Frank Zappa
The Yellow Shark |
Label :
Rykodisc |
||||
Zappa est décédé d'un cancer de la prostate en 1993 à l'age de 53 ans, il sera inhumé dans une "unmarked grave" dans un cimetière de Los Angeles.
Lui qui avait fait du "Le compositeur d'aujourd'hui ne veut pas mourir" de Varèse une de ses bannières et qui s'était battu toute sa vie pour faire entendre ses travaux de musique contemporaine (dès son 3eme vinyle, le dispensable Lumpy Gravy), il me semble important de parler de son dernier travail : en septembre 92, pour ces dernières apparitions scéniques où, la vidéo l'atteste en un témoignage poignant, le moustachu, les cheveux gris et la mine dévastée par le crabe, va diriger à la baguette quelques mouvements de ce requin jaune et finir dans les coulisses, sourire de gosse sur le visage et larmes aux yeux lors de l'ovation finale, ZAPPA A GAGNE SON PARI, sa musique sans règles et sans carcan existe et peut être jouée, mais il en crève.
Monté par l'Ensemble Modern, à la demande et sous la direction de Peter Rundel, pour l'ouverture du Festival de Musique Contemporaine de Francfort, le 17 septembre 1992, The Yellow Shark sera joué par un orchestre complet d'une trentaine de jeunes musiciens prêts à tout, n'ayant peur de rien. L'équipe a même pris à sa charge les frais de copiste, une petite fortune qui a déjà ruiné plus d'une fois le bonhomme. Prévu pour une unique représentation, il sera reconduit 9 fois et 20 0000 personnes auront ovationné cette drôle de chose. Lui n'a assisté qu'à la première et troisième représentation.
Ce spectacle a été enregistré et retransmis par Arte en 1993, j'avais la VHS que l'on m'a recopié en DVD donc j'ai le son ET l'image pour cette chronique enluminée.
Car, à mon sens, il faut VOIR ça pour le croire, cela vous permettrait de dépasser la difficulté d'écoute qu'est cette musique. Je m'explique : beaucoup de thèmes ont été composés pour et joués par le synclavier, d'une complexité telle qu'ils semblaient injouables par des humains, et ils sont ici restitués avec toutes les finesses de l'Ensemble c'est le cas de cette chose "The Girl In The Magnesium Dress", c'est l'orchestre qui a insisté auprès de Zappa pour que ce morceau soit présenté ici.
Quand le premier mouvement démarre c'est Zappa lui-même à la baguette et le sourire aux lèvres pour une "Intro" déjà bien barrée, et d'entrée on repère cette percussionniste asiatique, frapadingue et virtuose, au milieu de son laboratoire d'instruments qui va nous étonner vu l'importance du répertoire percussif du compositeur. Les thèmes proposés par la suite, déjà entendus au sein des divers orchestres polymorphes de Zappa, vont prendre ici une autre gueule que ce soit le superbe "Dog/Heat", l'ampleur magnifique de "Outrage At Valdez".
On ne ressortira pas indemne de certains passages ou le sériel le dispute au culotté, à la limite de la crispation totale des contrées sonores glaciales imaginées ici par les cuivres et les bois ou quand les cordes iront chercher des stridences ultimes au fond de leurs âmes. Musique élitiste ? Mais non ! C'est juste qu'il ne faut pas avoir froid aux yeux et si les oreilles vous brûlent c'est que vous n'êtes pas adepte de la noise, au sens propre du terme car si c'est gonflant c'est parce que c'est gonflé. C'est écrit par un balèze, loin du répertoire connu de l'homme aux solos de guitare incandescents. Mais je ne doute pas un instant de votre ouverture d'esprit, amis silencieux, vous qui vous beurrez le fond des esgourdes avec le Metal Machine Music du Reed ou l'Eskimo des Residents.
Avec "Be Bop Tango" on touche à ce qu'il y a de mieux dans Zappa, ça atomise, ça éclate de rire (c'est dans la partition), ça joue des coudes, le public exulte devant ce non-sens mis en scène.
