Bob Dylan

Saint Malo Du Bois [Festival De Poupet - Théâtre De Verdure] - jeudi 13 août 2015

Le 13 juillet, j'avais rendez-vous avec un vieil ami. La dernière fois qu'on s'était croisé, c'était deux ans plus tôt, à Paris. J'avais hâte de le revoir. On avait rendez-vous à quelques kilomètres de chez ma mère, dans un petit village vendéen. Je me suis préparé un bon petit sandwich et je l'ai mis dans mon sac dos, avec mes clopes et une bouteille d'eau. Il suffisait de sortir de la maison, de traverser le paisible lotissement du village et de longer quelques minutes la rocade pour pouvoir lever le pouce dans la bonne direction. Un type très gentil m'a conduit jusqu'à St Malo des Bois et s'est garé dans une clairière, à la bordure d'une forêt où l'agitation était palpable. Faut dire que j'étais loin d'être le seul à rendre visite à ce vieux pote, des centaines de badauds faisaient déjà la queue pour avoir une chance de l'apercevoir. Le conducteur m'a offert une bière et, assis sur le capot de sa bagnole, on a échangé nos meilleurs souvenirs du bonhomme.

"-T'aurais dû le voir à Rome, il était fantastique. En pleine forme. Ça m'a coûté cher mais je regrette pas d'avoir fait le déplacement... "

Le veinard. Bien sûr qu'il était en forme à Rome, il avait même ressorti du placard sa complainte sur la Reine Jane et j'avais dû me contenter d'écouter un enregistrement médiocre. Je laissais là mon camarade et, en me mêlant à foule, je devenais de plus en plus anxieux. À quoi devait-on s'attendre ce soir ? Comment les non initiés allaient réagir ? Leurs attentes sont tellement hors-sujets que leur déception peut faire des ravages. J'évacuais ma nervosité en enchaînant les clopes devant l'entrée du théâtre de verdure. Un très bel endroit, entouré de clôtures en bois et de chênes centenaires avec, au centre de la pelouse, une scène où les instruments attendaient sagement leurs musiciens. C'était un cadre pas si éloigné de celui de Newport où mon ami avait déjà fait scandale, en branchant sa guitare, cinquante ans plus tôt. Depuis, il tournait sans s'arrêter, entouré d'une bande de malfrats le suivant dans chaque mauvais coups, aux quatre coins du monde. Qu'ils atterrissent aussi près de chez ma mère, c'était un petit miracle et j'allais pas laisser quelques mécontents me gâcher le plaisir. C'était mon cinquième rendez-vous avec Bob Dylan et je comptais bien passer une formidable soirée.

Une italienne au visage creusé par la fatigue s'est assise à côté de moi. Elle tenait entre ses longs ongles un peu sales une pancarte suppliant les passants de lui offrir un ticket. Je l'avais déjà aperçu devant le Palais Omnisports de Bercy, lors de ma première fois. Malgré de maigres économies, elle parvenait à parcourir le monde à la poursuite de son idole, allant de villes en villes en montant dans les voitures des inconnues, dormant devant les salles de concerts et les stades municipaux. On voyait bien en la regardant droit dans les yeux qu'une douce folie l'animait. Qu'il allait un jour finir par lui arriver malheur. Mais il y avait aussi quelque chose de touchant dans sa démarche, d'aussi romanesque et désuet que l'éternel vagabondage de notre cher troubadour. Si j'avais eu un ticket à lui offrir, j'aurais pas hésité une seconde. À la place, après avoir écouté quelques souvenirs, je lui ai souhaité un bon concert. Il fallait absolument que je pisse avant que le spectacle commence et je me suis soulagé dans le ruisseau qui longeait le parking. De grands autocars noirs aux vitres sombres étaient garés à l'écart et j'ai cru bon de m'en approcher, malgré le regard menaçant d'un vigile qui n'allait sûrement pas m'offrir un traitement de faveur. Dylan passait sa vie à l'intérieur de cette suite d'hôtel ambulante et j'aurais aimé être une petite souris pour voir à quoi ça ressemblait à l'intérieur. À défaut de pouvoir approcher, j'ai pu apercevoir mon héros en train de se dégourdir les jambes, dissimulé sous une grande cape de boxeur, le regard fuyant.

