Joy Division
Interview de Pierre-Frédéric Charpentier auteur de Joy Division Sessions 1977-1981 [dimanche 19 avril 2020] |
Pierre-Frédéric Charpentier, enseignant et chercheur en histoire à Toulouse, est l'auteur de plusieurs livres dont Les intellectuels français et la guerre d'Espagne (1936-1939). Il publie régulièrement dans la revue Aden, qui s'intéresse à la vie et à l'oeuvre du romancier, philosophe, journaliste et homme politique Paul Nizan. Chez Le Mot Et Le Reste, il a déjà publié un remarqué Rock The Casbah-Le Son De The Clash.
Après avoir lu puis chroniqué sur le bog son livre Joy Division Sessions 1977-1981, NicoTag a eu envie d'en savoir plus. Pierre-Frédéric Charpentier a chaleureusement accepté de répondre à ses questions.
Après avoir lu puis chroniqué sur le bog son livre Joy Division Sessions 1977-1981, NicoTag a eu envie d'en savoir plus. Pierre-Frédéric Charpentier a chaleureusement accepté de répondre à ses questions.
Vous êtes historien de métier, vous avez sorti plusieurs ouvrages dans ce
domaine notamment au sujet des intellectuels français entre 1936 et 1940.
Qu'est-ce qui vous a amené à écrire sur la musique ?
Je suis effectivement historien et enseignant. Sur le plan de la recherche, mes travaux portent sur l’histoire politique et culturelle des années 30 et 40 – mais pas exclusivement. Ce qui m’a conduit à écrire sur le rock, c’est l’échec d’un projet d’édition en 2012. Un éditeur m’a refusé un manuscrit déjà rédigé sur les vaincus de l’élection présidentielle, le groupe de ceux qui arrivent en 3e position et qui sont donc les premiers à ne pas se qualifier pour la finale – le texte sera finalement publié en 2017 par Le Félin, sous le titre : Le Troisième Homme. Histoire des grands perdants de l’élection présidentielle (1958-2012). Me retrouvant sans éditeur avec un texte, dans lequel je m’étais beaucoup investi, j’ai décidé de tout laisser de côté et de rédiger un livre sur un sujet qui me plaisait avant tout. D’où le rock, d’où The Clash, d’où Le Mot et le Reste, à qui j’ai proposé le manuscrit – vite écrit, mais auquel je songeais depuis longtemps – d’un dictionnaire des chansons du groupe. Et voilà donc, Rock The Casbah. Le son de The Clash, paru en 2013.
Quels sont vos goûts musicaux ?
Que de réponses possibles !...
Dans ce qui suit, j’indique mes préférences en gras. Mes goûts musicaux sont tournés en priorité sur cette formidable vague musicale, allant de la fin des années 70, avec le punk, jusqu’au milieu des années 80, mais là-encore, ce n’est pas exclusif. Avant, je suis plus Velvet Underground, Doors, Stooges et New York Dolls que n’importe quoi d’autre, et certainement plus Kinks ou Who, que Beatles ou Rolling Stones (encore que je préfère nettement ceux-ci aux précédents). Pour faire le lien entre l’avant et l’après 1977, j’adore Roxy Music, ainsi que la trilogie berlinoise de David Bowie(le reste, moins, si ce n’est son exceptionnel dernier album, Blackstar).
De manière générale, je suis un inconditionnel du rock anglais des années 70-80 : The Clash en priorité, ainsi que pas mal de groupes issus du punk, mais qui, si on les écoute attentivement, ne se sont jamais cantonnés dans un même genre musical, mais en ont exploré d’autres (The Damned, Public Image Limited, The Stranglers, Stiff Little Fingers, Ruts). J’aime aussi la new wave (Joy Division, puis New Order, surtout celui des débuts, The Cure, Section 25, Magazine, The Chamelelons, Bauhaus, The Sound, Siouxsie, les premiers Clan of Xymox, ou encore Wire, que j’adore, toutes périodes confondues). Je suis enfin un inconditionnel des grands et inégalables mélodistes britanniques (le regretté Pete Shelley pour les Buzzcocks, Johnny Marr pour les Smiths – je pourrais aussi ajouter Wire ici) ou irlandais (The Undertones). Un peu plus tard, vers les années 90, j’ai toujours préféré les formidables Lush, Supergrass, puis Franz Ferdinand à Oasis et Blur, qui m’ont toujours laissé froid.
Mention spéciale au ska et reggae blanc des Specials et, plus tard au Mezzanine de Massive Attack, parfaite synthèse musicale entre… The Clash et Joy Division ! (je ne suis pas le seul, ni le premier, à l’avoir noté).
Côté américain, j’adore Devo pour les mêmes raisons qui me font aimer la new wave anglaise, j’apprécie Blondie, le Remain in Light des Talking Heads, Wall Of Woodoo ou les B 52’s et, à un degré moindre, Television, Richard Hell ou les trop répétitifs Ramones. Mais le doublon Pixies-Nirvana est venu me ravir à la fin des années 80, après toute cette soupe électronique (même si j’en garde un bout). Il y a eu aussi les Dandy Warhol, un peu plus tard, mais surtout Garbage. On l’aura compris : ma sensibilité est plus britannique qu’américaine.
