The Beatles
Please Please Me |
Label :
Parlophone |
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Le jour le plus long
Dans la banlieue nord de Londres, le 11 mars 1963 est froid et gris. Pour ne rien arranger, on est lundi et George Martin est en retard. Ou plutôt, il est en avance mais comme il aurait aimé arriver encore plus en avance, il se retrouve en retard par rapport à son avance. Quand il s'engouffre dans la cabine du studio 2, l'horloge affiche déjà 8 heures. Norm est déjà à son poste et remue le couteau.
— Vous êtes en avance, George.
Les deux employés d'EMI sont le jour et la nuit. George est grand, impassible et, malgré ses 37 ans, a l'allure d'un vieux sage. Norman est plus trapu, plus nerveux, plus bavard. Il a une main qui tripote les curseurs de sa console, l'autre qui fait trembloter son café. Ses manches sont retroussés et sa cravate desserrée. Cela fait une heure qu'il fait des allers retours entre le studio et la cabine. D'abord, il s'est débarrassé des paravents sensés séparer chaque musicien. Il sait bien que c'est contre le règlement intérieur mais George ne lui en tient pas rigueur. C'est la troisième fois qu'ils sont réunis pour s'occuper de ce client et ils savent bien que ce client se fiche royalement du règlement. Alors Norm s'adapte. Il improvise. C'est pour ça qu'on le paye. Et George encourage. Et supervise. C'est sa réputation qui est en jeu. Alors lui aussi retrousse ses manches et se sert un café.
À neuf heures, tout est prêt pour l'arrivée des garçons. Les garçons arrivent un peu avant dix heures. Tandis que l'étrange géant qui leur sert d'homme à tout faire sort leur matériel du van, leur chauffeur tient à s'excuser. Ils étaient à Liverpool et il y avait du brouillard.
— Arrête de raconter n'importe quoi et viens me filer un coup de main Neil !
— Commence pas à râler Mal... Et si tu casses cet ampli, t'as intérêt à le payer !
Chargé de numéroter les bandes, Richard Langham a plus l'impression d'assister à un sketch qu'au début d'une session professionnelle. Il est particulièrement surpris de voir l'état des amplis abîmés par de nombreuses semaines de tournée à travers le pays. Mais ce n'est rien comparé à l'état du chanteur.
— Je ne vous serre pas la main monsieur Martin, vous risqueriez de tomber malade.
Perturbé, l'imperturbable producteur se tourne vers l'adulte accompagnateur.
— Juste un gros rhume, le rassure Brian Epstein. Pas de quoi s'inquiéter.
Le manager a toujours les manières impeccables et le sourire en coin qui ont convaincu George et son équipe d'enregistrer les deux premiers singles des garnements. Alors que l'Angleterre a été prise de court par le succès de "Love Me Do" et "Please Please Me", Brian semble avoir tout prévu depuis sa première visite au Cavern Club. Son plan se déroule comme sur des roulettes et il est temps de passer à la vitesse supérieure. Il est dix heures.
Lennon/McCartney
Le casting est impeccable : Paul McCartney est équipé de sa fidèle basse Hofner, John Lennon de sa Rickenbacker, George Harrison a le choix entre sa Gibson électro-acoustique ou sa Gretsch de 57 et Ringo Starr est installé derrière son kit Premier. Mais par quoi on commence ? Ce ne sont pas les chansons qui manquent : des coups de cœur Motown, des reprises rodées sur les scènes d'Hambourg et de Liverpool et puis des compos. C'est la meilleure décision qu'a pris George Martin lorsqu'il a rencontré les Beatles : les laisser écrire et enregistrer leurs propres créations. C'est le meilleur moyen de sortir de la masse de groupe à grosse influence américaine et le public ne s'y est pas trompé. Mais George ne s'attendait pas à ce que les garçons reviennent le voir avec autant de trouvailles dans leurs valises de tournée. Où trouvent-t-il le temps de pondre tout ça ?
— Celle-ci, on l'a écrite chez moi, explique gentiment le plus poli des quatre avant de chantonner une mélodie aérienne.
La méthode Lennon/McCartney est diablement efficace. Depuis leur rencontre en 57, John aime bien aller chez Paul parce que Paul a un piano et un père bienveillant. Assis l'un en face de l'autre, ils font tourner leurs tubes favoris jusqu'à donner naissance aux leurs. Celui-ci, ils en sont fiers, c'est probablement ce qu'ils ont écrit de plus personnel. D'ailleurs, il se pourrait bien que John soit à l'origine de cette mélancolie et que ce narrateur à la recherche d'un endroit où il peut s'abriter quand il se sent "low and blue" soit un double de l'orphelin sensible qu'il cache sous une tonne d'ironie et d'exubérance. Quand Mal termine enfin son installation, chacun trouve sa place. Ce n'est pas difficile puisqu'en enlevant les paravents, Norman a recrée les dimensions d'une scène de concert. Au départ, George Martin a même contemplé l'idée de foutre un 4 pistes sous les planches de la Cavern mais le compromis de son ingé-son apparaît bien plus pratique. Proches les uns des autres, les Beatles sont dans leur élément. C'est Paul qui donne le signal. One, two, three, four. C'est John qui chante le plus fort. On ne sait pas trop qui est le leader de ce groupe. Sur le refrain, ils ne font plus qu'un. La première prise est correcte si ce n'est quelques hésitations du guitariste. C'est le cadet du groupe et on lui demande d'aller dans un coin pour répéter. Quand il revient, c'est la voix de John qui se noie dans son angine. Durant la 9ème prise, c'est autour de Paul de fatiguer. La frustration monte mais jamais les esprits ne s'échauffent. Il y a un sourire collé sur la drôle de tronche du batteur, des encouragements à chaque raté et un pour tous tous pour un. Au bout d'une heure d'harmonies délicieuses, le tour est quasiment joué. Après confirmation, Richard Langham écrit "There's a Place" sur la bande. La première chanson de la journée est dans la boîte.
