PJ Harvey
Let England Shake |
Label :
Island |
||||
Ce huitième album de PJ Harvey arrive comme un vrai cadeau. Non pas qu'on ne croyait plus en elle, mais qui aurait dit qu'elle parviendrait à sortir, près de 20 ans après son premier (et meilleur) disque, ni plus ni moins que son dauphin ?
Oui Let England Shake met au tapis son dernier grand écart en date, entre les velléités de retour aux sources de Uh Huh Her (correctes sans plus) et l'immaculée douceur de White Chalk, convaincante mais un peu facile. Il parvient même à faire oublier le très ambitieux (et très beau) To Bring You My Love. Parce que Let England Shake est l'image d'une VRAIE transformation, où la voix est parfois difficilement reconnaissable, où la coloration musicale de la chanteuse devient autre. C'est assez sidérant.
D'une certaine manière ce nouveau disque est une forme de fusion entre les inachevés Is This Desire et White Chalk. L'anglaise y trouve un équilibre parfait entre accords brillants, mélancoliques, et la chaleur de quelques cuivres qui font finalement plus office de samples que de véritables instruments. La production, toute en finesse, voire détachée (l'aspect percussif est nettement en retrait) apporte à l'ensemble une teinte cotonneuse, très aérienne, qui aide clairement à planer et profiter de la grande richesse harmonique de ces nouvelles compositions.
Let England Shake déstabilise au départ (les trompettes bizarres, l'apparent manque d'énergie), mais le trouble se mue rapidement en force majeure. Et après quelques écoutes, la beauté émerge naturellement pour s'imposer comme évidente. Clairement l'un des grands disques de ce début d'année. Audacieux, humble et véritablement enchanteur. On est sur un nuage !
Oui Let England Shake met au tapis son dernier grand écart en date, entre les velléités de retour aux sources de Uh Huh Her (correctes sans plus) et l'immaculée douceur de White Chalk, convaincante mais un peu facile. Il parvient même à faire oublier le très ambitieux (et très beau) To Bring You My Love. Parce que Let England Shake est l'image d'une VRAIE transformation, où la voix est parfois difficilement reconnaissable, où la coloration musicale de la chanteuse devient autre. C'est assez sidérant.
D'une certaine manière ce nouveau disque est une forme de fusion entre les inachevés Is This Desire et White Chalk. L'anglaise y trouve un équilibre parfait entre accords brillants, mélancoliques, et la chaleur de quelques cuivres qui font finalement plus office de samples que de véritables instruments. La production, toute en finesse, voire détachée (l'aspect percussif est nettement en retrait) apporte à l'ensemble une teinte cotonneuse, très aérienne, qui aide clairement à planer et profiter de la grande richesse harmonique de ces nouvelles compositions.
Let England Shake déstabilise au départ (les trompettes bizarres, l'apparent manque d'énergie), mais le trouble se mue rapidement en force majeure. Et après quelques écoutes, la beauté émerge naturellement pour s'imposer comme évidente. Clairement l'un des grands disques de ce début d'année. Audacieux, humble et véritablement enchanteur. On est sur un nuage !
Excellent ! 18/20 | par Jekyll |
Posté le 16 février 2011 à 14 h 06 |
Rappelez-vous ...
En 2007, PJ Harvey avait quitté notre monde pour s'engouffrer dans un univers immatériel. En ce début d'année, l'artiste du Dorset a de nouveau remis les pieds sur terre ... en l'an 1914.
Mais pourquoi se replonger si loin dans cette violente page de l'histoire de son pays ? Peut-être pour mieux comprendre les implications de ces évènements sur la situation politique actuelle, partagée entre des sentiments d'amour et de haine envers sa patrie. Le titre de l'album pourrait d'ailleurs se lire de deux manières différentes : l'Angleterre tremble ou l'Angleterre doit se réveiller.