Et justement, en ce qui concerne l’héritage musical français, il est assez secondaire. Je n’aime pas le présupposé de la chanson française qui veut plus émouvoir par le texte que par la musique (je me sens plus près des Anglo-saxons, qui font exactement le contraire), hormis Michel Polnareff, pour son talent mélodique, et Serge Gainsbourg, pour Melody Nelson et quelques autres et, plus ponctuellement Jacques Dutronc, Françoise Hardy et Joe Dassin. Sinon, des chanteurs comme Brassens et Ferré m’emmerdent plus qu’un jour de pluie… Toujours pour la période 70-80, je ne suis pas très mainstream, car mes groupes préférés, ce ne sont ni Téléphone, ni Trust (encore que je ne les déteste pas), mais Métal Urbain, Taxi Girl, Marquis de Sade, Starshooter et, à un degré moindre, les Dogs, Stinky Toys, Extraballe (leur premier album est un bijou inconnu), Edith Nylon, Orchestre Rouge, Mikado et même le premier Lio (c’est dire !). Un rare compositeur à égaler les Anglais sur le plan des mélodies, c’est le très estimable Étienne Daho (point commun avec Taxi Girl), et son exceptionnel Pop Satory(qu’il faut réécouter). Ensuite la Mano Negra, les Négresses Vertes et Noir Désir, comme tout le monde, mais aussi Nuclear Device, et surtout et avant tout Les Thugs (eux-aussi une exception française sur le plan mélodique, avec une de mes chansons préférées : "Dreamers Song"). Aujourd’hui : Lescop, La Femme, mais aussi Shaka Ponk.
Ailleurs : on oublie trop les Allemands, avec d’abord le groupe choral des années 30, les Comedian Harmonists (extraordinaires), Kraftwerk, les géniaux inventeurs de la techno à visage humain, le merveilleux Trans Europa Express, les deux premiers albums punk de Nina Hagen, qui valent plus que le détour, ou encore le très bon album techno de Terranova, Peace Is Though. Hommage aux Hollandais de Clan Of Xymox et Gruppo Sportivo et, plus ponctuellement, à l’Italien Paolo Conte ou aux Espagnols de Kortatu. En plus des Irlandais déjà cités au-dessus, je peux ajouter Dexy’s Midnight Runners à la liste.
En musique contemporaine : Philip Glass.
Avant de publier vos livres musicaux, avez-vous écrit des articles, des chroniques, dans la presse, sur des blogs ?
Non.
Pouvez-vous nous parler de votre premier ouvrage musical, Rock The Casbah- Le son de The Clash ?
Comme indiqué plus haut, ce livre est né de l’échec d’un projet d’édition, disons plus «classique», et de ma volonté de passer à autre chose pour ne pas en rester à l’amertume. De là, l’idée de me livrer en historien à l’étude de mon groupe de rock préféré, The Clash. Il y avait déjà une ample littérature à son sujet, en anglais ou en français, mais j’ai voulu faire quelque chose que personne n’aurait fait avant, et mon choix s’est porté sur un dictionnaire des chansons, mais alors de toutes leurs chansons : officielles, face B, rares, remix, inédits, démos, etc. J’ai même consacré une section de l’ouvrage aux chansons perdues ! Je voulais, d’une part, produire une écriture scientifique évacuant le mythe et l’emphase dans un genre culturel reconnu, mais volontiers considéré comme mineur, et, d’autre part, battre les Anglo-saxons sur leur propre terrain, en termes d’exhaustivité et de précision. Dans cette optique, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur un éditeur, Le Mot et le Reste, dont l’approche me semblait exactement correspondre à mes exigences. Il ne faut jamais l’oublier, car un texte, si valable soit-il, ne vaut jamais rien s’il n’y a pas quelqu’un pour l’éditer.
Qu'est-ce qui vous a décidé à consacré un livre à Joy Division et aux débuts de New Order ?
Joy Division est, juste après The Clash, mon groupe préféré – mais sans exclusive. Le bouquin sur les Clash ayant été remarqué, je me suis dit que je pourrais continuer sur le même registre avec un autre de mes groupes de prédilection. J’ai juste voulu être encore plus rigoureux sur ce deuxième livre musical que sur le premier, ce qui fait par exemple que j’ai ajouté des notes de bas de page pour que ce soit un vrai livre d’historien. S’est posée ensuite – comme pour tout chercheur – la question des limites de mon sujet. Et là, je me suis dit 1) qu’il fallait dégager tout le fatras de la légende romantique autour de Ian Curtis (il y en avait déjà pas mal comme ça, pourquoi en rajouter ?) et 2) que je ne pouvais pas me limiter à la coupure du 18 mai 1980, le jour de son suicide. Si je m’intéressais vraiment à la musique, je devais intégrer le premier opus de New Order, Movement(1981), l’impossible troisième album de Joy Division, si Curtis avait vécu, et tout entier marqué par le deuil de ce dernier. C’était une évidence. Et d’autant plus que tous les autres bouquins, anglais, français et autres disaient en substance : «Après le suicide de Ian Curtis, les trois survivants de Joy Division forment New Order…» Ben voyons, comme ça, du jour au lendemain ! En réalité, la transition avait pris plusieurs mois (avec des enregistrements correspondant à cette période trouble) et, au final, une année pleine et entière pour passer de l’un à l’autre sur le plan musical. Je voulais aussi partir à la recherche de cet entre-deux que personne n’avait évoqué avant de façon méthodique. D’où l’idée de faire un bouquin basé sur les bornes chronologiques 1977-1981 (et non 1980). Jusqu’au bout, j’ai redouté que mon éditeur ne rejette ce parti pris, mais, à mon grand soulagement, il l’a accepté sans discussion. Parce que c’était fondé : les dernières instrumentations des survivants de Joy Division, en tant que musiciens de Joy Division, pour des overdubs sur plusieurs titres de la compilation Still, datent en effet de… février 1981 ! Ça bouleverse quand même certaines certitudes.
Que représente Joy Division et New Order pour vous ? Quels sont morceaux préférés et pourquoi ?
Joy Division représente beaucoup pour moi, car c’est un groupe que j’ai découvert vers la fin des années 80, peu avant mes vingt ans, à une époque où je n’allais pas très bien, et où leur musique me semblaient traduire des sentiments que j’éprouvais moi-même – je ne l’ai jamais oublié. J’écoutais une cassette audio, qu’un ami m’avait prêtée, avec un album par face. Au départ, cela a d’abord été de la franche répulsion, face au côté très hermétique de la musique, mais des titres comme "New Dawn Fades" (le premier !), "Decades", et aussi l’incomparable "She’s Lost Control" ou "Isolation" étaient tellement géniaux, que le reste ne pouvait pas être nul. Et, en effet, ça s’est passé comme ça. J’ai ensuite découvert des titres moins accessibles, comme "No Love Lost", "Transmission", "The Only Mistake", "Dead Souls", "These Days", à l’époque où la compilation Substance est sortie. Je suis devenu complètement accro. Et, plus tard aussi, j’ai découvert le très punk "They Walked In Line" (première version) sur l’album semi-officiel de 1978.
