The Stranglers
Feline (Remastered And Expanded) |
Label :
Epic |
||||
Feline, publié en 1982, est le septième album des Stranglers, et correspond à leur apogée. N'en déplaise aux puristes, il s'agit peut-être de leur meilleur opus, le plus abouti, le plus mature, le plus original, le plus personnel, le plus ambitieux, le plus cohérent aussi - les albums précédents pêchaient par manque d'homogénéité, et les pépites côtoyaient parfois des morceaux anecdotiques. C'est pourtant l'un des mal aimés de la discographie des Britanniques. Il s'agit en tous cas de leur dernier grand album, le groupe se perdra ensuite dans une pop plus accessible voire facile, bien que non dénuée de charme. C'est pourtant, en même temps, l'album qui ouvre cette nouvelle période puisque le groupe passe de EMI à CBS. La confiance du quatuor en lui-même est sans doute boostée par le succès du single devenu un classique, "Golden Brown", sorti quelques mois auparavant. Son leader avait prévenu qu'avec ce nouvel opus, Feline, il voulait surprendre son monde. Pari réussi.
Sur la pochette dominent, comme toujours chez les Stranglers, le noir et le blanc et, dans une moindre mesure, le rouge. Cependant, la musique des Etrangleurs se visionne désormais non plus en noir et blanc - parfois maculé de rouge sang - comme autrefois, mais en couleur. Non des couleurs criardes aux contrastes tranchés, ni des teintes pastels, pas non plus un patchwork, mais plutôt un subtil dégradé de coloris chatoyants d'un goût parfait - même si ce bon goût est parfois corrompu par des coulis de synthétiseur flashy.
La panthère noire de la pochette, fauve élégant et gracieux, à la beauté racée, mais aussi redoutable prédateur, a remplacé le rat de Rattus Norvegicus (1977) et le corbeau de The Raven (1979), animal psychopompe par excellence. On a l'impression que la musique du quatuor, réputé pour sa violence, son machisme et sa misogynie, s'est quelque peu féminisée, du moins s'est assagie et fait preuve de davantage de sensibilité. On pense parfois à Roxy Music, mais sans l'androgynie théâtralisée du groupe de Brian Ferry : il suffit de voir les têtes de teigneux au physique ingrat des Stranglers, qui plus est pas vraiment portés sur les platform boots, les robes et les perruques de femmes. Feline évoque aussi beaucoup l'easy listening. A une époque où c'était soit beaucoup trop tard soit beaucoup trop tôt pour ce genre de musique, on comprend l'accueil plus que tiède de la critique et du public pour cet album. En un sens, Feline développe ce que le groupe avait amorcé avec "Dont' Bring Back Harry" sur l'album The Raven, sublime balade onirique douce mais inquiétante.
On baigne avec Feline dans un érotisme de bon aloi et non dans une sexualité débridée à coup d'allusions salaces ("Peaches") à laquelle le groupe nous invitait parfois auparavant. On se souvient d'ailleurs d'un de leurs concerts de 1977 où des strip teaseuses dansaient sur scène dans le plus simple appareil, ce qui fit scandale dans l'Angleterre puritaine de la Dame de Fer.
Les Hommes en Noir sont connus pour avoir appartenu aux mouvements punk (même s'ils existaient avant, ce qui constitue déjà une de leurs originalités) puis post-punk (ou new-wave). Et pourtant on serait bien en peine de classer cet album dans l'une ou l'autre de ces catégories (surtout la première).
Ici point de rock'n'roll, de garage, de blues, de pub rock, de synthpop ou de cold-wave. On n'est pas chez les Sex Pistols, Eddie and the Hot Rods, Joy Division ou Soft Cell.
Ici on ne danse pas le pogo, mais le tango ou la valse avec des créatures de rêve - ou on les regarde s'effeuiller.
Ici tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
L'album nous entraîne vers un ailleurs, à la fois dans le temps et dans l'espace. Mais en même temps on reste sur place. Comme un rêve ?
On imagine nos quatre gentlemen errer toute la nuit dans une ville cosmopolite coloniale, un cocktail et un havane à la main (fini les bières et les cigarettes), entre hôtel de luxe, bar interlope, club de jazz et party sur la plage. Le tout dans une ambiance à la fois tropicale et décadente, légère et oppressante, courtoise et licencieuse.
Sur Feline, on retrouve certaines influences propres au groupe : krautrock, reggae, cabaret, jazz. Mais des sonorités espagnoles, voire orientales ou latinas, font leur apparition et se font même parfois dominantes. Et c'est tant mieux. Le tout donne une pop sophistiquée et éthérée mi-acoustique mi-électronique parfois proche de l'easy listening. La production est typique du début des 80's, avec notamment l'utilisation de la compression.
