à la recherche d'un effet de zapping rapide pour auditeurs impatients. Le lien entre les images (celles par exemple de Tex Avery qui dictent les évènements musicaux de Stalling) est préservé chez Zorn. D'où la nécessité de recourir à un sujet pour s'en inspirer, créer un dialogue. Car la référence à tel travail ou tel artiste n'est pas du simple domaine de l'anecdote ou encore de l'hommage. Par une compréhension intime du sujet, John Zorn tente d'en traduire un axe par des données musicales. C'est, par exemple, toute la magie de "Godard" où l'on n'entend pas une succession de références à certains de ses films, mais bien une réactivation dynamique de l'atmosphère de son cinéma par la musique. Les fiches se succèdent pour finalement former des scènes, un montage, à la manière d'un cinématographe.
Pour l'album qui nous intéresse, John Zorn s'est emparé du sujet d'Héliogabale. Etant donné les références littéraires récurrentes dans son œuvre, on est en droit de supposer que l'ouvrage d'Artaud : "Héliogabale ou l'anarchiste couronné" ait stimulé en premier lieu le saxophoniste. Héliogabale fût celui qui acheva l'empire romain déjà sur le déclin, par sa décadence et son gout pour l'anarchie totale. En 217, il s'emparait du trône par un coup d'Etat. S'en suivra une période de quatre ans où le but du nouveau empereur, agé alors de 14 ans, était d'annihiler les repères de la pensée latine par des rituels délirants. L'anarchie se devait de délivrer des forces poétiques que l'empire tenait bridé et créer un théâtre de la cruauté à l'échelle du monde, des astres.
L'on sait que Zorn est intéressé par tout ce qui traite du corps et surtout de son dépassement, de son excès. Zorn cite Bataille, Sade, Artaud, tous partisans d'une reconnaissance du corps en tant que matière érotique au delà des limitations éthiques et religieuses. Dans leurs œuvres respectives il s'agit de mettre à jour, à partir de rituels érotiques et théâtralisés, des forces endormies, d'explorer de nouveaux territoires, de nouvelles sensations et d'élargir les possibilités de l'humain afin d'approcher une forme d'absolu qui, par exemple chez Bataille, se retrouve être l'anonymat absolu de la mort. Mais les limites ne peuvent éliminées. Les rituels ont pour but de les dépasser temporairement. L'être humain, ne pouvant faire qu'un avec l'objet de sa quête, est condamné à se surpasser afin d'approcher la mort d'un peu plus près. Cette quête éternelle et perdue d'avance est sans cesse relancée par un sentiment de désir, de jouissance absolue, mêlé de souffrance, l'extase restant toujours inassouvie.
Les musiques ultra-violentes de "Naked City" et "Pain Killer" illustrent cette recherche d'une catharsis que les styles death, grind ou black metal approchent sans vraiment de finesse ni même une véritable perversité. John Zorn provoque chez l'auditeur cette sensation d'être envahi par un sentiment de peur et d'excitation mêlée. On est remué, mis sans dessus dessous. Les images aussi vivifiantes que terrifiantes d'Artaud, devenues fiches à musique, seront les meilleures descriptions de la musique de l'album en hommage à Héliogabale.
Sur la route pour Rome, Héliogabale, nu, entièrement recouvert de safran, le sexe doré, une araignée d'argent faisant saigner son pubis à chaque pas, marche devant un phallus en marbre de dix tonnes "trainé par trois cents taureaux que l'on enrage en les harcelant avec des meutes de hyènes hurlantes" (Artaud). Arrivé à Rome après un long périple qui terrorisa toutes les populations, "Héliogabale empereur, se conduit en voyou et en libertaire irrévérencieux (...) demande brutalement aux grands de l'Etat, aux nobles, aux sénateurs , aux législateurs de tout ordres (...) s'ils ont pratiqué la sodomie, le vampirisme, le succubat, la fornication avec des bêtes.", "(...) il simule en public, et avec des gestes, l'acte de fornication", châtre ses ennemis au lieu de les tuer. "Des sacs de sexes sont jetés du haut des tours avec la plus belle abondance" (Artaud). Les rituels d'Héliogabale avait pour but de repousser les limites du monde, que l'homme aille au delà de sa condition, dans une mise en péril constante. Car comme l'écrit Durançon au sujet de l'œuvre de Bataille : "(...) l'impossible est la vérité profonde de l'homme : l'homme est l'être qui veut l'impossible.". L'homme doit se mettre en jeu, dépasser les limites qui assurent sa préservation afin de transgresser sa condition. Et pour se faire, les limites morales, sociales, religieuses doivent être bafouées.
