Cranes
La Tragédie D'Oreste Et Electre |
Label :
Dedicated |
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Jean Paul Sartre n'était pas toujours un auteur à se tordre de rire, mais son "enfer, c'est les autres" a depuis largement eu le temps d'être corroboré par tout un chacun. Les Cranes ne font pas non plus forcément dans la jovialité, et ce même si leur musique n'est généralement pas démunie de beauté neurasthénique. Cela dit, comme correspondance thématique, on avouera sans peine que cela reste un peu maigre. Aussi, le pari ambitieux et audacieux des Anglais d'adapter la pièce "Les Mouches" (1943) de l'écrivain philosophe a de quoi dérouter, intriguer.
Projet pompeux et mégalomane, initiative géniale à l'inspiration foisonnante, l'écoute de l'album La Tragédie D'Oreste Et Electre peut provoquer des réactions aussi vives que diversifiées. Quant à moi, mon parti pris est clair : Je considère cet album comme un des meilleurs que les Cranes aient produit.
Le morceau d'ouverture de la tragédie, "Comme je suis libre", s'inscrit dans une mouvance industrielle bruitiste, que ne renieraient pas les groupes du label Cold Meat Industry. L'auditeur est immédiatement agressé par des sonorités pécheresses qui déstabilisent d'entrée les habitués de la musique des Cranes. Les points de repère habituels volent en éclats et seul le délicieux accent d'Alison, qui chante en français tout au long de l'album, nous rappelle à qui nous avons à faire. Car pour le reste, nous naviguons en terrain inconnu. "Quelle sublime absence que moi-même" survole le maelström sonore d'un édifice métallique s'affaissant sur lui-même. Un squelette mélodique traverse l'espace, vestige fantomatique d'une douceur perdue dès les premières mesures, d'un calme qui n'a vraisemblablement jamais existé. Explosions de tôles froissées, mélopée lancinante, crispante même : l'écoute s'avère particulièrement inconfortable.
En total contraste, "Oreste et Electre" est une éclaircie subite illuminant cette introduction tourmentée. La narration devient prépondérante et Alison déroule son texte telle une conteuse, ceci nécessitant, à mon sens, un talent tout autre que le chant. En effet, la lecture, la récitation, est un art qui relève davantage de l'acteur que du chanteur, mais cet écart stylistique ne pose aucun problème à Alison qui nous tient en haleine tout au long de l'œuvre. Le titre "Oreste et Electre" est construit sur une structure proche de la musique classique, progressant au rythme d'une promenade en forêt, dans un sous-bois ombrageux. De plus, le contre point est parfait entre la violence du texte et le détachement avec lequel il nous est narré.
"La cérémonie" concilie l'angoisse engendrée par le premier titre et la volonté de composer une musique savante en exacerbant le principe de composition en termes de complexité des structures et en poussant le souci du détail jusqu'au plus infime arrangement. À ce titre, l'album multiplie les trouvailles, l'inusité. Le résultat est un morceau tendu, très cinématographique dans son orchestration et ses changements subits d'ambiance, cela étant particulièrement frappant lors de la dernière minute où le crescendo des cordes dissonantes retombe sèchement pour laisser place, sur les dernières mesures, à un calme qui n'est qu'apparent et trompeur.
La "Danse d'Electre" débute sur la seule narration d'Alison. "Sacrilège ! Sacrilège ! Est-ce un sacrilège que d'être gai ?" Dans le vide des sons, la voix est portée par un léger écho, fraîche comme l'haleine d'un succube. Hormis ces premières secondes très théâtrales, le titre est principalement instrumental, une sorte de menuet aux réminiscences médiévales qui m'évoque les travaux de Sopor Aeturnus, en plus léger néanmoins.
À ce stade de l'album, il faut reconnaître que ceux qui n'aiment habituellement pas les Cranes, ou plus spécialement ceux qui ne supportent pas la voix de leur chanteuse, pourront s'en donner à cœur joie. En effet, force est de reconnaître que l'accent peut parfois prêter à sourire et que ce timbre de voix, touchant dans sa naïveté, peut horripiler. De plus, la musique étant à des années lumières de leur style habituel, nombre d'amateurs des Cranes risquent également de décrocher de l'œuvre. Le groupe a pris un risque fort et ambitieux et l'auditeur doit également hausser son niveau d'écoute, faire un effort.