Les compositions paraissent simples mais sont en fait riches et complexes (le travail ne se voit pas, il se ressent). Les mélodies prennent le temps de s'étirer plutôt que de nous séduire par leur charme putassier - quoique... Les sonorités, très sophistiquées, presque synthétiques, sont parfois faussement innocentes (kitsch) et ne font donc qu'ajouter à cette impression de perversité, de décadence et de cynisme propre à cet album. Les parfums que cet album distille en subtiles fragrances, pour être capiteux et enivrants, n'en sont pas moins empoisonnés.
Hugh Cornwell n'a jamais aussi bien chanté, avec une classe et une retenue toute britanniques. Il a abandonné sa hargne mais pas sa morgue. Son jeu de guitare est parfait dans le genre, économe et en retrait. Plus encore qu'auparavant. Bien que très bon guitariste, il utilise son instrument au service des morceaux et non l'inverse. Il se concentre sur des rythmiques en accords, mais nous gratifie parfois de subtils arpèges voire de discrets solos bien sentis. La six cordes, contrairement aux albums précédents, se fait acoustique presque autant qu'électrique.
Quant à Jean-Jacques Burnell, formé à la guitare classique, il s'agit de l'un des plus grands bassistes rock. Son jeu et son son uniques sont stupéfiants à la fois de dureté et froideur métalliques et de souplesse et chaleur organiques.
La batterie remplit parfaitement son rôle, rigoureuse sans être métronimique, avec le jeu sec et précis, inventif et varié d'un morceau à l'autre, du barbu Jet Black - qui avait déjà 44 ans en 1983 ! -, qui utilise parfois, pour la première fois, des pads électroniques.
Les claviers constituent un élément important de l'identité des Stranglers. Le moustachu Dave Greenfield s'est éloigné de son modèle Ray Manzarek pour voguer vers des sonorités plus électroniques (et souvent kitsch), en nappes et volutes baroques. Les claviers sont plus en avant que jamais.
Les Etrangleurs ont toujours eu cette faculté et cette singularité de susciter des climats à la fois rétros voire désuets et avant gardistes voire futuristes - un peu à la manière de Kraftwerk. Tout en étant ancrés dans leur temps - paradoxe supplémentaire. On ne sait si l'on est dans les années 70 ou 80 du siècle dernier, voire dans l'entre-deux guerres, ou dans le prochain millénaire devenu le nôtre. On s'interroge également sur le lieu. Angleterre ? Espagne ? Gibraltar, compromis entre les deux ? A moins qu'il ne s'agisse de l'Amérique latine ? On a toutefois la sensation fugace de demeurer dans la vieille Europe continentale - ce qui nous ramène à Kraftwerk. Le quatuor a d'ailleurs pris l'influence des Allemands dans l'esprit plus qu'à la lettre, dans le fond plus que dans la forme. Contrairement aux nombreux combos de new-wave pop synthétique plus ou moins intéressants qui sévissaient à l'époque.
Le groupe a le don sur cet album de faire naître l'impossible, d'allier des éléments a priori incompatibles, voire de marier les contraires, de brouiller les pistes si ce n'est nous égarer, de susciter en nous des sentiments mêlés voire contradictoires, de nous troubler et nous fasciner en même temps.
On ne sait si cet album est sombre ou lumineux, froid ou chaleureux, doux ou malsain. Sans doute tout cela à la fois.
Le mystère ne fait que s'épaissir au fur et à mesure de l'écoute de l'album. Mais a-t-on vraiment envie qu'il se dissipe ?