Let England Shake est avant tout un incroyable texte, un roman, un formidable récit où les tranchées resurgissent, où les dents craquent dans des bouches pourries, où la guerre ne laisse que des enfants orphelins dans son sillage, où la terre, rouge-brun suinte de la couleur du sang.
Alors, album guerrier ? Non, parce que contrairement à ses débuts, PJ Harvey chante ces textes douloureux sur des mélodies accrocheuses et aériennes, ciselées par une instrumentation inattendue oscillante entre rock et chansons du folklore. Tout cela porté par une voix d'une puissance magistrale. Plutôt par des voix puisque l'une des caractéristiques de ce disque est la présence prégnante des voix de John Parish, Mick Harvey et Jean Marc Butty qui portent, soulignent, accompagnent admirablement celle de Poly Jean.
Musicalement l'album est d'une grande sobriété, mélangeant guitares et instruments anciens, caractérisé par une batterie très discrète. J'y retrouve une certaine réminiscence de White Chalk dans le coté décalé, désaccordé, léger. Le lyrisme est très présent, plus fort que jamais.
Plusieurs titres atteignent le sublime : "The Glorious Land", "On Battleship Hill", "In The Dark Places", "All And Eveyone", "The Word That Maketh Murder", "England". Hormis deux morceaux plus anecdotiques à mes oreilles, l'ensemble (très / trop court) est d'une cohérence et d'une qualité impressionnante. PJ Harvey a voulu s'engager avec le monde et s'efface en faveur de ce récit (la très belle pochette de l'album est d'ailleurs la première ou la grande dame n'y apparaît pas).
PJ Harvey ne connaît pas la ligne droite. Son parcours est définitivement sinueux, hors du temps, rarement dans le ton de l'époque mais plutôt dans une quête personnelle qui semble inébranlable. Let England Shake est une œuvre totale, d'une sincérité redoutable, d'une beauté vénéneuse. MAGISTRAL.
En 2007, PJ Harvey avait quitté notre monde pour s'engouffrer dans un univers immatériel. En ce début d'année, l'artiste du Dorset a de nouveau remis les pieds sur terre ... en l'an 1914.
Mais pourquoi se replonger si loin dans cette violente page de l'histoire de son pays ? Peut-être pour mieux comprendre les implications de ces évènements sur la situation politique actuelle, partagée entre des sentiments d'amour et de haine envers sa patrie. Le titre de l'album pourrait d'ailleurs se lire de deux manières différentes : l'Angleterre tremble ou l'Angleterre doit se réveiller.
Let England Shake est avant tout un incroyable texte, un roman, un formidable récit où les tranchées resurgissent, où les dents craquent dans des bouches pourries, où la guerre ne laisse que des enfants orphelins dans son sillage, où la terre, rouge-brun suinte de la couleur du sang.
Alors, album guerrier ? Non, parce que contrairement à ses débuts, PJ Harvey chante ces textes douloureux sur des mélodies accrocheuses et aériennes, ciselées par une instrumentation inattendue oscillante entre rock et chansons du folklore. Tout cela porté par une voix d'une puissance magistrale. Plutôt par des voix puisque l'une des caractéristiques de ce disque est la présence prégnante des voix de John Parish, Mick Harvey et Jean Marc Butty qui portent, soulignent, accompagnent admirablement celle de Poly Jean.
Musicalement l'album est d'une grande sobriété, mélangeant guitares et instruments anciens, caractérisé par une batterie très discrète. J'y retrouve une certaine réminiscence de White Chalk dans le coté décalé, désaccordé, léger. Le lyrisme est très présent, plus fort que jamais.
Plusieurs titres atteignent le sublime : "The Glorious Land", "On Battleship Hill", "In The Dark Places", "All And Eveyone", "The Word That Maketh Murder", "England". Hormis deux morceaux plus anecdotiques à mes oreilles, l'ensemble (très / trop court) est d'une cohérence et d'une qualité impressionnante. PJ Harvey a voulu s'engager avec le monde et s'efface en faveur de ce récit (la très belle pochette de l'album est d'ailleurs la première ou la grande dame n'y apparaît pas).