La "Danse" s'achève dans un vrombissement de mouches et l'effet est si saisissant que l'on se surprend à aller chercher une tapette pour assurer sa sécurité : un des temps forts de l'album.
S'en suit "Le Palais" : Un rythme trip hop joué par des cordes, une batterie minimaliste et millimétrée, des dissonances biscornues, cet interlude de trois minutes et quelques donne envie de revêtir son plumet et sa chemise à jabot pour se rendre au bal des proscrits. Roulements de caisse claire, musique martiale, vide des sentiments, ce pont majestueux nous permet de passer du faste lumineux de la cour à la rigueur austère du religieux.
"Au Temple" est probablement le titre le plus atmosphérique de l'album. Les parfums lourds de l'encens empuantissent l'air et la voix se perd, se fait lointaine, essaie de surnager entre des nappes de notes épaisses et poisseuses. L'histoire touche à sa fin dans une mosaïque de sentiments ambivalents : lassitude, solitude, amertume et désir.
La "Danse des Errinyes", au titre trompeur, achève un auditeur qui n'a plus guère le cœur à la gaudriole. Morceau étrange, pesant, il impose des réminiscences d'angoisse et de malaise, confinant ainsi l'album dans les teintes les plus sombres de la mélancolie. Les lueurs y sont rares, et blafardes. On y retrouve les structures hachées et chaotiques du morceau d'ouverture, la volonté de nuisance en moins. Cela reste toutefois éprouvant, la musique s'imposant de façon péremptoire à nos oreilles.
"La Tragédie d'Oreste et Electre" est une création marginale au sein de la discographie des Cranes tout comme au sein de leur scène d'appartenance. Le concept n'en demeure pas moins un des temps forts de la carrière du groupe : davantage orienté vers les musiques savantes, contemporaines et classiques, accompagné de forts relents gothiques et médiévaux, le mélange aurait de quoi être indigeste et prétentieux pour des musiciens qui ne nous ont pas habitués à ce genre de schéma. Il n'en est rien : textes et compositions s'harmonisent en un ensemble cohérent et à aucun moment pompeux et si le risque était grand, le résultat n'en est que plus flamboyant. Plus qu'un grand album, une pièce de notre patrimoine culturel sublimée...
Projet pompeux et mégalomane, initiative géniale à l'inspiration foisonnante, l'écoute de l'album La Tragédie D'Oreste Et Electre peut provoquer des réactions aussi vives que diversifiées. Quant à moi, mon parti pris est clair : Je considère cet album comme un des meilleurs que les Cranes aient produit.
Le morceau d'ouverture de la tragédie, "Comme je suis libre", s'inscrit dans une mouvance industrielle bruitiste, que ne renieraient pas les groupes du label Cold Meat Industry. L'auditeur est immédiatement agressé par des sonorités pécheresses qui déstabilisent d'entrée les habitués de la musique des Cranes. Les points de repère habituels volent en éclats et seul le délicieux accent d'Alison, qui chante en français tout au long de l'album, nous rappelle à qui nous avons à faire. Car pour le reste, nous naviguons en terrain inconnu. "Quelle sublime absence que moi-même" survole le maelström sonore d'un édifice métallique s'affaissant sur lui-même. Un squelette mélodique traverse l'espace, vestige fantomatique d'une douceur perdue dès les premières mesures, d'un calme qui n'a vraisemblablement jamais existé. Explosions de tôles froissées, mélopée lancinante, crispante même : l'écoute s'avère particulièrement inconfortable.
En total contraste, "Oreste et Electre" est une éclaircie subite illuminant cette introduction tourmentée. La narration devient prépondérante et Alison déroule son texte telle une conteuse, ceci nécessitant, à mon sens, un talent tout autre que le chant. En effet, la lecture, la récitation, est un art qui relève davantage de l'acteur que du chanteur, mais cet écart stylistique ne pose aucun problème à Alison qui nous tient en haleine tout au long de l'œuvre. Le titre "Oreste et Electre" est construit sur une structure proche de la musique classique, progressant au rythme d'une promenade en forêt, dans un sous-bois ombrageux. De plus, le contre point est parfait entre la violence du texte et le détachement avec lequel il nous est narré.
