Frank Zappa

Uncle Meat

Uncle Meat

 Label :     Rykodisc 
 Sortie :    jeudi 06 mars 1969 
 Format :  Album / CD  Vinyle  K7 Audio   

L'euphémisme est évident pour tout ce qui touche à l'Oncle Viande dès lors qu'on use de lettres... Les mots se prosternent. Leurs émetteurs aussi, excités par cette lumière qu'ils ne pourront jamais enfermer dans leurs analyses. Car comment cerner cette poésie incandescente, celle de l'Oncle Viande, née en 1969 de la cervelle de Zappa? Comment lui tendre la langue sans qu'il nous brule de sa danse ? Ses mots, ses notes, ses mélodies, ses ruptures, ses gags, ses variations, tous combinés de façon à créer une énergie propre, interne, inaliénable, en un mot, le corps même de l'Oncle! Et ce bout de gras que j'expose n'est bien sûr qu'un bout de gras arraché par mes petites oreilles, une vue sur ce corps qui peut en supporter des milliers sans pour autant éclater. Une anecdote d'ado aura peut-être raison de cette galère dialectique.
Ado donc, je me postais deux fois par semaine chez le disquaire, devant cet album à la dentition pas fraiche, pour relire ses titres merveilleux ("Zolar Czakl", "Project X", "King Kong"...), ses durées tarées ( 37 minutes et 34 secondes, 24 secondes...) et surtout pour m'assurer que personne n'avait eu le toupet de repartir avec sous l'aisselle. Enfin une après midi j'appuyais sur play. A force de regarder sans l'entendre ce disque aux mille visages, je m'attendais à des tas de choses que mon imagination avait tricoté pour alimenter ma patience. Mais je m'attendais à tout... sauf à autant. Car de cette musique, j'en avais toujours rêvé, sans même le savoir, sans même avoir imaginé qu'un beau jour, quelqu'un aurait fait pondu un truc pareil. L'ombre d'Oncle Viande m'apparût dans toute sa monstruosité. Il était là, s'emparant de l'air que je respirais pour changer ma perception du monde dans une danse folle dingue, son odeur éclatant de toutes parts comme des bulles de savon, satisfaisant seconde sur seconde mon besoin un peu plus viscéral d'être la proie surprise, nourrie de formes nouvelles, plus belles que la vie ordinaire. Effrayé par la joie de multiples en moi jusqu'alors endormis, je stoppais net et descendis à toute berzingue les escaliers pour rejoindre ma grand-mère et gigoter, à la merci d'un dépucelage auditif des plus magnifique, qui fit remonter plein de relâchements que je ne me connaissais pas. Cette musique là m'est la plus chère. Elle m'a révélé des horizons insoupçonnés, m'a appris à être exigeant avec la vie et ce qu'elle peut nous faire. Depuis l'ombre de King Kong n'en finira pas de me rafraichir. Après avoir repris mes esprit je me demandais: mais qui est l'Oncle?

Il est à l'origine le protagoniste d'un film à la sauce série Z sur fond de complot politique et de transformations corporelles bien senties (miam miam). Ce film ne fût jamais terminé faute d'argent ("No commercial potential"). Zappa fît donc renaitre son personnage sous la forme exclusive de musique. De ce projet fût élaboré le fusil au pied de poupée conçu pour la sodomie surprise de girafes écoutant des écouteurs. Un outil flambant neuf. On est de plein pied dans la dimension la plus sauvagement dada de Zappa, celle sans concession, la plus imaginative, la plus frappée, la plus libératrice, ma préférée.
L'Oncle est tout dada donc. A l'image de Schwitters au début du siècle dernier, il ne lésine pas sur les mélanges a priori indigestes: free sauvage, sérialisme intello, Doo-Wap licoreux, Stravinsky jouissif, Varése sauce flamenco, surf music, noise psychédélique, rythm'n'blues classique, Suzy Creamcheese et ses histoires salaces, couinements porcins en stéréo, "Louie Louie" et "God Bless America" piratés, silences cagiens, guitares accélérées, couinements de castors harmonisés, saxos en pets majeurs, accord sus 9 diminué au clavecin... Il touille au rythme de l'adage de Zappa: "You could be absolutely free only if you want to be". Ce même Zappa qui, par sa rigueur conceptuelle, peut tout s'autoriser, à l'exception du n'importe quoi, qui devient impossible sous sa plume. Zappa est un transformateur génial. Par son système de composition élargie, il s'approprie les champs de toutes les orientations pour les faire participer à sa quête: The BIG note. Tout vient de partout mais pour aller seulement dans cette direction-là. Il catalyse comme un aimant en forme de moustache. A fond. Mais revenons à l'Oncle, l'un de ses bébés monstres.
L'Oncle invita Ian Underwood (il raconte d'ailleurs le test que Zappa lui passa pour voir s'il était digne d'être un maman). De même pour la jolie Ruth, future compagne du premier, qui envoie comme une reine russe aux xylophones et marimbas. Ce couple de musiciens accomplis permettent à Zappa de se vautrer pleinement dans l'écriture de musique dite "audacieuse" (lorsque les rockeurs sont polis), reprenant là où il avait laissé Lumpy Gravy. L'originalité des arrangements est époustouflante, bourrée d'instruments accélérés par la manipulation de bandes magnétiques. La majorité des pièces sont des collages hachés, menu de prises optimisées par le travail en studio. Travail de titan lorsque l'on sait qu'accélérer une partie change son rythme, comme sa tonalité ... Il faut avoir de la suite dans les idées, savoir quoi demander, avoir absolument tout en tête, en deux mots, être Zappa (ce qui n'est pas donné à tout le monde mais à lui seul). Cet angle inhumain de travail, principalement concentré sur le mixage, s'imposa, j'ai envie de dire, "grâce" aux limitations techniques des Mothers. Zappa, palliant leurs limites physiques (naturelles pour des êtres humains normalement constitués), accélère le tout dans des cadences furieuses pour aller aux rythmes de ses idées, des éclairs qui constituent par leurs successions, des nids de folles aventures (par l'exemple le "Zolar Czakl" (autre bête) et ses cinquante quatre secondes dans lesquelles les sonorités se battent le rythme comme un cadavre exquis se dispute un corps). A la finesse orchestrale se lie l'humour détonnant, aux collages géométriques la folie dynamique des vitesses magnétiques, aux parents assoupis dans un pot de chambre Suzy Creamcheese et sa voix glossée, plus tout ce qui reste, pétris dans cette mixture géante qui nous surplombe, celle de l'Oncle Viande, avec laquelle s'ouvre des sensations inouïes, des parfums compliqués fait de subtils mélanges qui se jouent en nous, nous arrachent à notre configuration quotidienne. On palpite en l'air, rit dans les égouts, flippe sur le pot de chambre de papa, pleure avec les fruits, conquiert sur les épaules de King Kong, danse sur la respiration d'un chien en temps de peste, bande en harmonie avec la voix du fromage, et bien sûr, le tout étalé comme des babs sur la viande de l'Oncle...
Cette musique nous encourage à ne plus jamais sortir sans le fusil au pied de poupée conçu spécialement pour la sodomie surprise de girafes écoutant des écouteurs. Car, après ça, on s'attend à tout, un sourire excité aux lèvres.


Intemporel ! ! !   20/20
par Toitouvrant


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