PJ Harvey ne connaît pas la ligne droite. Son parcours est définitivement sinueux, hors du temps, rarement dans le ton de l'époque mais plutôt dans une quête personnelle qui semble inébranlable. Let England Shake est une œuvre totale, d'une sincérité redoutable, d'une beauté vénéneuse. MAGISTRAL.
Exceptionnel ! ! 19/20
Posté le 24 novembre 2011 à 11 h 39 |
Voilà une vingtaine d'années que Polly Jean Harvey suit sa route, à son rythme. De ses débuts rageurs et indés à un rock british puissant, du blues à d'autres essais encore, elle semble ne s'être jamais ancrée dans un genre plus de deux disques. L'année 2007 fait dériver sa carrière, abandonnant sur White Chalk la guitare électrique qui servait de tronc à son œuvre. Depuis, le rythme s'est accéléré, changeant de disque en disque, comme plus pressée ou lassée plus vite. Elle retrouve sur son dernier opus sa chère guitare, mais elle n'est plus qu'une côte d'un squelette complet. Ne reste du passé que sa personne, qui continue d'imbiber ses albums d'une même liqueur.
Elle dévoilait dans White Chalk l'aspect le plus noir de sa personnalité, sa mélancolie intime, son mal de vivre. Ses peines, au premier plan, étaient soupirées à bout de force. Sur Let England Shake, elle semble pleine d'une énergie nouvelle. La peine est toujours là, mais ce n'est plus la même. Celle-ci lui est moins personnelle, plus universelle au contraire. Elle la combat avec rage. Là où l'ambiance de White Chalk était lourde et lointaine, elle est maintenant claire et puissante. Les textes sont des récits de guerre, passées et présentes, vues par un regard qui se demande comment aimer la terre, lorsqu'elle est partout imprégnée du sang des batailles.
On est d'emblée frappé par le son nouveau qu'elle nous délivre. Les structures des chansons s'éloignent des formes pop conventionnelles, construisant plutôt des morceaux où se succèdent diverses mélodies. Elle semble vouloir capter la multitude d'émotions engendrées par son récit. Dans une interview donnée à l'express en février 2011, elle avoue avoir adopté une manière nouvelle d'écrire, qui lui est originale. Recluse dans une église de son Dorset natal, elle n'est venue que munie de quelques textes et bouts de mélodies. Entourée d'une trentaine d'instruments divers, elle s'est laissée menée par l'envie du moment, faisant une grande place à l'improvisation. En témoignent les textes du livret, différent de ceux chantés, comme montrés sous leur forme primitive.
Ses vieux compères, Mick Harvey (ex Bad seeds), Jean-Marc Butty (ex Venus) et John Parish (déjà auteur de deux albums avec elle), l'accompagnent et font sonner l'ensemble comme l'œuvre d'un groupe, plus que celui d'une artiste seule. Avec peu de matière première, ils s'expriment à leur gré, et parfois même la guident. Le meilleur exemple reste "The Colour of the Earth", où Polly abandonne le chant à Mick Harvey, pour finalement le rejoindre en choriste. Chacun trouve sa place, et amène avec lui une foule d'invités inattendus.
Ils jouent une variété d'instruments venus de toutes époques et origines. On croise ainsi un saxophone et des trompettes, aux côtés d'un piano et de cordes électriques. L'autoharpe, au cœur du projet, continue à lui donner son aspect si singulier. Cette variation américaine de la cithare, utilisée principalement dans le bluegrass, rend un son oublié que des doigts jeunes ne peuvent que réinventer. Quand à la guitare, rare, elle intervient sereinement, comme aux retrouvailles avec une vieille amie. On aboutit à un mélange de genres anciens, qui ne peut être que moderne puisqu'il est nouveau.