Le single "Midnight Summer Dream", peut-être inspiré par Songe d'Une Nuit d'Eté de Shakespeare, ouvre de manière magistrale l'album, dont il constitue même la pièce maîtresse. L'ambiance du morceau colle parfaitement à son titre. C'est aussi la chanson qui correspond le plus à l'atmosphère quelque peu délétère, onirique et surréaliste évoquée plus haut. Il commence par des nappes de synthé rappelant le travail de Brian Eno, notamment sur Low de David Bowie. La mélodie est superbe. Cornwell parle plus qu'il ne chante, sur un ton à la fois concerné et distant, et sa voix est doublée sur certains passages par celle de Burnell. Un régal. "It's A Small World" débute par des arpèges de guitare acoustique rappelant "In Your House" de The Cure (ceci dit il ne serait pas impossible que "The Lovecats" soit inspiré de "Cruel Garden" des Stranglers...), mais le morceau se transforme très vite en quelque chose de tout autre. Diablement envoûtant. L'autre single, "European Female (A Celebration Of)" invite, dans un futur antérieur, à danser dans une métropole occidentale mais bigarrée, dans un club chic entre gens de bonne compagnie, un verre de Martini à la main - à moins qu'il ne serve de toile de fond au vernissage d'une exposition d'art contemporain. "Let's Tango In Paris" est plutôt d'inspiration cabaret (Kurt Weill) qu'argentine. Hommage au film mythique avec Marlon Brando ? On parlait justement d'érotisme, de décadence et de perversité... "All Roads Lead To Rome" réussit le tour de force d'allier rythmique mécanique, presque robotique (on pense bien-sûr à Kraftwerk) et mélodie onirique. L'album se clôt avec "Never Say Goodbye", chanté par un Cornwell plus hautain et séducteur que jamais, presque à la Sinatra. Guitare flamenco et piano d'inspiration orientale tissent des mélodies parallèles qui se complètent à merveille, soutenus par une rythmique parfaite.
L'édition remasterisée du CD en 2001 comprend pas moins de six morceaux supplémentaires, et il ne s'agit aucunement de remplissage, bien au contraire, comme sur toutes les rééditions des albums des Stranglers d'ailleurs. Deux d'entre eux se distinguent, non par leur qualité qui serait supérieure aux trois autres (plus une excellente version live, très énergique, de "Midnight Summer Dream/European Female" enregistrée au Zénith de Paris en 1985) - qui sont dans la lignée de l'album -, mais par leur originalité et leur singularité. "(The Strange Circumstances Which Lead To) Vladimir and Olga (Requesting Rehabilitation In A Siberian Health Resort As A Result Of Stress In Furthering The People's Policies)", des spoken words à l'instrumentation minimaliste qui s'achèvent par des cris sardoniques, pourrait être décrit comme une rencontre improbable entre Orange Mécanique, Edgar Poe, Kurt Weill, les Monty Pythons et Tolstoï. "Aural Sculpture Manifesto", récité voire déclamé par Cornwell, qui s'achève par un synthé en guise d'ensemble de cordes et de cuivres volontairement pompeux et ironiquement triomphant, annonce bien entendu l'album suivant, Aural Sculpture. Qui ne sera d'ailleurs qu'une semi-réussite, on se serait attendu à mieux après un tel manifeste digne de ceux des communistes ou des surréalistes.
On aurait tort de se priver de ce recueil de chansons oniriques, crépusculaires, douces-amères et baroques, au charme suranné, concoctées par ces bad boys prolos devenus dandys aristocratiques et policés (au moins de manière fantasmatique sur l'album) mais toujours aussi cyniques. Le reconsidérer et en tomber amoureux n'aurait rien de pervers ni même de honteux - ou alors un tout petit peu.
Sur la pochette dominent, comme toujours chez les Stranglers, le noir et le blanc et, dans une moindre mesure, le rouge. Cependant, la musique des Etrangleurs se visionne désormais non plus en noir et blanc - parfois maculé de rouge sang - comme autrefois, mais en couleur. Non des couleurs criardes aux contrastes tranchés, ni des teintes pastels, pas non plus un patchwork, mais plutôt un subtil dégradé de coloris chatoyants d'un goût parfait - même si ce bon goût est parfois corrompu par des coulis de synthétiseur flashy.
La panthère noire de la pochette, fauve élégant et gracieux, à la beauté racée, mais aussi redoutable prédateur, a remplacé le rat de Rattus Norvegicus (1977) et le corbeau de The Raven (1979), animal psychopompe par excellence. On a l'impression que la musique du quatuor, réputé pour sa violence, son machisme et sa misogynie, s'est quelque peu féminisée, du moins s'est assagie et fait preuve de davantage de sensibilité. On pense parfois à Roxy Music, mais sans l'androgynie théâtralisée du groupe de Brian Ferry : il suffit de voir les têtes de teigneux au physique ingrat des Stranglers, qui plus est pas vraiment portés sur les platform boots, les robes et les perruques de femmes. Feline évoque aussi beaucoup l'easy listening. A une époque où c'était soit beaucoup trop tard soit beaucoup trop tôt pour ce genre de musique, on comprend l'accueil plus que tiède de la critique et du public pour cet album. En un sens, Feline développe ce que le groupe avait amorcé avec "Dont' Bring Back Harry" sur l'album The Raven, sublime balade onirique douce mais inquiétante.