One Two Three FAW!
— "Seventeen", première prise, annonce Norm d'un air blasé.
— Attendez, interrompt son supérieur. Vous avez pas un meilleur titre ?
Pour l'instant non. Mais plus tard, le morceau qui ouvrira l'album et à jamais la discographie des Beatles s'intitulera "I Saw Her Standing There". Et là encore, on a beau l'avoir jouer un tas de fois live, c'est plus galère que prévu de retranscrire l'énergie de ce bouillon rock'n'roll. Plus tard, Paul avouera avoir piqué la ligne de basse à Chuck Berry. C'est le coup de génie des petits gars de Liverpool. Avoir su puiser un tas d'idées de l'autre côté de l'Atlantique (les Coasters, "When the Saint") et avoir su les mélanger si bien que le résultat les transcende. Mais pour l'instant, on est loin d'avoir conquis l'Amérique et on patauge tellement à la recherche du rythme idéal que le déjà ultra-perfectionniste Paul commence à s'agacer. En fait, la première prise était la bonne. George Martin demande à Langham de la mettre de côté, il suffira d'y ajouter le dernier compte à rebours explosif d'un Macca en colère pour avoir la plus belle intro du rock depuis le "Blue Suede Shoes" du King.
Milk and Honey
Mais pas question pour les petits princes de se reposer sur leurs lauriers : plutôt que prendre une pause déjeuner bien mérité, ils décident d'en profiter pour peaufiner leur stratégie de conquête internationale. Ils exigent seulement quelques briquettes de lait. Vers treize heures, George, Norm et Richard traversent la rue pour aller savourer une tarte accompagnée d'une bonne pinte.
— Comment vous les trouvez, demande le producteur entre deux bouchées.
— Moins dissipés qu'à l'automne, remarque Norm.
— Et moins solides, j'en ai bien peur, conclut George avant de demander la facture à un serveur qui aurait pu dire "j'y étais" si seulement il avait su ce qui se tramait à quelques mètres.
À leur retour, les briques de laits sont terminées et les quatre musiciens sont toujours au boulot. Pas de repos pour les braves.
Rien de tel qu'une reprise pour se redonner confiance. Mais laquelle ? Le répertoire scénique des Beatles est rempli d'hommages rockab, doo-wop, soul et skiffle (cf: les deux formidables volumes des Live at the BBC). Face à l'indécision et après avoir singé sans succès le tube "Besame Mucho" et une vieillerie de Marlene Dietrich, Brian Epstein suggère "A Taste of Honey", un classique de Broadway. Homme de goût, le manager sait qu'inclure une ballade adulte et sophistiquée est un bon moyen de prouver la versatilité de ses poulains. Éduqué par un papa passionné de vieilles rengaines d'après-guerre, Paul ne se fait pas prier pour crooner le temps de cinq prises. Ses camarades assurent poliment les chœurs même si, en regardant de plus près, on peut surprendre John en train de faire la grimace.
Il n'est pourtant pas le dernier à s'émouvoir de ringardises et de souvenirs d'enfants. Peu de temps avant de mourir, il confiera à Playboy que sa mère lui a appris à chanter à l'aide de comptines extraites de Blanche-Neige. Ainsi, "I'm Wishing" devient "Do You Want to Know A Secret?" et c'est grâce à l'écurie Walt Disney par l'intermédiaire de Julia Lennon puis de son fils que George Harrison hérite de son premier tour de chant sur disque. Un exercice que le jeune guitariste toujours un peu ronchon ne trouve pas particulièrement amusant. Autant il adore piailler du Chuck Berry en concert, autant s'appliquer pour un truc aussi mielleux, c'est au-delà de sa bonne volonté. N'empêche, soutenu par les "doo-dah-doo" de ses camarades gentiment condescendants, il viendra à bout de sa corvée en s'y reprenant à huit fois. George a beau se lamenter, la fragilité de son organe a du bon : on avait rarement capturé autant d'innocence et de fébrilité adolescente en mono. Pour l'instant.
Fignolages
L'heure du thé est aussi celui des fignolages. Plutôt que de lancer sur leur bonne lancée du début d'après-midi, des Beatles très professionnels préfèrent prendre le temps d'améliorer ce qu'ils viennent d'enregistrer. Est-ce pour impressionner un George Martin qui est encore le professeur à convaincre ? Est-ce l'idée de McCartney qui regarde la cabine avec envie et se voit déjà peut-être à la place de son mentor ? En tout cas, c'est bien le producteur qui orchestre les améliorations et exerce encore un véritable contrôle sur le groupe. Lucide, il demande à Paul de doubler sa voix sur "Taste of Honey", à John de recouvrir la guitare de George d'une couche d'harmonica sur "There's a Place" et entraîne tout le monde dans une séance de clappement de mains pour donner encore plus de peps au morceau d'intro. Le tout se fait dans une ambiance bon enfant où s'enchaîne les blagues, les imitations et autres loufoqueries qui font le charme du quatuor et seront capturées quelques mois plus tard dans leur premier film. Même Ringo se montre à l'écoute de Tonton George, peu rancunier d'avoir été recalé lorsque le producteur avait choisi un batteur jugé plus compétent pour accompagner "Love Me Do". Devenu étonnement populaire auprès des fans (excepté ceux de Pete Best), l'aîné des Beatles sait de toute façon que sa place n'est plus en jeu et que, cette place, elle est derrière les futs, solide et discret. Aujourd'hui, il fait le job et est celui qui s'est le moins planté.
It's gonna be a drag
— George, tu vas me nettoyer tes cordes et jouer un peu moins fort.