Quant à New Order, je les avais découverts quelques années auparavant grâce à Power, Corruption & Lies,leur deuxième album de 1983 correspondant au single et tube "Blue Monday", qui passait en boucle sur les radios. Ce disque est un pur chef d’œuvre, et je n’ai jamais compris pourquoi la critique lui préférait toujours celui d’après, Low Life, affadi par des avalanches de synthés et des drum machines en cascade – revanche de la postérité, Power a bien mieux vieilli… Ce n’est qu’après que j’ai fait le lien musical avec Joy Division, en découvrant Movement et les singles afférents. J’aime beaucoup de titres de la période, qui sont à mon avis du niveau de Joy Division – mais sans Ian Curtis : "In A Lonely Place" (époustouflant !), "Dreams Never End", "ICB" (composé à l’époque de Joy Division) ou encore "Everything’s Gone Green", magnifique brouillon proto-techno de "Blue Monday". Par la suite, outre ce dernier titre, j’aime bien "5-8-6", "Ecstasy", "Vanishing Point", "Everyone, Everywhere", "Crystal", "Jetstream" ou encore "Tutti Frutti" où, même sous le vernis dansant et souvent clinquant, c’est certain, il y a toujours cette petite pointe de mélancolie héritée d’un certain passé…
Avez-vous rencontré des personnes du groupe ou ayant gravité autour ?
Non, mais j’ai vu New Order en concert, de même que Peter Hook & The Light, même si, dans les deux cas et pour diverses raisons, cela a été assez récent.
Vous avez réuni une énorme documentation, écrite, sonore, etc, pour écrire ce livre. Comment avez-vous procédé ?
Merci internet ! J’avais déjà beaucoup de choses sous format CD, soit l’intégrale des enregistrements officiels, des pirates live ou des démos semi-officielles. Le web est venu combler le reste, c’est-à-dire les morceaux manquant sur le coffret Heart & Soul de Joy Division, c’est-à-dire la presque intégrale du groupe, de même que ceux figurant sur le coffret presque complet de la réédition du premier album de New Order, Movement, en 2019. Du coup – et contrairement au bouquin sur les Clash, mais qui convoquait beaucoup plus de titres –, je n’ai pas le souvenir d’un seul morceau qui ait été difficile à récupérer. La seule petite contrainte a correspondu à l’acquisition d’une double compilation pirate de références, Misplaced qui rassemblait les répétitions studios disponibles de Joy Division. Comme je voulais les avoir d’un seul tenant sous format CD afin de simplifier les choses, plutôt que d’avoir à piocher les morceaux un par un sur YouTube et les remettre dans l’ordre ensuite, j’ai préféré les récupérer à partir d’un opportun fichier MP3.
Vous avez choisi un angle inhabituel pour traiter de Joy Division, en effet vous vous concentrez sur la musique et éludez quasiment le côté « mythique » qui règne autour de Ian Curtis. Ce qui rend votre ouvrage intéressant. Pourquoi cet angle plutôt inédit ?
Parce que, si la mort tragique de Ian Curtis me touche, sa légende romantico-morbide, en revanche, m’emmerde profondément. Cela me fait penser aux gens qui portent le tee-shirt avec les stries d’Unknonwn Pleasures et qui pensent connaître Joy Division parce qu’ils aiment "Love Will Tear Us Apart". J’ai voulu apprendre aux gens la véritable histoire des chansons, sans fard, et même parfois avec les échecs des musiciens (leurs réactions consternées à l’écoute du mixage des deux albums par Martin Hannett), leurs bides (la voix épouvantable de Morris lors de ses tentatives de chant au début de New Order) ou plus simplement leurs petites imperfections (une voix sous-mixée ici, un larsen oublié par là). Je me suis dit que ça présentait de l’intérêt. J’ai aussi voulu donner à lire pour la première fois en français tout un tas d’histoires et d’anecdotes lues en langue anglaise et jusqu’à présent non-traduites en français. Je pensais qu’au-delà du mythe, cela donnerait une image plus juste et plus intéressante du groupe – un travail d’historien, en somme.
Au-delà de ça, je crois qu’il y a également mon intérêt pour la création musicale et son évolution sur plusieurs années. C’est cette alchimie des groupes qui m’a toujours fasciné. Car, contrairement à un chanteur, un groupe se forme au terme d’un processus de maturation complexe, crée en une certaine durée, puis se délite inexorablement, et chacune de ces trois étapes est passionnante.
Il y a pléthore de livres sur Joy Division ou Ian Curtis, je pense à Paul Morley, Déborah Curtis, Fabien Ralon ou Peter Hook pour ne parler que de livres en français. Comment vous positionnez-vous par rapport à eux ?
Je me suis positionné sur le plan de l’analyse. Autrement dit, j’ai lu les analyses des autres essayistes, mais cela m’intéressait moins que le reste. Du coup, j’ai surtout compilé les témoignages des uns et des autres en sélectionnant principalement les ouvrages des principaux concernés, à savoir les musiciens : Peter Hook, Bernard Sumner et Stephen Morris (ainsi que, à un degré moindre, de Deborah Curtis). Et tout cela, seulement à propos des chansons et comment on les faisait vivre, avec les différentes étapes : inspirations initiales, choix musicaux, conditions d’enregistrement, mixage, promotion artistique, anecdotes inattendues, etc. L’intérêt était de croiser ces sources pour les enrichir (ce qui m’a été particulièrement utile sur l’après-Joy Division, quand les trois musiciens essaient de raconter comment ils ont fait – je m’en suis beaucoup servi), mais aussi pour démonter des témoignages erronés (comme lorsque Peter Hook accuse Bauhaus d’avoir pompé le riff mélodique de "Mesh" (1981)… pour leur "Bela Logusi’s Dead" (1979 !!...)). Ne jamais perdre de vue le caractère aléatoire d’un témoignage.