On baigne avec Feline dans un érotisme de bon aloi et non dans une sexualité débridée à coup d'allusions salaces ("Peaches") à laquelle le groupe nous invitait parfois auparavant. On se souvient d'ailleurs d'un de leurs concerts de 1977 où des strip teaseuses dansaient sur scène dans le plus simple appareil, ce qui fit scandale dans l'Angleterre puritaine de la Dame de Fer.
Les Hommes en Noir sont connus pour avoir appartenu aux mouvements punk (même s'ils existaient avant, ce qui constitue déjà une de leurs originalités) puis post-punk (ou new-wave). Et pourtant on serait bien en peine de classer cet album dans l'une ou l'autre de ces catégories (surtout la première).
Ici point de rock'n'roll, de garage, de blues, de pub rock, de synthpop ou de cold-wave. On n'est pas chez les Sex Pistols, Eddie and the Hot Rods, Joy Division ou Soft Cell.
Ici on ne danse pas le pogo, mais le tango ou la valse avec des créatures de rêve - ou on les regarde s'effeuiller.
Ici tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
L'album nous entraîne vers un ailleurs, à la fois dans le temps et dans l'espace. Mais en même temps on reste sur place. Comme un rêve ?
On imagine nos quatre gentlemen errer toute la nuit dans une ville cosmopolite coloniale, un cocktail et un havane à la main (fini les bières et les cigarettes), entre hôtel de luxe, bar interlope, club de jazz et party sur la plage. Le tout dans une ambiance à la fois tropicale et décadente, légère et oppressante, courtoise et licencieuse.
Sur Feline, on retrouve certaines influences propres au groupe : krautrock, reggae, cabaret, jazz. Mais des sonorités espagnoles, voire orientales ou latinas, font leur apparition et se font même parfois dominantes. Et c'est tant mieux. Le tout donne une pop sophistiquée et éthérée mi-acoustique mi-électronique parfois proche de l'easy listening. La production est typique du début des 80's, avec notamment l'utilisation de la compression.
Les compositions paraissent simples mais sont en fait riches et complexes (le travail ne se voit pas, il se ressent). Les mélodies prennent le temps de s'étirer plutôt que de nous séduire par leur charme putassier - quoique... Les sonorités, très sophistiquées, presque synthétiques, sont parfois faussement innocentes (kitsch) et ne font donc qu'ajouter à cette impression de perversité, de décadence et de cynisme propre à cet album. Les parfums que cet album distille en subtiles fragrances, pour être capiteux et enivrants, n'en sont pas moins empoisonnés.
Hugh Cornwell n'a jamais aussi bien chanté, avec une classe et une retenue toute britanniques. Il a abandonné sa hargne mais pas sa morgue. Son jeu de guitare est parfait dans le genre, économe et en retrait. Plus encore qu'auparavant. Bien que très bon guitariste, il utilise son instrument au service des morceaux et non l'inverse. Il se concentre sur des rythmiques en accords, mais nous gratifie parfois de subtils arpèges voire de discrets solos bien sentis. La six cordes, contrairement aux albums précédents, se fait acoustique presque autant qu'électrique.
Quant à Jean-Jacques Burnell, formé à la guitare classique, il s'agit de l'un des plus grands bassistes rock. Son jeu et son son uniques sont stupéfiants à la fois de dureté et froideur métalliques et de souplesse et chaleur organiques.
La batterie remplit parfaitement son rôle, rigoureuse sans être métronimique, avec le jeu sec et précis, inventif et varié d'un morceau à l'autre, du barbu Jet Black - qui avait déjà 44 ans en 1983 ! -, qui utilise parfois, pour la première fois, des pads électroniques.
Les claviers constituent un élément important de l'identité des Stranglers. Le moustachu Dave Greenfield s'est éloigné de son modèle Ray Manzarek pour voguer vers des sonorités plus électroniques (et souvent kitsch), en nappes et volutes baroques. Les claviers sont plus en avant que jamais.
Les Etrangleurs ont toujours eu cette faculté et cette singularité de susciter des climats à la fois rétros voire désuets et avant gardistes voire futuristes - un peu à la manière de Kraftwerk. Tout en étant ancrés dans leur temps - paradoxe supplémentaire. On ne sait si l'on est dans les années 70 ou 80 du siècle dernier, voire dans l'entre-deux guerres, ou dans le prochain millénaire devenu le nôtre. On s'interroge également sur le lieu. Angleterre ? Espagne ? Gibraltar, compromis entre les deux ? A moins qu'il ne s'agisse de l'Amérique latine ? On a toutefois la sensation fugace de demeurer dans la vieille Europe continentale - ce qui nous ramène à Kraftwerk. Le quatuor a d'ailleurs pris l'influence des Allemands dans l'esprit plus qu'à la lettre, dans le fond plus que dans la forme. Contrairement aux nombreux combos de new-wave pop synthétique plus ou moins intéressants qui sévissaient à l'époque.