Décidément, c'est pas sa journée à Harrison. On dirait que le père Martin s'acharne sur lui. Elle est super dure à exécuter la descente d'accords de "Misery". Sur la deuxième prise, il a joué désaccordé. Sur la sixième, il a improvisé de superbes envolées avec Ringo mais le producteur a jugé ça superflu. Après la septième, on a fini par lui dire de laisser tomber et que George Martin allait doubler ça au piano plus tard. Tout ça pour une compo que John et Paul ont écrit pour se faire du fric en l'offrant à Helen Shapiro et dont Helen Shapiro n'a même pas voulu. Regardez-les en train d'accentuer leurs accents sur les refrains et de faire leur numéro. Même pas ils prennent sa défense. Juste quelques encouragements d'un Paul qui sait mieux jouer mieux que tout le monde. Il était temps de faire une pause ou George aurait perdu patience. Et alors qu'ils s'empiffrent en vitesse dans la cantine lugubre d'EMI, lui et ses camarades sont légèrement inquiets. Le plus gros de l'album reste à enregistrer et les minutes défilent sur les grosses pendules. Brian a beau leur dire que tout va bien, ils aimeraient que tout soit plus facile. Surtout que John est tout pâle.
La nuit tombe en même temps que la fatigue. Les ventres sont rassasiés et la digestion est difficile. Et plutôt que de rattraper le temps perdu, les Beatles vont en perdre davantage. Ça part pourtant d'une bonne intention mais les bonnes intentions de Paul sont parfois des pièges dans lesquels on passera des heures à faire, refaire et rerefaire (ce n'est que la première manifestation d'un symptôme qui s'aggravera des années plus tard quand il faudra s'échiner sur "Ob-La-Di, Ob-La-Da" et "Maxwell's Silver Hammer"). Ce soir, le traquenard s'appelle "Hold Me Tight", une compo toute fraîche. Dans ses notes de sessions, Richard Langham décrit les treize prises comme un long calvaire de faux départs, ratages en tout genre et incapacité à maintenir un semblant de rythme. Paul finit par jeter l'éponge mais finira par soudoyer ses camarades pour s'y remettre lors de l'enregistrement du prochain album. Ce qu'il aurait aimé voir devenir un single restera donc un morceau de remplissage aussi charmant que maladroit sur With the Beatles. Et un détour inutile alors qu'il est déjà 8 heures.
— Jamais ils finiront à temps, déclare Neil qui sirote son dixième café de la journée dans la cage d'escalier.
— On parie combien ?, lui rétorque Mal, toujours prêt à soutenir la team locale.
Ces deux là sont en train d'apprendre leur métier de septième et huitième Beatles.
Le Roi Arthur
Plutôt que d'aller se brûler les ailes sur des compos faiblardes, mieux vaut se reposer sur de solides reprises. "A Taste of Honey" était un travail de commande mais cette fois, John choisit son répertoire et pioche dans le catalogue d'une de ses idoles. Arthur Alexander est un chanteur noir qui mêle soul et country dans les studios de Nashville depuis le début de la décennie. Les Beatles ont déjà adoptés son "Soldier of Love" et "Shot of Rythm and Blues" et c'est donc tout naturellement que, d'humeur romantique, John décide de s'attaquer à "Anna (Go to Him)", une romance à la Lennon puisqu'il s'agit d'une complainte existentielle matinée d'un gentil machisme (dans le même genre, voir aussi "Girl" pour le meilleur ou "Run For Your Life" pour le pire). Le rythme de l'original est joliment bizarre et, incapable de le recopier, George et Ringo se l'approprient avec une ingéniosité qu'on oserait pas espérer de types aussi surmenés. Mais alors le vrai tour de force, c'est l'interprétation de John. Rhume ou pas, le mari de Cynthia se lâche totalement dans un mélange mi-tendre mi-rageur mi-sensuel qui deviendra sa marque de fabrique. On parle souvent de "Twist and Shout" comme de son exploit (et c'est le cas et on y reviendra) mais dans le genre sous-estimé, il y a "Anna". Des années plus tard, quand on demandera au petit gars surnommé Dylanesque ses trésors de Beatles, il citera cette reprise à la surprise générale et il aura raison. C'est un petit miracle qui nécessite trois prises et relance la machine jusqu'au bout de la nuit.
Ringo et les garçons
Bien avant de chanter la "Revolution", les Beatles prônaient la démocratie avant tout. Une valeur assez unique au sein de l'industrie musicale de l'époque mais encouragée par un George Martin ayant compris la force du collectif. Si John et Paul se taille la part du lion, de jolies miettes sont lancées à George et on ne laisse jamais Ringo crever la dalle. Brian a vu les filles s'égosiller encore plus fort quand le batteur se rapproche du micro. Il connaît la puissance comique de ce gros nez, de ce sourire béat et de cette voix qui humanise les enfants prodiges. Comme on a pas non plus que ça à foutre, on choisit pour Ringo un morceau qu'il connaît bien et jouait déjà avec Rory Storm et les Hurricanes. Fins amateurs de r'n'b, les Beatles aiment tellement les Shirelles qu'ils ne s'embarrassent même pas de changer les pronoms de "Boys". Hommage de puriste, inconscience rock'n'roll ou progressisme avant l'heure ? Quoi qu'il en soit, avec les "bop bop chouap" enthousiastes de ses camarades et sa bonhomie habituelle, Ringo se retrouve à chanter son amour pour les mecs. Avant de vous moquer, essayez une minute de chanter tout en étant derrière les fûts. Sachez que c'est la première performance de la journée réussie en one-shot.
Pilotage automatique
Avant d'être remplacé par celle du duo Lennon/McCartney, l'influence du duo Goffin/King sur la musique populaire est totale. Elle trouve à nouveau son chemin dans les studios d'Abbey Road avec "Chains", popularisée par les Cookies, encore un girl-group qui n'est pas tombé dans l'oreille de sourds. C'est une sucrerie particulièrement apprécié de George Harrison et, cette fois, il se fait une joie de la chanter. En toute sincérité, le jeune guitariste parvient même à surpasser la douce fébrilité entendue sur "Do You Want to Know a Secret?". C'est simple : quand il murmure "i want to tell you pretty baby", on imagine sans mal des rangs de spectatrices succomber (moi le premier).