Pensez-vous faire une suite avec les albums de New Order ?
Oui, j’y ai songé, mais je ne travaille que sur des groupes qui ne sont plus en activité, de manière à avoir une vue globale sur un sujet fini. Or, New Order tourne toujours. Donc, pas de bouquin sur New Order dans l’immédiat.
Sur quel groupe ou artiste aimeriez-vous écrire à présent ?
Mon prochain livre de ce style portera – croisons les doigts – sur un groupe français qui n’est plus activité. Ça me changera du rock britannique, mais ce n’est pas pour tout de suite et c’est la raison pour laquelle je ne souhaite pas en dire plus.
Clash et Joy Division sont tous deux de la même époque. C'est une coïncidence ou vous avez une prédilection pour la musique britannique de cette époque ?
Oui, énormément ! Je vous renvoie à ma réponse à la seconde question.
Quelles sont vos influences en matière d'écriture musicale ?
Mes influences en matière d’écriture sont davantage celles de l’historiographie traditionnelle, avec des chercheurs spécialistes en histoire culturelle, comme Pascal Ory ou Jean-François Sirinelli, qui – de ce que j’en sais – ne connaissent rien au rock. J’ai repris leur rigueur analytique et leur méthode de classement, alors que les autres livres, de facture «rock», ne me convainquaient pas, sauf s’il s’agissait de témoignages (toujours précieux). J’ai aussi pioché du côté de lectures en anglais. Mais, le problème avec Joy Division, c’est qu’on retombait très vite dans la légende romantique de Curtis. Et comme je n’écrivais pas une bio, cela ne m’a pas été très utile.
Ecrire sur la musique ou sur l'histoire c'est la même chose pour vous ? Ou est-ce que vous avez la pression de vos pairs en histoire ?
Au fond, oui. Je me suis rendu compte que je mettais le même sérieux à traiter ce sujet «mineur» qu’est la musique rock, que les candidats à la présidentielle ou les intellectuels français des années trente. Cela m’est apparu comme une évidence : si le premier sujet était plus populaire et moins savant que les deux autres, il m’apparaissait tout aussi important. J’ajoute que les deux domaines (histoire / rock) ne sont pas cloisonnés, loin de là. J’ai fait juste avant le confinement une séance de cours à des étudiants, à qui j’ai parlé du rock et de la guerre froide. Par ailleurs, à la toute fin de mon ouvrage sur Les Intellectuels français et la guerre d’Espagne, j’ai discrètement reproduit trois courts vers du "Spanish Bombs" des Clash. Il en va de l’écriture comme du reste : rien n’est étanche, tout communique.
La deuxième partie de la question est drôle. En effet, non seulement, je n’ai jamais reçu de pressions de la part de mes pairs historiens, mais le bouquin les a même amusés. Mon cher maître et ami, Pascal Ory, avait ainsi pris l’habitude d’interpeler les gens de son entourage devant moi en leur disant, d’un air amusé : «– Vous savez que Pierre-Frédéric a écrit un livre sur les Clash ?...Oui, les Clash !... » Et sinon, je n’en reviens pas non plus du nombre de fois où ce bouquin m’aura servi de sauf-conduit, parmi les chercheurs de ma génération. Un vrai talisman !
En quoi votre métier d'historien vous a t-il été utile pour écrire sur la musique ?
Mon métier d’historien m’a été utile pour me dégager du mythe et de la légende, l’un et l’autre excessivement pesants et déformants, autour de Ian Curtis, afin de mieux recentrer ma recherche sur l’origine de Joy Division : ses chansons. Bref, sur l’essentiel. Je laisse le mythe aux autres (et l’avantage, c’est qu’on broder dessus sans fin !). Cela m’a aussi permis d’inscrire la création artistique dans son contexte historique : la crise des années 70, le chômage, l’absence de perspectives et tout le reste.
Un conseil de lecture sur Joy Division et New Order ? En littérature musicale ? En histoire ? Autres sujets ?
Je limiterai ma réponse aux lectures concernant Joy Division et New Order. Concernant le premier groupe, il y a de très bonnes synthèses, comme la bio de Mick Middles et Lindsey Reade sur Ian Curtis ou bien l’ouvrage fondateur en français de Sébastien Raizer, celui de Fabien Ralon aussi.
Mais ce qui m’a le plus servi, ça a été les témoignages des acteurs. Celui de Deborah Curtis, Touching From A Distance, sur l’envers du décor, mais aussi les trois visions des trois survivants. Les deux gros volumes pleins d’un humour inattendu de Peter Hook, Unknown Pleasures : Joy Division vu de l’intérieur , et Substance : New Order vu de l’intérieur parus chez Le Mot et le Reste, mais aussi, le tome de Bernard Sumner, Chapter And Verse : Joy Division, New Order And Me et les deux de Stephen Morris, Record, Play, Pause, I et – bientôt, espérons-le – II. Ces deux références couvrent les périodes des deux groupes et sont en anglais, mais se lisent très facilement (et très agréablement), pour peu que l’on ait envie d’en savoir un peu plus sur Joy Division et New Order.
Il faut aussi lire la longue (et unique) interview donnée au Vif-L’Express par l’amie de cœur belge de Ian Curtis, Annik Honoré, quelques années avant sa mort. C’est disponible en ligne, et ça donne des clés nouvelles pour nuancer très sensiblement le livre de Deborah Curtis.
Pour les mordus, il y a enfin le carnet de notes de Ian Curtis, So This Is Permanence, paru en format album et enrichi de nombreux documents, de même que les albums photos de Kevin Cummins sur les deux groupes.
Qu'écoutez-vous, que lisez-vous en ce moment ?