Ce disque parait tourné vers l'ouverture. En premier lieu, l'évolution du style rend l'objet abordable à un public élargi. De plus, ses sombres histoires personnelles se sont muées en un chant pluriel, appelant avec elle toute une parcelle des chants du monde. Les instruments, choisis sans autre souci que celui de leur son, créent des mélodies exotiques venues de tout pays. De nombreuses influences se succèdent, ainsi que samples et reprises. S'accordent une plainte arabe, un reggae traditionnel, un morceau de Sting. Les textes s'inspirent parfois de poèmes russes, ou l'on entend une marche jouée par les gardes irlandais de l'armée anglaise. Elle trouve partout un écho à son chant, dans les folklores les plus simples et ancestraux. Malgré tout, une tonalité commune couvre le tout. Aucun instrument ou influence ne l'emporte sur les autres, mais ils concourent au contraire à la cohésion de l'ensemble. Reste à se demander où est Polly dans tout ça. Mais on la retrouve finalement, dans son jeu, les accents de sa voix, et les sentiments contraires qui agitent le disque.
Let England Shake parle de guerre. Si les mots en sont une preuve évidente, la musique n'est pas en reste. Si ce n'est la marche militaire sur "The glorious Land", il plane tout au long du disque comme un élan martial. Les cuivres et percussions chargent, tandis que l'autoharpe joue un bluegrass d'assaut. Le rythme, rapide et entraînant, invite au mouvement. Les textes sont courts pour la plupart, mais les vers sont étirés et répétés, comme des idées entêtantes. Il y a ici de la force dans le tragique, de la colère, là où le drame de White Chalk s'exprimait à bout de souffle. Les situations simples décrites ne sont pas désespérantes, mais inacceptables. Les batailles sont plus évoquées que les guerres elles-mêmes, dans leur aspect le plus sanglant et le moins héroïque. C'est une marche absurde au massacre, où les soldats ne sont jamais blâmés mais toujours plaints.
Et les proches, ceux qui restent après la guerre, qui reçoivent une lettre ou portent un cercueil vides, sont toutes ses victimes. Polly se joint à eux, et évoque un passé inoubliable et traumatisant. Elle aborde une douleur inaltérable, et parle finalement moins de guerre que de ce qu'elle laisse aux vivants. Des champs de bataille, à perte de vue, s'étendent partout sur son passage. Ils lui reviennent en tête comme les vieilles mélodies. Ils se glissent, inlassables, devant ses yeux, pour la hanter de leur passé. Un rien appelle au souvenir et à sa colère.
Polly revient au pays.
Revenue de la Meuse, de l'Irak et de ses champs de batailles intimes, elle rentre en Angleterre. Mais elle trouve sur des terres inchangées un ciel de grisaille. Le pays tant aimé, pour qui tous les soldats se battent et rêvent, ne parvient pas leur réchauffer le cœur. Ils continuent de frissonner, dévorés par des traumatismes faits en ce nom qu'ils chérissaient tant. Ils en ont découvert le prix sanglant et absurde, les racines ancrées dans une terre qui l'emporte toujours sur l'homme. Bientôt, quand les deux camps se sont exterminés, l'odeur du thym revient dans la plaine et recouvre celle du sang ("On Battleship Hills"). Puis un promeneur s'égarant, plein de souvenir, retrouve dans cette odeur l'évocation du massacre.