Comme la soul féminine leur va comme un gant, rebelote avec "Baby It's You", la deuxième chanson des Shirelles de la journée (et écrite par Burt Bacharach avec l'aide de Barney Williams, également responsable de "Boys", tout est lié). On serait pas loin du pilotage automatique si la voix de plus en plus éraillée de John ne donnait pas à cette ballade un supplément d'âme. La troisième est la bonne même si George Martin ne pourra s'empêcher de noyer la guitare d'Harrison sous une nouvelle nappe de piano.
Pour l'instant, le producteur semble satisfait de la tournure des événements et, quand Norm lui montre sa montre, il propose de plier les gaules. Le règlement d'EMI est clair là-dessus : pas d'enregistrement après 22h.
— Il manque quelque chose.
Paul a raison. Paul a toujours raison et ça commence déjà à légèrement agacer tout le monde. Mais oui, en effet : si un tas de choses très belles sont nées aujourd'hui, George Martin n'a pas encore retrouvé les frissons de "Love Me Do" et "Please Please Me". Les frissons du tube garanti. Brian est de son avis mais rappelle également que les garçons se sont engagés à assurer un concert dans le Lancashire le lendemain. Neil Aspinall promet qu'il sera capable d'être à l'heure, quitte à rouler un peu plus vite que prévu. Norm a presque enfilé son manteau quand son supérieur lui fait signe de se rassoir. Une dernière pour la route.
L'assaut final
Quand Alan Smith pénètre dans la cantine des studios EMI, elle est désormais vidée de son personnel et plongée dans l'obscurité. Le journaliste du NME s'installe à la table des garçons qui débattent entre deux tasses de café et les bouches pleines de biscuits.
— On a qu'à jouer La Bamba, suggère Ringo qui s'attire aussitôt un barrage de moquerie.
John est emmitouflé dans une couverture et reste silencieux. D'habitude, c'est lui qui distribue le plus de conneries mais là, il est au bout de sa vie. Soucieux de son protégé, Brian lui glisse quelques pastilles pour la toux et ajoute du lait dans son café.
— Il y a ce morceau que je vous ai vu jouer à la Cavern, ose Alan Smith. Celui qui faisait le plus crier les filles...
Tout le monde sait de quoi il parle. "Twist & Shout" est adoptée à l'unanimité.
La session a débuté il y a douze heures et les Beatles n'ont plus le droit à l'erreur. S'ils veulent accéder au "toppermost du poppermost", ils vont devoir tout donner. On s'accorde, on se racle la gorge, on se lance des regards solidaires et puis George Martin fait signe à Norman d'appuyer sur le bouton. Ce qui suit est une déflagration. À des années lumières de la version originale des Isley Brothers. À des années d'avance des élucubrations punk, hard, grunge. Même la voix de Little Richard n'avait jamais sonnée aussi dingue. Des années de concerts dans les caves de Liverpool et les pubs d'Hambourg, des années de frustration sexuelle et de rage adolescente, un rhume au stade terminal et voilà le rock'n'roll qui trouve son nouveau héros. Porté par des camarades ayant redoublé d'intensité, John Lennon écrit sa légende quitte à y perdre sa voix. C'est un boxer prêt à laisser sa peau sur le ring pour foutre tout le monde à terre. Son larynx sera sacrifié pour que, génération après génération, on puisse danser. Sept ans plus tard, quand le thérapeute Arthur Janov lui conseillera d'hurler pour exorciser ses fantômes, John aura toujours au fond de sa gorge les cicatrices du 11 mars 1963.
George Martin est bluffé mais il en faudra plus pour qu'il perde son flegme. Alors que les quatre musiciens baignent dans la sueur, il leur demande une deuxième prise. Juste pour être sur. Ringo a des ampoules plein les doigts. Paul et George n'ont plus une harmonie en eux. John est mort. "Twist & Shout" sortira telle quelle et viendra clôturer l'album sans aucune retouches. C'est la plus parfaite des imperfections.
Symphonie du Nouveau Monde
Dans la cabine, on n'a jamais vu ça.
— Je sais pas comment ils font, s'étonne Norm. Plus ils jouent et meilleurs ils sont. À ce rythme là, je vois pas ce qui pourra les arrêter.
Norm ne croit pas si bien dire. Et sera fidèle au poste assez longtemps pour voir les garçons grandir en enregistrant deux bandes originales à la vitesse éclair et en inventant la rubber soul. Virer les paravents est une chose mais bientôt, il devra capturer le son d'une sitar. Richard Langham a de l'or entre les mains et les bandes qu'il a minutieusement collecté aujourd'hui deviendront pièces de musées, cent fois remasterisés. Dans quelques semaines, il sera remplacé par Geoff Emerick et la fiche de poste passera de prendre des notes à enregistrer un chaman sur la montagne, la chute d'un piano et les oiseaux en forêt. Mal et Neil sont déjà en train de charger le van et Brian de réfléchir à la pochette de l'album. Dans un zoo tout près d'ici, il y a une collection de scarabées, ça devrait faire l'affaire. Quand à George Martin, l'homme qui a commencé en retard pour mieux accepter de finir en retard, il descend de sa tour d'ivoire pour féliciter les garçons. Ils sont déjà partis vers de nouvelles aventures.
Sous la supervision de George, Parlophone ajoutera les quatres singles, de "Love Me Do" à "Please Please Me" en passant par "P.S. I Love You" et "Ask Me Why" et le premier album des Beatles sortira une semaine plus tard. L'opération aura coûté 400 livres.
Si la banlieue nord de Londres restera pour toujours froide et grise, le monde passera en couleurs.