En ce moment, je lis avec passion l’essai historique en deux volumes de Philippe Ariès, L’Homme devant la mort – c’est d’actualité.
Vos projets éditoriaux, tous sujets confondus ?
Quand la vie aura repris son cours normal, et quel que soit le temps que cela prendra, je publierai une biographie consacrée à Valentin Feldman, un jeune philosophe de 33 ans, juif, communiste et résistant français. Il est resté célèbre pour avoir lancé en juillet 1942, aux soldats allemands qui allaient le fusiller, ces derniers mots plein d’aplomb : « – Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Un sacré bonhomme et, pour moi, la fin attendue d’une quête très personnelle de plus de 15 ans.
Je suis effectivement historien et enseignant. Sur le plan de la recherche, mes travaux portent sur l’histoire politique et culturelle des années 30 et 40 – mais pas exclusivement. Ce qui m’a conduit à écrire sur le rock, c’est l’échec d’un projet d’édition en 2012. Un éditeur m’a refusé un manuscrit déjà rédigé sur les vaincus de l’élection présidentielle, le groupe de ceux qui arrivent en 3e position et qui sont donc les premiers à ne pas se qualifier pour la finale – le texte sera finalement publié en 2017 par Le Félin, sous le titre : Le Troisième Homme. Histoire des grands perdants de l’élection présidentielle (1958-2012). Me retrouvant sans éditeur avec un texte, dans lequel je m’étais beaucoup investi, j’ai décidé de tout laisser de côté et de rédiger un livre sur un sujet qui me plaisait avant tout. D’où le rock, d’où The Clash, d’où Le Mot et le Reste, à qui j’ai proposé le manuscrit – vite écrit, mais auquel je songeais depuis longtemps – d’un dictionnaire des chansons du groupe. Et voilà donc, Rock The Casbah. Le son de The Clash, paru en 2013.
Quels sont vos goûts musicaux ?
Que de réponses possibles !...
Dans ce qui suit, j’indique mes préférences en gras. Mes goûts musicaux sont tournés en priorité sur cette formidable vague musicale, allant de la fin des années 70, avec le punk, jusqu’au milieu des années 80, mais là-encore, ce n’est pas exclusif. Avant, je suis plus Velvet Underground, Doors, Stooges et New York Dolls que n’importe quoi d’autre, et certainement plus Kinks ou Who, que Beatles ou Rolling Stones (encore que je préfère nettement ceux-ci aux précédents). Pour faire le lien entre l’avant et l’après 1977, j’adore Roxy Music, ainsi que la trilogie berlinoise de David Bowie(le reste, moins, si ce n’est son exceptionnel dernier album, Blackstar).
De manière générale, je suis un inconditionnel du rock anglais des années 70-80 : The Clash en priorité, ainsi que pas mal de groupes issus du punk, mais qui, si on les écoute attentivement, ne se sont jamais cantonnés dans un même genre musical, mais en ont exploré d’autres (The Damned, Public Image Limited, The Stranglers, Stiff Little Fingers, Ruts). J’aime aussi la new wave (Joy Division, puis New Order, surtout celui des débuts, The Cure, Section 25, Magazine, The Chamelelons, Bauhaus, The Sound, Siouxsie, les premiers Clan of Xymox, ou encore Wire, que j’adore, toutes périodes confondues). Je suis enfin un inconditionnel des grands et inégalables mélodistes britanniques (le regretté Pete Shelley pour les Buzzcocks, Johnny Marr pour les Smiths – je pourrais aussi ajouter Wire ici) ou irlandais (The Undertones). Un peu plus tard, vers les années 90, j’ai toujours préféré les formidables Lush, Supergrass, puis Franz Ferdinand à Oasis et Blur, qui m’ont toujours laissé froid.
Mention spéciale au ska et reggae blanc des Specials et, plus tard au Mezzanine de Massive Attack, parfaite synthèse musicale entre… The Clash et Joy Division ! (je ne suis pas le seul, ni le premier, à l’avoir noté).
Côté américain, j’adore Devo pour les mêmes raisons qui me font aimer la new wave anglaise, j’apprécie Blondie, le Remain in Light des Talking Heads, Wall Of Woodoo ou les B 52’s et, à un degré moindre, Television, Richard Hell ou les trop répétitifs Ramones. Mais le doublon Pixies-Nirvana est venu me ravir à la fin des années 80, après toute cette soupe électronique (même si j’en garde un bout). Il y a eu aussi les Dandy Warhol, un peu plus tard, mais surtout Garbage. On l’aura compris : ma sensibilité est plus britannique qu’américaine.
Et justement, en ce qui concerne l’héritage musical français, il est assez secondaire. Je n’aime pas le présupposé de la chanson française qui veut plus émouvoir par le texte que par la musique (je me sens plus près des Anglo-saxons, qui font exactement le contraire), hormis Michel Polnareff, pour son talent mélodique, et Serge Gainsbourg, pour Melody Nelson et quelques autres et, plus ponctuellement Jacques Dutronc, Françoise Hardy et Joe Dassin. Sinon, des chanteurs comme Brassens et Ferré m’emmerdent plus qu’un jour de pluie… Toujours pour la période 70-80, je ne suis pas très mainstream, car mes groupes préférés, ce ne sont ni Téléphone, ni Trust (encore que je ne les déteste pas), mais Métal Urbain, Taxi Girl, Marquis de Sade, Starshooter et, à un degré moindre, les Dogs, Stinky Toys, Extraballe (leur premier album est un bijou inconnu), Edith Nylon, Orchestre Rouge, Mikado et même le premier Lio (c’est dire !). Un rare compositeur à égaler les Anglais sur le plan des mélodies, c’est le très estimable Étienne Daho (point commun avec Taxi Girl), et son exceptionnel Pop Satory(qu’il faut réécouter). Ensuite la Mano Negra, les Négresses Vertes et Noir Désir, comme tout le monde, mais aussi Nuclear Device, et surtout et avant tout Les Thugs (eux-aussi une exception française sur le plan mélodique, avec une de mes chansons préférées : "Dreamers Song"). Aujourd’hui : Lescop, La Femme, mais aussi Shaka Ponk.