Il avait le même une fois sur scène, préférant fixer les touches de son piano ou les mouvements de ses musiciens plutôt que de toiser notre masse informe. Un costume négligemment posé sur une chemise à moitié ouverte avait remplacé la cape et l'éternel chapeau de cow-boy était paré d'une plume chatouillée par le vent. L'éclairage était tamisé et le public silencieux, interdit de photographie volée et Dylan veillait à ce que tout le monde respecte la consigne, faisant signe à la sécurité au moindre flash. Le groupe, conduit par le fidèle Tony Garnier à la contrebasse, arborait les mêmes uniformes de garçons de café d'une autre époque et l'ensemble avait l'allure d'un orchestre de jazz pendant la Prohibition. Musicalement, on était en plein dedans : des blues qui manquaient à chaque seconde de dérailler mais finissaient toujours par tenir la route, des boogies qui auraient très bien pu faire trembler les planches des joints les plus reculés du Midwest, les ballades hantées par le souvenir de nuits blanches sur les rives du Mississippi. Le public était confus tellement il était dur de coller une étiquette et d'apprivoiser ce numéro d'équilibriste. C'était de la musique américaine, un met pas toujours facile à digérer pour les français, surtout les curieux habitués à des saltimbanques plus accessibles, plus généreux. Dylan était pas là pour nous régaler de politesses ou d'anecdotes, il avait une mission bien moins terrestre à accomplir et de vieux personnages à ressusciter. Il fallait repeindre l'Allée de la Désolation et convoquer à nouveau l'esprir de Mr Jones.

Les morceaux piochés plus ou moins au hasard dans le vaste répertoire changeaient sans cesse de couleurs : les Visions de Johanna semblaient plus énigmatiques que jamais, Blind Willie McTell convoquait l'harmonica et le banjo dans un bal fantôme et comme l'annonçait l'indémodable chanson titre, le monde était toujours aussi fou, en perpétuelle mouvement. Le barde cherchait en vain un "moyen de s'éloigner le plus possible de lui-même". C'est finalement avec un morceau de Sinatra qu'il semblait le plus à l'aise dans son costume de vieux crooner et son "Full Moon And Empty Arms" coïncidait joliment avec la tombée de la nuit. La variation qui m'a le plus ému, c'est un "Shelter From The Storm" qui n'avait plus rien en commun avec la version orageuse du Fort Collins en 76. Dylan la chantait cette fois debout face à la foule, observant un ciel paisible et récitant chaque couplet comme à la messe. Le morceau avait déjà ressemblé au calme avant la tempête ou à l'épicentre d'un ouragan. Désormais, c'était un chant de recueillement après le désastre, au moment où les nuages se retirent. Le gospel d'un jour nouveau. Le spécialiste de l'apocalypse et des ambiances crépusculaires nous offrait avec grâce un ticket pour le paradis.

Après une ultime chevauchée le long de la Tour de Garde, le malfrat et ses sbires ont pris la fuite et les lumières se sont rallumés. J'étais aux anges. Les touristes frustrés de ne pas avoir pu capturer l'instant sur leurs téléphones et ceux déçus de n'avoir reconnu aucun tube me bousculaient sans m'atteindre. Le gars qui m'avait amené était euphorique et m'a payé une bière en faisant la comparaison avec le concert de Rome et en essayant de prédire ce que le chanteur allait offrir au public suisse le lendemain. L'italienne avait réussi à entrer et marchait lentement et pieds nues dans une herbe qui se relevait peu à peu après avoir été martelés par mes pieds durant les morceaux les plus mouvementées. Elle semblait en apesanteur. La route était longue jusqu'à la prochaine étape et la nuit vendéenne pleine de mystères mais ça l'inquiétait pas une seule seconde, elle flottait loin de toute réalité. J'ai descendu un sentier dans le noir en sifflotant joyeusement le refrain de "Jolene".

Je suis rentré tard, ma mère regardait la fête nationale à la télé. Moi, j'avais eu mon feu d'artifices. Aux milles couleurs.


Très bon   16/20
par Dylanesque


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