"Quand la dernière usine décrépite aura déversé dans l'égout son produit raté, nous observerons abasourdis les habitants de l'Amérique Néo-parfaite dîner de rats, de caniches et de boulettes de polystyrène expansé flottant dans un brouet des égouts enrichi au tritium et faire griller les organes les moins abîmés des cadavres d'enfants sauvages abandonnés, qui s'accumulent depuis la récente interdiction totale de l'avortement"
Bien sûr si je vous raconte que sur "Foog Gathering In Post Industrial America", avec Zappa au pupitre qui nous présente "une petite merde" (dixit), on atteint un sommet de happening avec récitant en haut de forme, des mégaphones, des musiciens qui rampent sur le devant de la scène, des pistolets laser en plastique, des didgeridoos qui soufflent dans des bassines de flotte, me croirez-vous ?
Après un "Pound For Brown" enchanteur, "Get Whiskey" de la dentelle (le Zappa génial), au bout d'une heure trente le spectacle se termine sur un duo de danse acrobatique, un véritable corps à corps, mais là, nul besoin d'image, il suffit de fermer les yeux et de se laisser emporter par cette maestria qu'est "G-spot Tornado".
Alors Zappa rocker iconoclaste ou contemporain sous-estimé ?
A voir ce spectacle rare, on se rend compte aussi de la difficulté à jouer cette musique monstrueuse, la technique des instrumentistes et leur implication dans ce projet.
Bravo d'avoir imaginé ça, d'avoir pensé que c'était possible de le jouer, d'y être arrivé envers et contre tous et bravo à ces jeunes d'avoir su reconnaître dans ces tags sur la portée une profondeur qui n'était réservée alors qu'aux Varèse, Stravinsky, Boulez ou Stockhausen.
Nous tenions en Frank le vrai esprit rock : je ne sais pas jouer mais je fais de la guitare, je ne suis pas un compositeur mais je vais vous faire un opéra. Punk, non ?
Le regard qu'il porte sur nous sur cette pochette d'album exprime et laisse présager que Zappa connaît déjà la fin de l'histoire.
Il nous lâche le 4 décembre 93 à Laurel Canyon, chez lui.
Il disait : "Je crois que les grandes corporations vont éventuellement tuer la musique et les jeunes générations n'y verront que du feu, elles préféreront l'ersatz qui leur est proposé. C'est pour cela que je vous dis d'en profiter pendant qu'il est encore temps et de danser sur les ruines. C'est tragique." Perso, je danse toujours !
Il nous laisse 53 albums, dont 16 doubles & 3 triples...
Lui qui avait fait du "Le compositeur d'aujourd'hui ne veut pas mourir" de Varèse une de ses bannières et qui s'était battu toute sa vie pour faire entendre ses travaux de musique contemporaine (dès son 3eme vinyle, le dispensable Lumpy Gravy), il me semble important de parler de son dernier travail : en septembre 92, pour ces dernières apparitions scéniques où, la vidéo l'atteste en un témoignage poignant, le moustachu, les cheveux gris et la mine dévastée par le crabe, va diriger à la baguette quelques mouvements de ce requin jaune et finir dans les coulisses, sourire de gosse sur le visage et larmes aux yeux lors de l'ovation finale, ZAPPA A GAGNE SON PARI, sa musique sans règles et sans carcan existe et peut être jouée, mais il en crève.
Monté par l'Ensemble Modern, à la demande et sous la direction de Peter Rundel, pour l'ouverture du Festival de Musique Contemporaine de Francfort, le 17 septembre 1992, The Yellow Shark sera joué par un orchestre complet d'une trentaine de jeunes musiciens prêts à tout, n'ayant peur de rien. L'équipe a même pris à sa charge les frais de copiste, une petite fortune qui a déjà ruiné plus d'une fois le bonhomme. Prévu pour une unique représentation, il sera reconduit 9 fois et 20 0000 personnes auront ovationné cette drôle de chose. Lui n'a assisté qu'à la première et troisième représentation.
Ce spectacle a été enregistré et retransmis par Arte en 1993, j'avais la VHS que l'on m'a recopié en DVD donc j'ai le son ET l'image pour cette chronique enluminée.
Car, à mon sens, il faut VOIR ça pour le croire, cela vous permettrait de dépasser la difficulté d'écoute qu'est cette musique. Je m'explique : beaucoup de thèmes ont été composés pour et joués par le synclavier, d'une complexité telle qu'ils semblaient injouables par des humains, et ils sont ici restitués avec toutes les finesses de l'Ensemble c'est le cas de cette chose "The Girl In The Magnesium Dress", c'est l'orchestre qui a insisté auprès de Zappa pour que ce morceau soit présenté ici.