Ailleurs : on oublie trop les Allemands, avec d’abord le groupe choral des années 30, les Comedian Harmonists (extraordinaires), Kraftwerk, les géniaux inventeurs de la techno à visage humain, le merveilleux Trans Europa Express, les deux premiers albums punk de Nina Hagen, qui valent plus que le détour, ou encore le très bon album techno de Terranova, Peace Is Though. Hommage aux Hollandais de Clan Of Xymox et Gruppo Sportivo et, plus ponctuellement, à l’Italien Paolo Conte ou aux Espagnols de Kortatu. En plus des Irlandais déjà cités au-dessus, je peux ajouter Dexy’s Midnight Runners à la liste.
En musique contemporaine : Philip Glass.
Avant de publier vos livres musicaux, avez-vous écrit des articles, des chroniques, dans la presse, sur des blogs ?
Non.
Pouvez-vous nous parler de votre premier ouvrage musical, Rock The Casbah- Le son de The Clash ?
Comme indiqué plus haut, ce livre est né de l’échec d’un projet d’édition, disons plus «classique», et de ma volonté de passer à autre chose pour ne pas en rester à l’amertume. De là, l’idée de me livrer en historien à l’étude de mon groupe de rock préféré, The Clash. Il y avait déjà une ample littérature à son sujet, en anglais ou en français, mais j’ai voulu faire quelque chose que personne n’aurait fait avant, et mon choix s’est porté sur un dictionnaire des chansons, mais alors de toutes leurs chansons : officielles, face B, rares, remix, inédits, démos, etc. J’ai même consacré une section de l’ouvrage aux chansons perdues ! Je voulais, d’une part, produire une écriture scientifique évacuant le mythe et l’emphase dans un genre culturel reconnu, mais volontiers considéré comme mineur, et, d’autre part, battre les Anglo-saxons sur leur propre terrain, en termes d’exhaustivité et de précision. Dans cette optique, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur un éditeur, Le Mot et le Reste, dont l’approche me semblait exactement correspondre à mes exigences. Il ne faut jamais l’oublier, car un texte, si valable soit-il, ne vaut jamais rien s’il n’y a pas quelqu’un pour l’éditer.
Qu'est-ce qui vous a décidé à consacré un livre à Joy Division et aux débuts de New Order ?
Joy Division est, juste après The Clash, mon groupe préféré – mais sans exclusive. Le bouquin sur les Clash ayant été remarqué, je me suis dit que je pourrais continuer sur le même registre avec un autre de mes groupes de prédilection. J’ai juste voulu être encore plus rigoureux sur ce deuxième livre musical que sur le premier, ce qui fait par exemple que j’ai ajouté des notes de bas de page pour que ce soit un vrai livre d’historien. S’est posée ensuite – comme pour tout chercheur – la question des limites de mon sujet. Et là, je me suis dit 1) qu’il fallait dégager tout le fatras de la légende romantique autour de Ian Curtis (il y en avait déjà pas mal comme ça, pourquoi en rajouter ?) et 2) que je ne pouvais pas me limiter à la coupure du 18 mai 1980, le jour de son suicide. Si je m’intéressais vraiment à la musique, je devais intégrer le premier opus de New Order, Movement(1981), l’impossible troisième album de Joy Division, si Curtis avait vécu, et tout entier marqué par le deuil de ce dernier. C’était une évidence. Et d’autant plus que tous les autres bouquins, anglais, français et autres disaient en substance : «Après le suicide de Ian Curtis, les trois survivants de Joy Division forment New Order…» Ben voyons, comme ça, du jour au lendemain ! En réalité, la transition avait pris plusieurs mois (avec des enregistrements correspondant à cette période trouble) et, au final, une année pleine et entière pour passer de l’un à l’autre sur le plan musical. Je voulais aussi partir à la recherche de cet entre-deux que personne n’avait évoqué avant de façon méthodique. D’où l’idée de faire un bouquin basé sur les bornes chronologiques 1977-1981 (et non 1980). Jusqu’au bout, j’ai redouté que mon éditeur ne rejette ce parti pris, mais, à mon grand soulagement, il l’a accepté sans discussion. Parce que c’était fondé : les dernières instrumentations des survivants de Joy Division, en tant que musiciens de Joy Division, pour des overdubs sur plusieurs titres de la compilation Still, datent en effet de… février 1981 ! Ça bouleverse quand même certaines certitudes.
Que représente Joy Division et New Order pour vous ? Quels sont morceaux préférés et pourquoi ?
Joy Division représente beaucoup pour moi, car c’est un groupe que j’ai découvert vers la fin des années 80, peu avant mes vingt ans, à une époque où je n’allais pas très bien, et où leur musique me semblaient traduire des sentiments que j’éprouvais moi-même – je ne l’ai jamais oublié. J’écoutais une cassette audio, qu’un ami m’avait prêtée, avec un album par face. Au départ, cela a d’abord été de la franche répulsion, face au côté très hermétique de la musique, mais des titres comme "New Dawn Fades" (le premier !), "Decades", et aussi l’incomparable "She’s Lost Control" ou "Isolation" étaient tellement géniaux, que le reste ne pouvait pas être nul. Et, en effet, ça s’est passé comme ça. J’ai ensuite découvert des titres moins accessibles, comme "No Love Lost", "Transmission", "The Only Mistake", "Dead Souls", "These Days", à l’époque où la compilation Substance est sortie. Je suis devenu complètement accro. Et, plus tard aussi, j’ai découvert le très punk "They Walked In Line" (première version) sur l’album semi-officiel de 1978.