"La cérémonie" concilie l'angoisse engendrée par le premier titre et la volonté de composer une musique savante en exacerbant le principe de composition en termes de complexité des structures et en poussant le souci du détail jusqu'au plus infime arrangement. À ce titre, l'album multiplie les trouvailles, l'inusité. Le résultat est un morceau tendu, très cinématographique dans son orchestration et ses changements subits d'ambiance, cela étant particulièrement frappant lors de la dernière minute où le crescendo des cordes dissonantes retombe sèchement pour laisser place, sur les dernières mesures, à un calme qui n'est qu'apparent et trompeur.
La "Danse d'Electre" débute sur la seule narration d'Alison. "Sacrilège ! Sacrilège ! Est-ce un sacrilège que d'être gai ?" Dans le vide des sons, la voix est portée par un léger écho, fraîche comme l'haleine d'un succube. Hormis ces premières secondes très théâtrales, le titre est principalement instrumental, une sorte de menuet aux réminiscences médiévales qui m'évoque les travaux de Sopor Aeturnus, en plus léger néanmoins.
À ce stade de l'album, il faut reconnaître que ceux qui n'aiment habituellement pas les Cranes, ou plus spécialement ceux qui ne supportent pas la voix de leur chanteuse, pourront s'en donner à cœur joie. En effet, force est de reconnaître que l'accent peut parfois prêter à sourire et que ce timbre de voix, touchant dans sa naïveté, peut horripiler. De plus, la musique étant à des années lumières de leur style habituel, nombre d'amateurs des Cranes risquent également de décrocher de l'œuvre. Le groupe a pris un risque fort et ambitieux et l'auditeur doit également hausser son niveau d'écoute, faire un effort.
La "Danse" s'achève dans un vrombissement de mouches et l'effet est si saisissant que l'on se surprend à aller chercher une tapette pour assurer sa sécurité : un des temps forts de l'album.
S'en suit "Le Palais" : Un rythme trip hop joué par des cordes, une batterie minimaliste et millimétrée, des dissonances biscornues, cet interlude de trois minutes et quelques donne envie de revêtir son plumet et sa chemise à jabot pour se rendre au bal des proscrits. Roulements de caisse claire, musique martiale, vide des sentiments, ce pont majestueux nous permet de passer du faste lumineux de la cour à la rigueur austère du religieux.
"Au Temple" est probablement le titre le plus atmosphérique de l'album. Les parfums lourds de l'encens empuantissent l'air et la voix se perd, se fait lointaine, essaie de surnager entre des nappes de notes épaisses et poisseuses. L'histoire touche à sa fin dans une mosaïque de sentiments ambivalents : lassitude, solitude, amertume et désir.
La "Danse des Errinyes", au titre trompeur, achève un auditeur qui n'a plus guère le cœur à la gaudriole. Morceau étrange, pesant, il impose des réminiscences d'angoisse et de malaise, confinant ainsi l'album dans les teintes les plus sombres de la mélancolie. Les lueurs y sont rares, et blafardes. On y retrouve les structures hachées et chaotiques du morceau d'ouverture, la volonté de nuisance en moins. Cela reste toutefois éprouvant, la musique s'imposant de façon péremptoire à nos oreilles.
"La Tragédie d'Oreste et Electre" est une création marginale au sein de la discographie des Cranes tout comme au sein de leur scène d'appartenance. Le concept n'en demeure pas moins un des temps forts de la carrière du groupe : davantage orienté vers les musiques savantes, contemporaines et classiques, accompagné de forts relents gothiques et médiévaux, le mélange aurait de quoi être indigeste et prétentieux pour des musiciens qui ne nous ont pas habitués à ce genre de schéma. Il n'en est rien : textes et compositions s'harmonisent en un ensemble cohérent et à aucun moment pompeux et si le risque était grand, le résultat n'en est que plus flamboyant. Plus qu'un grand album, une pièce de notre patrimoine culturel sublimée...
Excellent ! 18/20 | par Arno Vice |
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