Quand le premier mouvement démarre c'est Zappa lui-même à la baguette et le sourire aux lèvres pour une "Intro" déjà bien barrée, et d'entrée on repère cette percussionniste asiatique, frapadingue et virtuose, au milieu de son laboratoire d'instruments qui va nous étonner vu l'importance du répertoire percussif du compositeur. Les thèmes proposés par la suite, déjà entendus au sein des divers orchestres polymorphes de Zappa, vont prendre ici une autre gueule que ce soit le superbe "Dog/Heat", l'ampleur magnifique de "Outrage At Valdez".
On ne ressortira pas indemne de certains passages ou le sériel le dispute au culotté, à la limite de la crispation totale des contrées sonores glaciales imaginées ici par les cuivres et les bois ou quand les cordes iront chercher des stridences ultimes au fond de leurs âmes. Musique élitiste ? Mais non ! C'est juste qu'il ne faut pas avoir froid aux yeux et si les oreilles vous brûlent c'est que vous n'êtes pas adepte de la noise, au sens propre du terme car si c'est gonflant c'est parce que c'est gonflé. C'est écrit par un balèze, loin du répertoire connu de l'homme aux solos de guitare incandescents. Mais je ne doute pas un instant de votre ouverture d'esprit, amis silencieux, vous qui vous beurrez le fond des esgourdes avec le Metal Machine Music du Reed ou l'Eskimo des Residents.
Avec "Be Bop Tango" on touche à ce qu'il y a de mieux dans Zappa, ça atomise, ça éclate de rire (c'est dans la partition), ça joue des coudes, le public exulte devant ce non-sens mis en scène.
"Quand la dernière usine décrépite aura déversé dans l'égout son produit raté, nous observerons abasourdis les habitants de l'Amérique Néo-parfaite dîner de rats, de caniches et de boulettes de polystyrène expansé flottant dans un brouet des égouts enrichi au tritium et faire griller les organes les moins abîmés des cadavres d'enfants sauvages abandonnés, qui s'accumulent depuis la récente interdiction totale de l'avortement"
Bien sûr si je vous raconte que sur "Foog Gathering In Post Industrial America", avec Zappa au pupitre qui nous présente "une petite merde" (dixit), on atteint un sommet de happening avec récitant en haut de forme, des mégaphones, des musiciens qui rampent sur le devant de la scène, des pistolets laser en plastique, des didgeridoos qui soufflent dans des bassines de flotte, me croirez-vous ?
Après un "Pound For Brown" enchanteur, "Get Whiskey" de la dentelle (le Zappa génial), au bout d'une heure trente le spectacle se termine sur un duo de danse acrobatique, un véritable corps à corps, mais là, nul besoin d'image, il suffit de fermer les yeux et de se laisser emporter par cette maestria qu'est "G-spot Tornado".
Alors Zappa rocker iconoclaste ou contemporain sous-estimé ?
A voir ce spectacle rare, on se rend compte aussi de la difficulté à jouer cette musique monstrueuse, la technique des instrumentistes et leur implication dans ce projet.
Bravo d'avoir imaginé ça, d'avoir pensé que c'était possible de le jouer, d'y être arrivé envers et contre tous et bravo à ces jeunes d'avoir su reconnaître dans ces tags sur la portée une profondeur qui n'était réservée alors qu'aux Varèse, Stravinsky, Boulez ou Stockhausen.
Nous tenions en Frank le vrai esprit rock : je ne sais pas jouer mais je fais de la guitare, je ne suis pas un compositeur mais je vais vous faire un opéra. Punk, non ?
Le regard qu'il porte sur nous sur cette pochette d'album exprime et laisse présager que Zappa connaît déjà la fin de l'histoire.
Il nous lâche le 4 décembre 93 à Laurel Canyon, chez lui.
Il disait : "Je crois que les grandes corporations vont éventuellement tuer la musique et les jeunes générations n'y verront que du feu, elles préféreront l'ersatz qui leur est proposé. C'est pour cela que je vous dis d'en profiter pendant qu'il est encore temps et de danser sur les ruines. C'est tragique." Perso, je danse toujours !
Il nous laisse 53 albums, dont 16 doubles & 3 triples...
Exceptionnel ! ! 19/20 | par Raoul vigil |
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