Quant à New Order, je les avais découverts quelques années auparavant grâce à Power, Corruption & Lies,leur deuxième album de 1983 correspondant au single et tube "Blue Monday", qui passait en boucle sur les radios. Ce disque est un pur chef d’œuvre, et je n’ai jamais compris pourquoi la critique lui préférait toujours celui d’après, Low Life, affadi par des avalanches de synthés et des drum machines en cascade – revanche de la postérité, Power a bien mieux vieilli… Ce n’est qu’après que j’ai fait le lien musical avec Joy Division, en découvrant Movement et les singles afférents. J’aime beaucoup de titres de la période, qui sont à mon avis du niveau de Joy Division – mais sans Ian Curtis : "In A Lonely Place" (époustouflant !), "Dreams Never End", "ICB" (composé à l’époque de Joy Division) ou encore "Everything’s Gone Green", magnifique brouillon proto-techno de "Blue Monday". Par la suite, outre ce dernier titre, j’aime bien "5-8-6", "Ecstasy", "Vanishing Point", "Everyone, Everywhere", "Crystal", "Jetstream" ou encore "Tutti Frutti" où, même sous le vernis dansant et souvent clinquant, c’est certain, il y a toujours cette petite pointe de mélancolie héritée d’un certain passé…
Avez-vous rencontré des personnes du groupe ou ayant gravité autour ?
Non, mais j’ai vu New Order en concert, de même que Peter Hook & The Light, même si, dans les deux cas et pour diverses raisons, cela a été assez récent.
Vous avez réuni une énorme documentation, écrite, sonore, etc, pour écrire ce livre. Comment avez-vous procédé ?
Merci internet ! J’avais déjà beaucoup de choses sous format CD, soit l’intégrale des enregistrements officiels, des pirates live ou des démos semi-officielles. Le web est venu combler le reste, c’est-à-dire les morceaux manquant sur le coffret Heart & Soul de Joy Division, c’est-à-dire la presque intégrale du groupe, de même que ceux figurant sur le coffret presque complet de la réédition du premier album de New Order, Movement, en 2019. Du coup – et contrairement au bouquin sur les Clash, mais qui convoquait beaucoup plus de titres –, je n’ai pas le souvenir d’un seul morceau qui ait été difficile à récupérer. La seule petite contrainte a correspondu à l’acquisition d’une double compilation pirate de références, Misplaced qui rassemblait les répétitions studios disponibles de Joy Division. Comme je voulais les avoir d’un seul tenant sous format CD afin de simplifier les choses, plutôt que d’avoir à piocher les morceaux un par un sur YouTube et les remettre dans l’ordre ensuite, j’ai préféré les récupérer à partir d’un opportun fichier MP3.
Vous avez choisi un angle inhabituel pour traiter de Joy Division, en effet vous vous concentrez sur la musique et éludez quasiment le côté « mythique » qui règne autour de Ian Curtis. Ce qui rend votre ouvrage intéressant. Pourquoi cet angle plutôt inédit ?
Parce que, si la mort tragique de Ian Curtis me touche, sa légende romantico-morbide, en revanche, m’emmerde profondément. Cela me fait penser aux gens qui portent le tee-shirt avec les stries d’Unknonwn Pleasures et qui pensent connaître Joy Division parce qu’ils aiment "Love Will Tear Us Apart". J’ai voulu apprendre aux gens la véritable histoire des chansons, sans fard, et même parfois avec les échecs des musiciens (leurs réactions consternées à l’écoute du mixage des deux albums par Martin Hannett), leurs bides (la voix épouvantable de Morris lors de ses tentatives de chant au début de New Order) ou plus simplement leurs petites imperfections (une voix sous-mixée ici, un larsen oublié par là). Je me suis dit que ça présentait de l’intérêt. J’ai aussi voulu donner à lire pour la première fois en français tout un tas d’histoires et d’anecdotes lues en langue anglaise et jusqu’à présent non-traduites en français. Je pensais qu’au-delà du mythe, cela donnerait une image plus juste et plus intéressante du groupe – un travail d’historien, en somme.
Au-delà de ça, je crois qu’il y a également mon intérêt pour la création musicale et son évolution sur plusieurs années. C’est cette alchimie des groupes qui m’a toujours fasciné. Car, contrairement à un chanteur, un groupe se forme au terme d’un processus de maturation complexe, crée en une certaine durée, puis se délite inexorablement, et chacune de ces trois étapes est passionnante.
Il y a pléthore de livres sur Joy Division ou Ian Curtis, je pense à Paul Morley, Déborah Curtis, Fabien Ralon ou Peter Hook pour ne parler que de livres en français. Comment vous positionnez-vous par rapport à eux ?
Je me suis positionné sur le plan de l’analyse. Autrement dit, j’ai lu les analyses des autres essayistes, mais cela m’intéressait moins que le reste. Du coup, j’ai surtout compilé les témoignages des uns et des autres en sélectionnant principalement les ouvrages des principaux concernés, à savoir les musiciens : Peter Hook, Bernard Sumner et Stephen Morris (ainsi que, à un degré moindre, de Deborah Curtis). Et tout cela, seulement à propos des chansons et comment on les faisait vivre, avec les différentes étapes : inspirations initiales, choix musicaux, conditions d’enregistrement, mixage, promotion artistique, anecdotes inattendues, etc. L’intérêt était de croiser ces sources pour les enrichir (ce qui m’a été particulièrement utile sur l’après-Joy Division, quand les trois musiciens essaient de raconter comment ils ont fait – je m’en suis beaucoup servi), mais aussi pour démonter des témoignages erronés (comme lorsque Peter Hook accuse Bauhaus d’avoir pompé le riff mélodique de "Mesh" (1981)… pour leur "Bela Logusi’s Dead" (1979 !!...)). Ne jamais perdre de vue le caractère aléatoire d’un témoignage.
Pensez-vous faire une suite avec les albums de New Order ?
Oui, j’y ai songé, mais je ne travaille que sur des groupes qui ne sont plus en activité, de manière à avoir une vue globale sur un sujet fini. Or, New Order tourne toujours. Donc, pas de bouquin sur New Order dans l’immédiat.
