John Cale
Helen Of Troy |
Label :
Island |
||||
Helen Of Troy est un disque maudit au sens premier et noble du terme.
Après Fear (1974) et Slow Dazzle (début 1975), il vient conclure la trilogie Island dans le fracas, la fureur et la haine. Island décide de sortir cet album sans l'autorisation de Cale qui mettra fin à sa collaboration avec le label. Au plus fort de ce conflit, Island retirera le "dangereux" titre "Leaving It Up To You", après les premiers pressages du vinyle : John Cale y fait référence à Sharon Tate, épouse de Roman Polanski assassinée en 1969. Il sera remplacé par le calme "Coral Moon", tout en légèreté et innocence. John Cale n'a pas eu le temps nécessaire pour apporter les dernières touches à son disque. Il vit en homme pressé, surmené, pris entre plusieurs projets : il est son propre producteur mais aussi celui d'artistes uniques et les plus prometteurs, comme Patti Smith, Nico. Il est au bord d'une crise physique et morale. Et c'est aussi un homme profondément meurtri par l'existence (la trahison de sa femme). Cet évènement tragique hante non seulement ce disque mais il est déjà présent dans Fear ("Gun"), Slow Dazzle ("Guts"). Écoutez le final de "Guts", il hurle comme une bête prise au piège, insulte ce soi-disant ami. La fêlure s'élargit et implosera sur Helen Of Troy. Malgré son inachèvement, ce disque est d'une rare intensité (émotionnelle, auditive).
Cale est arrivé à un terminus ténébreux, a brûlé ses dernières ressources et nous livre un témoignage d'écorché vif. Il suffit de regarder attentivement le visuel pour comprendre le malaise de cette oeuvre.
John Cale est assis sur un somptueux fauteuil de style Voltaire. Pour l'instant, rien de bien choquant, on se dit que ce disque sera confortable, richement orné comme ce siège, dans la veine de Paris 1919. Mais voilà, Cale est ligoté par une camisole de force et surtout il vous fixe d'un regard inquiétant car vide, rappelant celui figé, glacé de Fear : que fixe-t-il ainsi, nous, celle qui l'a trahi, son "ami", ou bien RIEN, un néant fait de visions vengeresses et suicidaires. Derrière lui, est accroché un miroir (ou une psyché, ce miroir reflétant l'âme) qui renvoie l'image d'une femme élégante et sensuelle ; elle aussi vous regarde et semble vous appeler, vous tendre ses mains. Elle est cette Hélène de la mythologie grecque, prisonnière consentante évoquée explicitement dans le titre du disque. Épouse de Ménélas, elle trahira son mari pour le prince Pâris. Ce dernier l'enlèvera pour l'emmener à Troie. De ce rapt, naîtra la fameuse guerre de Troie opposant les rivaux de cette belle Hélène. Aussi, Cale est en quelque sorte parti en guerre mais celle-ci est tout intériorisée. S'il se bat c'est contre ses propres démons.
Ce disque est un peu une lente descente dans l'innommable et la folie. Cale explore sa souffrance, y descend au plus profond, atteint des limites qui dépassées l'amèneront à une auto-destruction. C'est un peu comme un suicide. D'abord d'un point de vue commercial : comme on a pu le voir, Island sort le disque sans son aval dans la hâte, comme pour sauver les meubles qui restent de ce saccage et chaos musical.
C'est aussi pour l'auteur un exorcisme, une catharsis. Se purifier par le feu : et l'électricité musicale vient consumer la rage et l'impuissance qui le minent.
Cet album est celui d'une tension intérieure extrême : à tout moment, elle peut déborder et exploser. La voix de Cale reflète cette violence contenue : pouvez-vous écouter "Engine" et "Leaving It Up To You", sans frémir ou éprouver une angoisse, tant sa voix est méconnaissable, devenue bestiale. C'est un hurlement, un grognement ou un râle. Il n'y a plus rien d'humain dans son chant. Les musiciens les plus connus qui l'entourent sont le fidèle Brian Eno au synthétiseur, Chris Spedding à la guitare et Phil Collins à la batterie. Cale est à la fois au chant, aux claviers et à la guitare.