La musique de John Zorn se prête bien à cette vision de l'humain. Son saxo va même jusqu'à la personnifier, jouant toujours au maximum, ne développant souvent qu'un cri dont on retrouvera la même tonalité tout au long de sa discographie. Ce cri, limite acoustique de l'instrument, ne peut monter plus haut, ne peut jouer plus fort mais tente toujours de s'outrepasser dans une plainte sans pareille, éternelle. La musique de Zorn est une musique de la dépense, elle ne cultive pas l'économie. Bien au contraire, elle est sans cesse traversée par des poussées désordonnées, pulsionnelles. Comment ne pas être stupéfait par la dépense du chant de Mike Patton qui hurle et murmure des imprécations non-stop pendant huit minutes ("Litany IV") comme sous l'emprise d'une hystérie qui le laissera sur le carreau ? Le contrôle chez Zorn est à double tranchant : il est dosé de façon à ce que la musique aille le plus vite possible tout en conservant le maximum d'énergie, mais aussi qu'elle soit sans cesse en péril, comme liquéfiée par sa propre urgence. A peine une note est-elle énoncée qu'elle appelle une autre, plus forte, plus folle encore. Sa musique est proche du rythme d'Artaud, pressé de dire, de désigner, pour ensuite recouvrir ce qui vient d'être émis par une image encore plus forte. Comme l'écrit Sylvére Lotringer: "Artaud n'a jamais pardonné au monde de ne plus croire à ses propres mythes, comme Héliogabale". Zorn réactive ses forces endormies, cri, éructe pour désigner à la vitesse d'une flèche, quelque chose de beaucoup plus fort encore que sa musique.
Ce départageront alors les amoureux transits de son travail qui jubilent à s'exposer à tant d'excitation, et les autres qui considèrent cette musique comme une pale voire caricaturale illustration des références très élevées qui constituent le centre de ses compositions.
Zorn se documente sur le sujet sans hiérarchie de média (photos, enregistrements, films, textes...), étudie l'ensemble et en retire des idées, des images. Il inscrit ces dernières une à une sur des fiches puis les présente aux musiciens qui doivent y réagir selon des directives d'interprétations déterminées à l'avance. Zorn développa cette méthode avec ses "game pieces" intitulées "Cobra", largement inspirées des compositions expérimentales Fluxus comme du travail de Cardew, Morton Feldmann et du Yi-King Cagien. Des règles de jeu complexes étaient imposées. Zorn présentait les cartes aux musiciens et ceux-ci soit passaient leur tour, soit se battaient pour jouer en duo, en trio, tout ceci afin de faire d'un orchestre non plus un corps cohérent rassemblé autour d'une Idée musicale mais un véritable champ de bataille d'égos, de caractères, de volontés. Zorn a une façon bien particulière de manipuler les énergies. Au lieu d'harmoniser, il cultive un art de la rupture, de l'insurrection. Sa musique est aussi surchargée que frénétique, elle se mange elle-même.
Zorn est très inspiré par Carl Stalling, le compositeur attitré du Tex Avery des années quarante, dont la musique se caractérise par des enchainements de moments musicaux hétéroclites calqués sur les scénarios complexes des dessins animés. Ceux-ci ont imprégné l'imaginaire de Zorn, lui-même étant à la recherche d'un effet de zapping rapide pour auditeurs impatients. Le lien entre les images (celles par exemple de Tex Avery qui dictent les évènements musicaux de Stalling) est préservé chez Zorn. D'où la nécessité de recourir à un sujet pour s'en inspirer, créer un dialogue. Car la référence à tel travail ou tel artiste n'est pas du simple domaine de l'anecdote ou encore de l'hommage. Par une compréhension intime du sujet, John Zorn tente d'en traduire un axe par des données musicales. C'est, par exemple, toute la magie de "Godard" où l'on n'entend pas une succession de références à certains de ses films, mais bien une réactivation dynamique de l'atmosphère de son cinéma par la musique. Les fiches se succèdent pour finalement former des scènes, un montage, à la manière d'un cinématographe.
Pour l'album qui nous intéresse, John Zorn s'est emparé du sujet d'Héliogabale. Etant donné les références littéraires récurrentes dans son œuvre, on est en droit de supposer que l'ouvrage d'Artaud : "Héliogabale ou l'anarchiste couronné" ait stimulé en premier lieu le saxophoniste. Héliogabale fût celui qui acheva l'empire romain déjà sur le déclin, par sa décadence et son gout pour l'anarchie totale. En 217, il s'emparait du trône par un coup d'Etat. S'en suivra une période de quatre ans où le but du nouveau empereur, agé alors de 14 ans, était d'annihiler les repères de la pensée latine par des rituels délirants. L'anarchie se devait de délivrer des forces poétiques que l'empire tenait bridé et créer un théâtre de la cruauté à l'échelle du monde, des astres.