Sur quel groupe ou artiste aimeriez-vous écrire à présent ?
Mon prochain livre de ce style portera – croisons les doigts – sur un groupe français qui n’est plus activité. Ça me changera du rock britannique, mais ce n’est pas pour tout de suite et c’est la raison pour laquelle je ne souhaite pas en dire plus.
Clash et Joy Division sont tous deux de la même époque. C'est une coïncidence ou vous avez une prédilection pour la musique britannique de cette époque ?
Oui, énormément ! Je vous renvoie à ma réponse à la seconde question.
Quelles sont vos influences en matière d'écriture musicale ?
Mes influences en matière d’écriture sont davantage celles de l’historiographie traditionnelle, avec des chercheurs spécialistes en histoire culturelle, comme Pascal Ory ou Jean-François Sirinelli, qui – de ce que j’en sais – ne connaissent rien au rock. J’ai repris leur rigueur analytique et leur méthode de classement, alors que les autres livres, de facture «rock», ne me convainquaient pas, sauf s’il s’agissait de témoignages (toujours précieux). J’ai aussi pioché du côté de lectures en anglais. Mais, le problème avec Joy Division, c’est qu’on retombait très vite dans la légende romantique de Curtis. Et comme je n’écrivais pas une bio, cela ne m’a pas été très utile.
Ecrire sur la musique ou sur l'histoire c'est la même chose pour vous ? Ou est-ce que vous avez la pression de vos pairs en histoire ?
Au fond, oui. Je me suis rendu compte que je mettais le même sérieux à traiter ce sujet «mineur» qu’est la musique rock, que les candidats à la présidentielle ou les intellectuels français des années trente. Cela m’est apparu comme une évidence : si le premier sujet était plus populaire et moins savant que les deux autres, il m’apparaissait tout aussi important. J’ajoute que les deux domaines (histoire / rock) ne sont pas cloisonnés, loin de là. J’ai fait juste avant le confinement une séance de cours à des étudiants, à qui j’ai parlé du rock et de la guerre froide. Par ailleurs, à la toute fin de mon ouvrage sur Les Intellectuels français et la guerre d’Espagne, j’ai discrètement reproduit trois courts vers du "Spanish Bombs" des Clash. Il en va de l’écriture comme du reste : rien n’est étanche, tout communique.
La deuxième partie de la question est drôle. En effet, non seulement, je n’ai jamais reçu de pressions de la part de mes pairs historiens, mais le bouquin les a même amusés. Mon cher maître et ami, Pascal Ory, avait ainsi pris l’habitude d’interpeler les gens de son entourage devant moi en leur disant, d’un air amusé : «– Vous savez que Pierre-Frédéric a écrit un livre sur les Clash ?...Oui, les Clash !... » Et sinon, je n’en reviens pas non plus du nombre de fois où ce bouquin m’aura servi de sauf-conduit, parmi les chercheurs de ma génération. Un vrai talisman !
En quoi votre métier d'historien vous a t-il été utile pour écrire sur la musique ?
Mon métier d’historien m’a été utile pour me dégager du mythe et de la légende, l’un et l’autre excessivement pesants et déformants, autour de Ian Curtis, afin de mieux recentrer ma recherche sur l’origine de Joy Division : ses chansons. Bref, sur l’essentiel. Je laisse le mythe aux autres (et l’avantage, c’est qu’on broder dessus sans fin !). Cela m’a aussi permis d’inscrire la création artistique dans son contexte historique : la crise des années 70, le chômage, l’absence de perspectives et tout le reste.
Un conseil de lecture sur Joy Division et New Order ? En littérature musicale ? En histoire ? Autres sujets ?
Je limiterai ma réponse aux lectures concernant Joy Division et New Order. Concernant le premier groupe, il y a de très bonnes synthèses, comme la bio de Mick Middles et Lindsey Reade sur Ian Curtis ou bien l’ouvrage fondateur en français de Sébastien Raizer, celui de Fabien Ralon aussi.
Mais ce qui m’a le plus servi, ça a été les témoignages des acteurs. Celui de Deborah Curtis, Touching From A Distance, sur l’envers du décor, mais aussi les trois visions des trois survivants. Les deux gros volumes pleins d’un humour inattendu de Peter Hook, Unknown Pleasures : Joy Division vu de l’intérieur , et Substance : New Order vu de l’intérieur parus chez Le Mot et le Reste, mais aussi, le tome de Bernard Sumner, Chapter And Verse : Joy Division, New Order And Me et les deux de Stephen Morris, Record, Play, Pause, I et – bientôt, espérons-le – II. Ces deux références couvrent les périodes des deux groupes et sont en anglais, mais se lisent très facilement (et très agréablement), pour peu que l’on ait envie d’en savoir un peu plus sur Joy Division et New Order.
Il faut aussi lire la longue (et unique) interview donnée au Vif-L’Express par l’amie de cœur belge de Ian Curtis, Annik Honoré, quelques années avant sa mort. C’est disponible en ligne, et ça donne des clés nouvelles pour nuancer très sensiblement le livre de Deborah Curtis.
Pour les mordus, il y a enfin le carnet de notes de Ian Curtis, So This Is Permanence, paru en format album et enrichi de nombreux documents, de même que les albums photos de Kevin Cummins sur les deux groupes.
Qu'écoutez-vous, que lisez-vous en ce moment ?
En ce moment, je lis avec passion l’essai historique en deux volumes de Philippe Ariès, L’Homme devant la mort – c’est d’actualité.
Vos projets éditoriaux, tous sujets confondus ?
Quand la vie aura repris son cours normal, et quel que soit le temps que cela prendra, je publierai une biographie consacrée à Valentin Feldman, un jeune philosophe de 33 ans, juif, communiste et résistant français. Il est resté célèbre pour avoir lancé en juillet 1942, aux soldats allemands qui allaient le fusiller, ces derniers mots plein d’aplomb : « – Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Un sacré bonhomme et, pour moi, la fin attendue d’une quête très personnelle de plus de 15 ans.
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