Le groupe a le don sur cet album de faire naître l'impossible, d'allier des éléments a priori incompatibles, voire de marier les contraires, de brouiller les pistes si ce n'est nous égarer, de susciter en nous des sentiments mêlés voire contradictoires, de nous troubler et nous fasciner en même temps.
On ne sait si cet album est sombre ou lumineux, froid ou chaleureux, doux ou malsain. Sans doute tout cela à la fois.
Le mystère ne fait que s'épaissir au fur et à mesure de l'écoute de l'album. Mais a-t-on vraiment envie qu'il se dissipe ?
Le single "Midnight Summer Dream", peut-être inspiré par Songe d'Une Nuit d'Eté de Shakespeare, ouvre de manière magistrale l'album, dont il constitue même la pièce maîtresse. L'ambiance du morceau colle parfaitement à son titre. C'est aussi la chanson qui correspond le plus à l'atmosphère quelque peu délétère, onirique et surréaliste évoquée plus haut. Il commence par des nappes de synthé rappelant le travail de Brian Eno, notamment sur Low de David Bowie. La mélodie est superbe. Cornwell parle plus qu'il ne chante, sur un ton à la fois concerné et distant, et sa voix est doublée sur certains passages par celle de Burnell. Un régal. "It's A Small World" débute par des arpèges de guitare acoustique rappelant "In Your House" de The Cure (ceci dit il ne serait pas impossible que "The Lovecats" soit inspiré de "Cruel Garden" des Stranglers...), mais le morceau se transforme très vite en quelque chose de tout autre. Diablement envoûtant. L'autre single, "European Female (A Celebration Of)" invite, dans un futur antérieur, à danser dans une métropole occidentale mais bigarrée, dans un club chic entre gens de bonne compagnie, un verre de Martini à la main - à moins qu'il ne serve de toile de fond au vernissage d'une exposition d'art contemporain. "Let's Tango In Paris" est plutôt d'inspiration cabaret (Kurt Weill) qu'argentine. Hommage au film mythique avec Marlon Brando ? On parlait justement d'érotisme, de décadence et de perversité... "All Roads Lead To Rome" réussit le tour de force d'allier rythmique mécanique, presque robotique (on pense bien-sûr à Kraftwerk) et mélodie onirique. L'album se clôt avec "Never Say Goodbye", chanté par un Cornwell plus hautain et séducteur que jamais, presque à la Sinatra. Guitare flamenco et piano d'inspiration orientale tissent des mélodies parallèles qui se complètent à merveille, soutenus par une rythmique parfaite.
L'édition remasterisée du CD en 2001 comprend pas moins de six morceaux supplémentaires, et il ne s'agit aucunement de remplissage, bien au contraire, comme sur toutes les rééditions des albums des Stranglers d'ailleurs. Deux d'entre eux se distinguent, non par leur qualité qui serait supérieure aux trois autres (plus une excellente version live, très énergique, de "Midnight Summer Dream/European Female" enregistrée au Zénith de Paris en 1985) - qui sont dans la lignée de l'album -, mais par leur originalité et leur singularité. "(The Strange Circumstances Which Lead To) Vladimir and Olga (Requesting Rehabilitation In A Siberian Health Resort As A Result Of Stress In Furthering The People's Policies)", des spoken words à l'instrumentation minimaliste qui s'achèvent par des cris sardoniques, pourrait être décrit comme une rencontre improbable entre Orange Mécanique, Edgar Poe, Kurt Weill, les Monty Pythons et Tolstoï. "Aural Sculpture Manifesto", récité voire déclamé par Cornwell, qui s'achève par un synthé en guise d'ensemble de cordes et de cuivres volontairement pompeux et ironiquement triomphant, annonce bien entendu l'album suivant, Aural Sculpture. Qui ne sera d'ailleurs qu'une semi-réussite, on se serait attendu à mieux après un tel manifeste digne de ceux des communistes ou des surréalistes.
On aurait tort de se priver de ce recueil de chansons oniriques, crépusculaires, douces-amères et baroques, au charme suranné, concoctées par ces bad boys prolos devenus dandys aristocratiques et policés (au moins de manière fantasmatique sur l'album) mais toujours aussi cyniques. Le reconsidérer et en tomber amoureux n'aurait rien de pervers ni même de honteux - ou alors un tout petit peu.
Parfait 17/20 | par Gaylord |
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