Dans la banlieue nord de Londres, le 11 mars 1963 est froid et gris. Pour ne rien arranger, on est lundi et George Martin est en retard. Ou plutôt, il est en avance mais comme il aurait aimé arriver encore plus en avance, il se retrouve en retard par rapport à son avance. Quand il s'engouffre dans la cabine du studio 2, l'horloge affiche déjà 8 heures. Norm est déjà à son poste et remue le couteau.
— Vous êtes en avance, George.
Les deux employés d'EMI sont le jour et la nuit. George est grand, impassible et, malgré ses 37 ans, a l'allure d'un vieux sage. Norman est plus trapu, plus nerveux, plus bavard. Il a une main qui tripote les curseurs de sa console, l'autre qui fait trembloter son café. Ses manches sont retroussés et sa cravate desserrée. Cela fait une heure qu'il fait des allers retours entre le studio et la cabine. D'abord, il s'est débarrassé des paravents sensés séparer chaque musicien. Il sait bien que c'est contre le règlement intérieur mais George ne lui en tient pas rigueur. C'est la troisième fois qu'ils sont réunis pour s'occuper de ce client et ils savent bien que ce client se fiche royalement du règlement. Alors Norm s'adapte. Il improvise. C'est pour ça qu'on le paye. Et George encourage. Et supervise. C'est sa réputation qui est en jeu. Alors lui aussi retrousse ses manches et se sert un café.
À neuf heures, tout est prêt pour l'arrivée des garçons. Les garçons arrivent un peu avant dix heures. Tandis que l'étrange géant qui leur sert d'homme à tout faire sort leur matériel du van, leur chauffeur tient à s'excuser. Ils étaient à Liverpool et il y avait du brouillard.
— Arrête de raconter n'importe quoi et viens me filer un coup de main Neil !
— Commence pas à râler Mal... Et si tu casses cet ampli, t'as intérêt à le payer !
Chargé de numéroter les bandes, Richard Langham a plus l'impression d'assister à un sketch qu'au début d'une session professionnelle. Il est particulièrement surpris de voir l'état des amplis abîmés par de nombreuses semaines de tournée à travers le pays. Mais ce n'est rien comparé à l'état du chanteur.
— Je ne vous serre pas la main monsieur Martin, vous risqueriez de tomber malade.
Perturbé, l'imperturbable producteur se tourne vers l'adulte accompagnateur.
— Juste un gros rhume, le rassure Brian Epstein. Pas de quoi s'inquiéter.
Le manager a toujours les manières impeccables et le sourire en coin qui ont convaincu George et son équipe d'enregistrer les deux premiers singles des garnements. Alors que l'Angleterre a été prise de court par le succès de "Love Me Do" et "Please Please Me", Brian semble avoir tout prévu depuis sa première visite au Cavern Club. Son plan se déroule comme sur des roulettes et il est temps de passer à la vitesse supérieure. Il est dix heures.
Lennon/McCartney
Le casting est impeccable : Paul McCartney est équipé de sa fidèle basse Hofner, John Lennon de sa Rickenbacker, George Harrison a le choix entre sa Gibson électro-acoustique ou sa Gretsch de 57 et Ringo Starr est installé derrière son kit Premier. Mais par quoi on commence ? Ce ne sont pas les chansons qui manquent : des coups de cœur Motown, des reprises rodées sur les scènes d'Hambourg et de Liverpool et puis des compos. C'est la meilleure décision qu'a pris George Martin lorsqu'il a rencontré les Beatles : les laisser écrire et enregistrer leurs propres créations. C'est le meilleur moyen de sortir de la masse de groupe à grosse influence américaine et le public ne s'y est pas trompé. Mais George ne s'attendait pas à ce que les garçons reviennent le voir avec autant de trouvailles dans leurs valises de tournée. Où trouvent-t-il le temps de pondre tout ça ?
— Celle-ci, on l'a écrite chez moi, explique gentiment le plus poli des quatre avant de chantonner une mélodie aérienne.
La méthode Lennon/McCartney est diablement efficace. Depuis leur rencontre en 57, John aime bien aller chez Paul parce que Paul a un piano et un père bienveillant. Assis l'un en face de l'autre, ils font tourner leurs tubes favoris jusqu'à donner naissance aux leurs. Celui-ci, ils en sont fiers, c'est probablement ce qu'ils ont écrit de plus personnel. D'ailleurs, il se pourrait bien que John soit à l'origine de cette mélancolie et que ce narrateur à la recherche d'un endroit où il peut s'abriter quand il se sent "low and blue" soit un double de l'orphelin sensible qu'il cache sous une tonne d'ironie et d'exubérance. Quand Mal termine enfin son installation, chacun trouve sa place. Ce n'est pas difficile puisqu'en enlevant les paravents, Norman a recrée les dimensions d'une scène de concert. Au départ, George Martin a même contemplé l'idée de foutre un 4 pistes sous les planches de la Cavern mais le compromis de son ingé-son apparaît bien plus pratique. Proches les uns des autres, les Beatles sont dans leur élément. C'est Paul qui donne le signal. One, two, three, four. C'est John qui chante le plus fort. On ne sait pas trop qui est le leader de ce groupe. Sur le refrain, ils ne font plus qu'un. La première prise est correcte si ce n'est quelques hésitations du guitariste. C'est le cadet du groupe et on lui demande d'aller dans un coin pour répéter. Quand il revient, c'est la voix de John qui se noie dans son angine. Durant la 9ème prise, c'est autour de Paul de fatiguer. La frustration monte mais jamais les esprits ne s'échauffent. Il y a un sourire collé sur la drôle de tronche du batteur, des encouragements à chaque raté et un pour tous tous pour un. Au bout d'une heure d'harmonies délicieuses, le tour est quasiment joué. Après confirmation, Richard Langham écrit "There's a Place" sur la bande. La première chanson de la journée est dans la boîte.