Elle croise ainsi la même plainte, où que la mènent ses pas. En arabe ou en russe, d'autres pleurent leurs champs de bataille. Alors, autant retourner dans sa campagne anglaise, et leur joindre un chant de son pays, de ses erreurs. Elle dévoilait sur "California Leaving", dans son précédent disque en collaboration avec John Parish, son désir de partir. Peu avant, la chanson "White Chalk" scandait son attachement à son milieu natal. De retour, sa voix a changé, parait moins contenue, plus brute et avec l'accent local. Les mélodies restent très pops, très anglaises. Claires et entraînantes, elles ont un élan qui pousse à leurs fins avec voracité. Au fond, l'horreur de la guerre semble prise dans autre chose de plus vaste, qui les dépasse. Malgré sa rancœur, Polly continue d'aimer sa patrie d'un amour fou. Ses doigts et sa gorge s'emballent à son évocation. Si elle crie si fort, c'est qu'il lui est intolérable d'associer ces souvenirs à sa terre si belle et majestueuse.
Et sa voix résonne dans cet horizon. L'écho, rendu naturellement par l'acoustique de l'église où ils enregistrent, semble en dépasser les murs. Comme un grondement de tonnerre qui a tout le ciel pour s'étirer, la musique traverse l'atmosphère de colline en colline. On entend les notes disparaître, doucement, et rendre une forte impression de lointain et d'étendue. Le groupe, libre d'improviser, s'inspire du paysage, et paraît jouer le temps qu'il fait. Une météo à la fois lumineuse et orageuse, mêlée de majesté et de mémoire. Un horizon pastoral, où Polly retrouve ses origines et se sent à l'aise. Elle n'a plus à s'adapter, mais peut se montrer dans sa simplicité première. De rockeuse sombre, elle s'est muée en bergère jouant les airs folkloriques de chez elle, le temps que le troupeau paisse. Sa musique a gagné quelque chose de primaire, d'essentiel. La terre, finalement, l'emporte aussi sur elle.
Let England Shake est une marche de retour au pays. Après l'horreur les soldats survivant, démobilisés, retrouvent leur foyer. Mais ils portent encore la guerre en eux. Partis enfin du terrible front, ils découvrent une vie bien plus amère qu'à son arrivée. Alors ils crient leur douleur à la terre, qui ne la retient pas, et ne peut être haïe autant qu'aimée.
Il y a beaucoup de puissance dans ce disque, et de nombreuses directions. S'il nous emporte aisément à sa découverte, on finit peu à peu par manquer de souffle. Appelant à une consommation boulimique, ces mélodies simples ne veulent plus nous quitter. Les émotions, poussées à bout, arrivent vite à un paroxysme, et on se sent obligé d'aller respirer sous un autre air. Pourtant, comme son prédécesseur, ce disque comble certains vides jusque là ignorés, qui deviennent impossible à remplir autrement. Sous d'autres ciels, on se prend nous aussi à vouloir rentrer au bercail, retrouver sa lumière. On reste finalement comme l'ancien fumeur, qui garde toujours en lui le geste et le désir.
Elle dévoilait dans White Chalk l'aspect le plus noir de sa personnalité, sa mélancolie intime, son mal de vivre. Ses peines, au premier plan, étaient soupirées à bout de force. Sur Let England Shake, elle semble pleine d'une énergie nouvelle. La peine est toujours là, mais ce n'est plus la même. Celle-ci lui est moins personnelle, plus universelle au contraire. Elle la combat avec rage. Là où l'ambiance de White Chalk était lourde et lointaine, elle est maintenant claire et puissante. Les textes sont des récits de guerre, passées et présentes, vues par un regard qui se demande comment aimer la terre, lorsqu'elle est partout imprégnée du sang des batailles.
On est d'emblée frappé par le son nouveau qu'elle nous délivre. Les structures des chansons s'éloignent des formes pop conventionnelles, construisant plutôt des morceaux où se succèdent diverses mélodies. Elle semble vouloir capter la multitude d'émotions engendrées par son récit. Dans une interview donnée à l'express en février 2011, elle avoue avoir adopté une manière nouvelle d'écrire, qui lui est originale. Recluse dans une église de son Dorset natal, elle n'est venue que munie de quelques textes et bouts de mélodies. Entourée d'une trentaine d'instruments divers, elle s'est laissée menée par l'envie du moment, faisant une grande place à l'improvisation. En témoignent les textes du livret, différent de ceux chantés, comme montrés sous leur forme primitive.