L'on sait que Zorn est intéressé par tout ce qui traite du corps et surtout de son dépassement, de son excès. Zorn cite Bataille, Sade, Artaud, tous partisans d'une reconnaissance du corps en tant que matière érotique au delà des limitations éthiques et religieuses. Dans leurs œuvres respectives il s'agit de mettre à jour, à partir de rituels érotiques et théâtralisés, des forces endormies, d'explorer de nouveaux territoires, de nouvelles sensations et d'élargir les possibilités de l'humain afin d'approcher une forme d'absolu qui, par exemple chez Bataille, se retrouve être l'anonymat absolu de la mort. Mais les limites ne peuvent éliminées. Les rituels ont pour but de les dépasser temporairement. L'être humain, ne pouvant faire qu'un avec l'objet de sa quête, est condamné à se surpasser afin d'approcher la mort d'un peu plus près. Cette quête éternelle et perdue d'avance est sans cesse relancée par un sentiment de désir, de jouissance absolue, mêlé de souffrance, l'extase restant toujours inassouvie.
Les musiques ultra-violentes de "Naked City" et "Pain Killer" illustrent cette recherche d'une catharsis que les styles death, grind ou black metal approchent sans vraiment de finesse ni même une véritable perversité. John Zorn provoque chez l'auditeur cette sensation d'être envahi par un sentiment de peur et d'excitation mêlée. On est remué, mis sans dessus dessous. Les images aussi vivifiantes que terrifiantes d'Artaud, devenues fiches à musique, seront les meilleures descriptions de la musique de l'album en hommage à Héliogabale.
Sur la route pour Rome, Héliogabale, nu, entièrement recouvert de safran, le sexe doré, une araignée d'argent faisant saigner son pubis à chaque pas, marche devant un phallus en marbre de dix tonnes "trainé par trois cents taureaux que l'on enrage en les harcelant avec des meutes de hyènes hurlantes" (Artaud). Arrivé à Rome après un long périple qui terrorisa toutes les populations, "Héliogabale empereur, se conduit en voyou et en libertaire irrévérencieux (...) demande brutalement aux grands de l'Etat, aux nobles, aux sénateurs , aux législateurs de tout ordres (...) s'ils ont pratiqué la sodomie, le vampirisme, le succubat, la fornication avec des bêtes.", "(...) il simule en public, et avec des gestes, l'acte de fornication", châtre ses ennemis au lieu de les tuer. "Des sacs de sexes sont jetés du haut des tours avec la plus belle abondance" (Artaud). Les rituels d'Héliogabale avait pour but de repousser les limites du monde, que l'homme aille au delà de sa condition, dans une mise en péril constante. Car comme l'écrit Durançon au sujet de l'œuvre de Bataille : "(...) l'impossible est la vérité profonde de l'homme : l'homme est l'être qui veut l'impossible.". L'homme doit se mettre en jeu, dépasser les limites qui assurent sa préservation afin de transgresser sa condition. Et pour se faire, les limites morales, sociales, religieuses doivent être bafouées.
La musique de John Zorn se prête bien à cette vision de l'humain. Son saxo va même jusqu'à la personnifier, jouant toujours au maximum, ne développant souvent qu'un cri dont on retrouvera la même tonalité tout au long de sa discographie. Ce cri, limite acoustique de l'instrument, ne peut monter plus haut, ne peut jouer plus fort mais tente toujours de s'outrepasser dans une plainte sans pareille, éternelle. La musique de Zorn est une musique de la dépense, elle ne cultive pas l'économie. Bien au contraire, elle est sans cesse traversée par des poussées désordonnées, pulsionnelles. Comment ne pas être stupéfait par la dépense du chant de Mike Patton qui hurle et murmure des imprécations non-stop pendant huit minutes ("Litany IV") comme sous l'emprise d'une hystérie qui le laissera sur le carreau ? Le contrôle chez Zorn est à double tranchant : il est dosé de façon à ce que la musique aille le plus vite possible tout en conservant le maximum d'énergie, mais aussi qu'elle soit sans cesse en péril, comme liquéfiée par sa propre urgence. A peine une note est-elle énoncée qu'elle appelle une autre, plus forte, plus folle encore. Sa musique est proche du rythme d'Artaud, pressé de dire, de désigner, pour ensuite recouvrir ce qui vient d'être émis par une image encore plus forte. Comme l'écrit Sylvére Lotringer: "Artaud n'a jamais pardonné au monde de ne plus croire à ses propres mythes, comme Héliogabale". Zorn réactive ses forces endormies, cri, éructe pour désigner à la vitesse d'une flèche, quelque chose de beaucoup plus fort encore que sa musique.
Ce départageront alors les amoureux transits de son travail qui jubilent à s'exposer à tant d'excitation, et les autres qui considèrent cette musique comme une pale voire caricaturale illustration des références très élevées qui constituent le centre de ses compositions.
Parfait 17/20 | par Toitouvrant |
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