One Two Three FAW!
— "Seventeen", première prise, annonce Norm d'un air blasé.
— Attendez, interrompt son supérieur. Vous avez pas un meilleur titre ?
Pour l'instant non. Mais plus tard, le morceau qui ouvrira l'album et à jamais la discographie des Beatles s'intitulera "I Saw Her Standing There". Et là encore, on a beau l'avoir jouer un tas de fois live, c'est plus galère que prévu de retranscrire l'énergie de ce bouillon rock'n'roll. Plus tard, Paul avouera avoir piqué la ligne de basse à Chuck Berry. C'est le coup de génie des petits gars de Liverpool. Avoir su puiser un tas d'idées de l'autre côté de l'Atlantique (les Coasters, "When the Saint") et avoir su les mélanger si bien que le résultat les transcende. Mais pour l'instant, on est loin d'avoir conquis l'Amérique et on patauge tellement à la recherche du rythme idéal que le déjà ultra-perfectionniste Paul commence à s'agacer. En fait, la première prise était la bonne. George Martin demande à Langham de la mettre de côté, il suffira d'y ajouter le dernier compte à rebours explosif d'un Macca en colère pour avoir la plus belle intro du rock depuis le "Blue Suede Shoes" du King.
Milk and Honey
Mais pas question pour les petits princes de se reposer sur leurs lauriers : plutôt que prendre une pause déjeuner bien mérité, ils décident d'en profiter pour peaufiner leur stratégie de conquête internationale. Ils exigent seulement quelques briquettes de lait. Vers treize heures, George, Norm et Richard traversent la rue pour aller savourer une tarte accompagnée d'une bonne pinte.
— Comment vous les trouvez, demande le producteur entre deux bouchées.
— Moins dissipés qu'à l'automne, remarque Norm.
— Et moins solides, j'en ai bien peur, conclut George avant de demander la facture à un serveur qui aurait pu dire "j'y étais" si seulement il avait su ce qui se tramait à quelques mètres.
À leur retour, les briques de laits sont terminées et les quatre musiciens sont toujours au boulot. Pas de repos pour les braves.
Rien de tel qu'une reprise pour se redonner confiance. Mais laquelle ? Le répertoire scénique des Beatles est rempli d'hommages rockab, doo-wop, soul et skiffle (cf: les deux formidables volumes des Live at the BBC). Face à l'indécision et après avoir singé sans succès le tube "Besame Mucho" et une vieillerie de Marlene Dietrich, Brian Epstein suggère "A Taste of Honey", un classique de Broadway. Homme de goût, le manager sait qu'inclure une ballade adulte et sophistiquée est un bon moyen de prouver la versatilité de ses poulains. Éduqué par un papa passionné de vieilles rengaines d'après-guerre, Paul ne se fait pas prier pour crooner le temps de cinq prises. Ses camarades assurent poliment les chœurs même si, en regardant de plus près, on peut surprendre John en train de faire la grimace.
Il n'est pourtant pas le dernier à s'émouvoir de ringardises et de souvenirs d'enfants. Peu de temps avant de mourir, il confiera à Playboy que sa mère lui a appris à chanter à l'aide de comptines extraites de Blanche-Neige. Ainsi, "I'm Wishing" devient "Do You Want to Know A Secret?" et c'est grâce à l'écurie Walt Disney par l'intermédiaire de Julia Lennon puis de son fils que George Harrison hérite de son premier tour de chant sur disque. Un exercice que le jeune guitariste toujours un peu ronchon ne trouve pas particulièrement amusant. Autant il adore piailler du Chuck Berry en concert, autant s'appliquer pour un truc aussi mielleux, c'est au-delà de sa bonne volonté. N'empêche, soutenu par les "doo-dah-doo" de ses camarades gentiment condescendants, il viendra à bout de sa corvée en s'y reprenant à huit fois. George a beau se lamenter, la fragilité de son organe a du bon : on avait rarement capturé autant d'innocence et de fébrilité adolescente en mono. Pour l'instant.
Fignolages
L'heure du thé est aussi celui des fignolages. Plutôt que de lancer sur leur bonne lancée du début d'après-midi, des Beatles très professionnels préfèrent prendre le temps d'améliorer ce qu'ils viennent d'enregistrer. Est-ce pour impressionner un George Martin qui est encore le professeur à convaincre ? Est-ce l'idée de McCartney qui regarde la cabine avec envie et se voit déjà peut-être à la place de son mentor ? En tout cas, c'est bien le producteur qui orchestre les améliorations et exerce encore un véritable contrôle sur le groupe. Lucide, il demande à Paul de doubler sa voix sur "Taste of Honey", à John de recouvrir la guitare de George d'une couche d'harmonica sur "There's a Place" et entraîne tout le monde dans une séance de clappement de mains pour donner encore plus de peps au morceau d'intro. Le tout se fait dans une ambiance bon enfant où s'enchaîne les blagues, les imitations et autres loufoqueries qui font le charme du quatuor et seront capturées quelques mois plus tard dans leur premier film. Même Ringo se montre à l'écoute de Tonton George, peu rancunier d'avoir été recalé lorsque le producteur avait choisi un batteur jugé plus compétent pour accompagner "Love Me Do". Devenu étonnement populaire auprès des fans (excepté ceux de Pete Best), l'aîné des Beatles sait de toute façon que sa place n'est plus en jeu et que, cette place, elle est derrière les futs, solide et discret. Aujourd'hui, il fait le job et est celui qui s'est le moins planté.
It's gonna be a drag
— George, tu vas me nettoyer tes cordes et jouer un peu moins fort.