Ses vieux compères, Mick Harvey (ex Bad seeds), Jean-Marc Butty (ex Venus) et John Parish (déjà auteur de deux albums avec elle), l'accompagnent et font sonner l'ensemble comme l'œuvre d'un groupe, plus que celui d'une artiste seule. Avec peu de matière première, ils s'expriment à leur gré, et parfois même la guident. Le meilleur exemple reste "The Colour of the Earth", où Polly abandonne le chant à Mick Harvey, pour finalement le rejoindre en choriste. Chacun trouve sa place, et amène avec lui une foule d'invités inattendus.
Ils jouent une variété d'instruments venus de toutes époques et origines. On croise ainsi un saxophone et des trompettes, aux côtés d'un piano et de cordes électriques. L'autoharpe, au cœur du projet, continue à lui donner son aspect si singulier. Cette variation américaine de la cithare, utilisée principalement dans le bluegrass, rend un son oublié que des doigts jeunes ne peuvent que réinventer. Quand à la guitare, rare, elle intervient sereinement, comme aux retrouvailles avec une vieille amie. On aboutit à un mélange de genres anciens, qui ne peut être que moderne puisqu'il est nouveau.
Ce disque parait tourné vers l'ouverture. En premier lieu, l'évolution du style rend l'objet abordable à un public élargi. De plus, ses sombres histoires personnelles se sont muées en un chant pluriel, appelant avec elle toute une parcelle des chants du monde. Les instruments, choisis sans autre souci que celui de leur son, créent des mélodies exotiques venues de tout pays. De nombreuses influences se succèdent, ainsi que samples et reprises. S'accordent une plainte arabe, un reggae traditionnel, un morceau de Sting. Les textes s'inspirent parfois de poèmes russes, ou l'on entend une marche jouée par les gardes irlandais de l'armée anglaise. Elle trouve partout un écho à son chant, dans les folklores les plus simples et ancestraux. Malgré tout, une tonalité commune couvre le tout. Aucun instrument ou influence ne l'emporte sur les autres, mais ils concourent au contraire à la cohésion de l'ensemble. Reste à se demander où est Polly dans tout ça. Mais on la retrouve finalement, dans son jeu, les accents de sa voix, et les sentiments contraires qui agitent le disque.
Let England Shake parle de guerre. Si les mots en sont une preuve évidente, la musique n'est pas en reste. Si ce n'est la marche militaire sur "The glorious Land", il plane tout au long du disque comme un élan martial. Les cuivres et percussions chargent, tandis que l'autoharpe joue un bluegrass d'assaut. Le rythme, rapide et entraînant, invite au mouvement. Les textes sont courts pour la plupart, mais les vers sont étirés et répétés, comme des idées entêtantes. Il y a ici de la force dans le tragique, de la colère, là où le drame de White Chalk s'exprimait à bout de souffle. Les situations simples décrites ne sont pas désespérantes, mais inacceptables. Les batailles sont plus évoquées que les guerres elles-mêmes, dans leur aspect le plus sanglant et le moins héroïque. C'est une marche absurde au massacre, où les soldats ne sont jamais blâmés mais toujours plaints.
Et les proches, ceux qui restent après la guerre, qui reçoivent une lettre ou portent un cercueil vides, sont toutes ses victimes. Polly se joint à eux, et évoque un passé inoubliable et traumatisant. Elle aborde une douleur inaltérable, et parle finalement moins de guerre que de ce qu'elle laisse aux vivants. Des champs de bataille, à perte de vue, s'étendent partout sur son passage. Ils lui reviennent en tête comme les vieilles mélodies. Ils se glissent, inlassables, devant ses yeux, pour la hanter de leur passé. Un rien appelle au souvenir et à sa colère.
Polly revient au pays.
Revenue de la Meuse, de l'Irak et de ses champs de batailles intimes, elle rentre en Angleterre. Mais elle trouve sur des terres inchangées un ciel de grisaille. Le pays tant aimé, pour qui tous les soldats se battent et rêvent, ne parvient pas leur réchauffer le cœur. Ils continuent de frissonner, dévorés par des traumatismes faits en ce nom qu'ils chérissaient tant. Ils en ont découvert le prix sanglant et absurde, les racines ancrées dans une terre qui l'emporte toujours sur l'homme. Bientôt, quand les deux camps se sont exterminés, l'odeur du thym revient dans la plaine et recouvre celle du sang ("On Battleship Hills"). Puis un promeneur s'égarant, plein de souvenir, retrouve dans cette odeur l'évocation du massacre.
Elle croise ainsi la même plainte, où que la mènent ses pas. En arabe ou en russe, d'autres pleurent leurs champs de bataille. Alors, autant retourner dans sa campagne anglaise, et leur joindre un chant de son pays, de ses erreurs. Elle dévoilait sur "California Leaving", dans son précédent disque en collaboration avec John Parish, son désir de partir. Peu avant, la chanson "White Chalk" scandait son attachement à son milieu natal. De retour, sa voix a changé, parait moins contenue, plus brute et avec l'accent local. Les mélodies restent très pops, très anglaises. Claires et entraînantes, elles ont un élan qui pousse à leurs fins avec voracité. Au fond, l'horreur de la guerre semble prise dans autre chose de plus vaste, qui les dépasse. Malgré sa rancœur, Polly continue d'aimer sa patrie d'un amour fou. Ses doigts et sa gorge s'emballent à son évocation. Si elle crie si fort, c'est qu'il lui est intolérable d'associer ces souvenirs à sa terre si belle et majestueuse.
Et sa voix résonne dans cet horizon. L'écho, rendu naturellement par l'acoustique de l'église où ils enregistrent, semble en dépasser les murs. Comme un grondement de tonnerre qui a tout le ciel pour s'étirer, la musique traverse l'atmosphère de colline en colline. On entend les notes disparaître, doucement, et rendre une forte impression de lointain et d'étendue. Le groupe, libre d'improviser, s'inspire du paysage, et paraît jouer le temps qu'il fait. Une météo à la fois lumineuse et orageuse, mêlée de majesté et de mémoire. Un horizon pastoral, où Polly retrouve ses origines et se sent à l'aise. Elle n'a plus à s'adapter, mais peut se montrer dans sa simplicité première. De rockeuse sombre, elle s'est muée en bergère jouant les airs folkloriques de chez elle, le temps que le troupeau paisse. Sa musique a gagné quelque chose de primaire, d'essentiel. La terre, finalement, l'emporte aussi sur elle.
Let England Shake est une marche de retour au pays. Après l'horreur les soldats survivant, démobilisés, retrouvent leur foyer. Mais ils portent encore la guerre en eux. Partis enfin du terrible front, ils découvrent une vie bien plus amère qu'à son arrivée. Alors ils crient leur douleur à la terre, qui ne la retient pas, et ne peut être haïe autant qu'aimée.
Il y a beaucoup de puissance dans ce disque, et de nombreuses directions. S'il nous emporte aisément à sa découverte, on finit peu à peu par manquer de souffle. Appelant à une consommation boulimique, ces mélodies simples ne veulent plus nous quitter. Les émotions, poussées à bout, arrivent vite à un paroxysme, et on se sent obligé d'aller respirer sous un autre air. Pourtant, comme son prédécesseur, ce disque comble certains vides jusque là ignorés, qui deviennent impossible à remplir autrement. Sous d'autres ciels, on se prend nous aussi à vouloir rentrer au bercail, retrouver sa lumière. On reste finalement comme l'ancien fumeur, qui garde toujours en lui le geste et le désir.
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