Décidément, c'est pas sa journée à Harrison. On dirait que le père Martin s'acharne sur lui. Elle est super dure à exécuter la descente d'accords de "Misery". Sur la deuxième prise, il a joué désaccordé. Sur la sixième, il a improvisé de superbes envolées avec Ringo mais le producteur a jugé ça superflu. Après la septième, on a fini par lui dire de laisser tomber et que George Martin allait doubler ça au piano plus tard. Tout ça pour une compo que John et Paul ont écrit pour se faire du fric en l'offrant à Helen Shapiro et dont Helen Shapiro n'a même pas voulu. Regardez-les en train d'accentuer leurs accents sur les refrains et de faire leur numéro. Même pas ils prennent sa défense. Juste quelques encouragements d'un Paul qui sait mieux jouer mieux que tout le monde. Il était temps de faire une pause ou George aurait perdu patience. Et alors qu'ils s'empiffrent en vitesse dans la cantine lugubre d'EMI, lui et ses camarades sont légèrement inquiets. Le plus gros de l'album reste à enregistrer et les minutes défilent sur les grosses pendules. Brian a beau leur dire que tout va bien, ils aimeraient que tout soit plus facile. Surtout que John est tout pâle.
La nuit tombe en même temps que la fatigue. Les ventres sont rassasiés et la digestion est difficile. Et plutôt que de rattraper le temps perdu, les Beatles vont en perdre davantage. Ça part pourtant d'une bonne intention mais les bonnes intentions de Paul sont parfois des pièges dans lesquels on passera des heures à faire, refaire et rerefaire (ce n'est que la première manifestation d'un symptôme qui s'aggravera des années plus tard quand il faudra s'échiner sur "Ob-La-Di, Ob-La-Da" et "Maxwell's Silver Hammer"). Ce soir, le traquenard s'appelle "Hold Me Tight", une compo toute fraîche. Dans ses notes de sessions, Richard Langham décrit les treize prises comme un long calvaire de faux départs, ratages en tout genre et incapacité à maintenir un semblant de rythme. Paul finit par jeter l'éponge mais finira par soudoyer ses camarades pour s'y remettre lors de l'enregistrement du prochain album. Ce qu'il aurait aimé voir devenir un single restera donc un morceau de remplissage aussi charmant que maladroit sur With the Beatles. Et un détour inutile alors qu'il est déjà 8 heures.
— Jamais ils finiront à temps, déclare Neil qui sirote son dixième café de la journée dans la cage d'escalier.
— On parie combien ?, lui rétorque Mal, toujours prêt à soutenir la team locale.
Ces deux là sont en train d'apprendre leur métier de septième et huitième Beatles.
Le Roi Arthur
Plutôt que d'aller se brûler les ailes sur des compos faiblardes, mieux vaut se reposer sur de solides reprises. "A Taste of Honey" était un travail de commande mais cette fois, John choisit son répertoire et pioche dans le catalogue d'une de ses idoles. Arthur Alexander est un chanteur noir qui mêle soul et country dans les studios de Nashville depuis le début de la décennie. Les Beatles ont déjà adoptés son "Soldier of Love" et "Shot of Rythm and Blues" et c'est donc tout naturellement que, d'humeur romantique, John décide de s'attaquer à "Anna (Go to Him)", une romance à la Lennon puisqu'il s'agit d'une complainte existentielle matinée d'un gentil machisme (dans le même genre, voir aussi "Girl" pour le meilleur ou "Run For Your Life" pour le pire). Le rythme de l'original est joliment bizarre et, incapable de le recopier, George et Ringo se l'approprient avec une ingéniosité qu'on oserait pas espérer de types aussi surmenés. Mais alors le vrai tour de force, c'est l'interprétation de John. Rhume ou pas, le mari de Cynthia se lâche totalement dans un mélange mi-tendre mi-rageur mi-sensuel qui deviendra sa marque de fabrique. On parle souvent de "Twist and Shout" comme de son exploit (et c'est le cas et on y reviendra) mais dans le genre sous-estimé, il y a "Anna". Des années plus tard, quand on demandera au petit gars surnommé Dylanesque ses trésors de Beatles, il citera cette reprise à la surprise générale et il aura raison. C'est un petit miracle qui nécessite trois prises et relance la machine jusqu'au bout de la nuit.
Ringo et les garçons
Bien avant de chanter la "Revolution", les Beatles prônaient la démocratie avant tout. Une valeur assez unique au sein de l'industrie musicale de l'époque mais encouragée par un George Martin ayant compris la force du collectif. Si John et Paul se taille la part du lion, de jolies miettes sont lancées à George et on ne laisse jamais Ringo crever la dalle. Brian a vu les filles s'égosiller encore plus fort quand le batteur se rapproche du micro. Il connaît la puissance comique de ce gros nez, de ce sourire béat et de cette voix qui humanise les enfants prodiges. Comme on a pas non plus que ça à foutre, on choisit pour Ringo un morceau qu'il connaît bien et jouait déjà avec Rory Storm et les Hurricanes. Fins amateurs de r'n'b, les Beatles aiment tellement les Shirelles qu'ils ne s'embarrassent même pas de changer les pronoms de "Boys". Hommage de puriste, inconscience rock'n'roll ou progressisme avant l'heure ? Quoi qu'il en soit, avec les "bop bop chouap" enthousiastes de ses camarades et sa bonhomie habituelle, Ringo se retrouve à chanter son amour pour les mecs. Avant de vous moquer, essayez une minute de chanter tout en étant derrière les fûts. Sachez que c'est la première performance de la journée réussie en one-shot.
Pilotage automatique
Avant d'être remplacé par celle du duo Lennon/McCartney, l'influence du duo Goffin/King sur la musique populaire est totale. Elle trouve à nouveau son chemin dans les studios d'Abbey Road avec "Chains", popularisée par les Cookies, encore un girl-group qui n'est pas tombé dans l'oreille de sourds. C'est une sucrerie particulièrement apprécié de George Harrison et, cette fois, il se fait une joie de la chanter. En toute sincérité, le jeune guitariste parvient même à surpasser la douce fébrilité entendue sur "Do You Want to Know a Secret?". C'est simple : quand il murmure "i want to tell you pretty baby", on imagine sans mal des rangs de spectatrices succomber (moi le premier).
Comme la soul féminine leur va comme un gant, rebelote avec "Baby It's You", la deuxième chanson des Shirelles de la journée (et écrite par Burt Bacharach avec l'aide de Barney Williams, également responsable de "Boys", tout est lié). On serait pas loin du pilotage automatique si la voix de plus en plus éraillée de John ne donnait pas à cette ballade un supplément d'âme. La troisième est la bonne même si George Martin ne pourra s'empêcher de noyer la guitare d'Harrison sous une nouvelle nappe de piano.
Pour l'instant, le producteur semble satisfait de la tournure des événements et, quand Norm lui montre sa montre, il propose de plier les gaules. Le règlement d'EMI est clair là-dessus : pas d'enregistrement après 22h.
— Il manque quelque chose.
Paul a raison. Paul a toujours raison et ça commence déjà à légèrement agacer tout le monde. Mais oui, en effet : si un tas de choses très belles sont nées aujourd'hui, George Martin n'a pas encore retrouvé les frissons de "Love Me Do" et "Please Please Me". Les frissons du tube garanti. Brian est de son avis mais rappelle également que les garçons se sont engagés à assurer un concert dans le Lancashire le lendemain. Neil Aspinall promet qu'il sera capable d'être à l'heure, quitte à rouler un peu plus vite que prévu. Norm a presque enfilé son manteau quand son supérieur lui fait signe de se rassoir. Une dernière pour la route.
L'assaut final
Quand Alan Smith pénètre dans la cantine des studios EMI, elle est désormais vidée de son personnel et plongée dans l'obscurité. Le journaliste du NME s'installe à la table des garçons qui débattent entre deux tasses de café et les bouches pleines de biscuits.
— On a qu'à jouer La Bamba, suggère Ringo qui s'attire aussitôt un barrage de moquerie.
John est emmitouflé dans une couverture et reste silencieux. D'habitude, c'est lui qui distribue le plus de conneries mais là, il est au bout de sa vie. Soucieux de son protégé, Brian lui glisse quelques pastilles pour la toux et ajoute du lait dans son café.
— Il y a ce morceau que je vous ai vu jouer à la Cavern, ose Alan Smith. Celui qui faisait le plus crier les filles...
Tout le monde sait de quoi il parle. "Twist & Shout" est adoptée à l'unanimité.
La session a débuté il y a douze heures et les Beatles n'ont plus le droit à l'erreur. S'ils veulent accéder au "toppermost du poppermost", ils vont devoir tout donner. On s'accorde, on se racle la gorge, on se lance des regards solidaires et puis George Martin fait signe à Norman d'appuyer sur le bouton. Ce qui suit est une déflagration. À des années lumières de la version originale des Isley Brothers. À des années d'avance des élucubrations punk, hard, grunge. Même la voix de Little Richard n'avait jamais sonnée aussi dingue. Des années de concerts dans les caves de Liverpool et les pubs d'Hambourg, des années de frustration sexuelle et de rage adolescente, un rhume au stade terminal et voilà le rock'n'roll qui trouve son nouveau héros. Porté par des camarades ayant redoublé d'intensité, John Lennon écrit sa légende quitte à y perdre sa voix. C'est un boxer prêt à laisser sa peau sur le ring pour foutre tout le monde à terre. Son larynx sera sacrifié pour que, génération après génération, on puisse danser. Sept ans plus tard, quand le thérapeute Arthur Janov lui conseillera d'hurler pour exorciser ses fantômes, John aura toujours au fond de sa gorge les cicatrices du 11 mars 1963.
George Martin est bluffé mais il en faudra plus pour qu'il perde son flegme. Alors que les quatre musiciens baignent dans la sueur, il leur demande une deuxième prise. Juste pour être sur. Ringo a des ampoules plein les doigts. Paul et George n'ont plus une harmonie en eux. John est mort. "Twist & Shout" sortira telle quelle et viendra clôturer l'album sans aucune retouches. C'est la plus parfaite des imperfections.
Symphonie du Nouveau Monde
Dans la cabine, on n'a jamais vu ça.
— Je sais pas comment ils font, s'étonne Norm. Plus ils jouent et meilleurs ils sont. À ce rythme là, je vois pas ce qui pourra les arrêter.
Norm ne croit pas si bien dire. Et sera fidèle au poste assez longtemps pour voir les garçons grandir en enregistrant deux bandes originales à la vitesse éclair et en inventant la rubber soul. Virer les paravents est une chose mais bientôt, il devra capturer le son d'une sitar. Richard Langham a de l'or entre les mains et les bandes qu'il a minutieusement collecté aujourd'hui deviendront pièces de musées, cent fois remasterisés. Dans quelques semaines, il sera remplacé par Geoff Emerick et la fiche de poste passera de prendre des notes à enregistrer un chaman sur la montagne, la chute d'un piano et les oiseaux en forêt. Mal et Neil sont déjà en train de charger le van et Brian de réfléchir à la pochette de l'album. Dans un zoo tout près d'ici, il y a une collection de scarabées, ça devrait faire l'affaire. Quand à George Martin, l'homme qui a commencé en retard pour mieux accepter de finir en retard, il descend de sa tour d'ivoire pour féliciter les garçons. Ils sont déjà partis vers de nouvelles aventures.
Sous la supervision de George, Parlophone ajoutera les quatres singles, de "Love Me Do" à "Please Please Me" en passant par "P.S. I Love You" et "Ask Me Why" et le premier album des Beatles sortira une semaine plus tard. L'opération aura coûté 400 livres.
Si la banlieue nord de Londres restera pour toujours froide et grise, le monde passera en couleurs.
Exceptionnel ! ! 19/20 | par Dylanesque |
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