La musique est tour à tour violente, mélancolique et tourmentée. Les guitares ont un rendu "sale", distordues, torturées et dès les premières minutes de "My Maria" qui ouvre le bal. Les claviers installent une atmosphère lugubre, créent des sonorités métalliques.
Les rares moments d'apaisement sont ceux du recueillement (sur "My Maria" avec son orgue et ses choeurs quasi liturgiques et "Coral Moon" paisible et langoureux) ou de la méditation et du lyrisme désabusé ("I Keep A Close Watch"). "Save Us" avec son violon menaçant, sa basse d'un lourdeur entêtante et son orgue tout droit sorti d'un rituel macabre, ressemble à un De profundis, prière lancée à Dieu dans les moments les plus désespérés. Il y a deux reprises sur ce disque : le fameux "Pablo Picasso" des Modern Lovers, mais la mélodie est titubante, rageuse, éloignée du ton moqueur et désinvolte de Richman. De même, sur la reprise de Jimmy Reed, "Baby, What You Want Me To Do", Cale nous sert un blues crasseux, éreinté. Enfin "Sudden Death", ballade se muant en marche funèbre, marque l'apogée de cette longue descente aux enfers : la voix à la limite des sanglots de Cale, des cordes plaintives et surtout vers la quatrième minute le titre bascule dans le vide avec ses notes lointaines de piano désaccordé, son orgue aux tonalités morbides.
Au milieu du livret Cale a mis en exergue cette phrase extraite du titre "I Keep A Close Watch" : "I keep a close watch on this heart of mine". Elle résume bien l'ambiance pulsionnelle et introvertie de ce disque. Cale y fait l'autopsie impitoyable de son moi.
Alors que Fear et Slow Dazzle naviguaient encore en des eaux peu agitées même si entourées de gouffres béants, Helen Of Troy nous fait chavirer dans un abîme insondable. J'utilise à dessein cette image du navire, car en 1979 Cale écrira ce très beau titre "Captain Hook" (sur le live Sabotage), dans lequel il s'identifie à ce renégat, capitaine de vaisseau pris dans la tourmente ; il tente de lutter encore contre des forces destructrices qui l'assaillent mais bientôt son équipage s'enfonce... et nous sombrons aussi, sans espoir de salut.
Après Fear (1974) et Slow Dazzle (début 1975), il vient conclure la trilogie Island dans le fracas, la fureur et la haine. Island décide de sortir cet album sans l'autorisation de Cale qui mettra fin à sa collaboration avec le label. Au plus fort de ce conflit, Island retirera le "dangereux" titre "Leaving It Up To You", après les premiers pressages du vinyle : John Cale y fait référence à Sharon Tate, épouse de Roman Polanski assassinée en 1969. Il sera remplacé par le calme "Coral Moon", tout en légèreté et innocence. John Cale n'a pas eu le temps nécessaire pour apporter les dernières touches à son disque. Il vit en homme pressé, surmené, pris entre plusieurs projets : il est son propre producteur mais aussi celui d'artistes uniques et les plus prometteurs, comme Patti Smith, Nico. Il est au bord d'une crise physique et morale. Et c'est aussi un homme profondément meurtri par l'existence (la trahison de sa femme). Cet évènement tragique hante non seulement ce disque mais il est déjà présent dans Fear ("Gun"), Slow Dazzle ("Guts"). Écoutez le final de "Guts", il hurle comme une bête prise au piège, insulte ce soi-disant ami. La fêlure s'élargit et implosera sur Helen Of Troy. Malgré son inachèvement, ce disque est d'une rare intensité (émotionnelle, auditive).
Cale est arrivé à un terminus ténébreux, a brûlé ses dernières ressources et nous livre un témoignage d'écorché vif. Il suffit de regarder attentivement le visuel pour comprendre le malaise de cette oeuvre.
John Cale est assis sur un somptueux fauteuil de style Voltaire. Pour l'instant, rien de bien choquant, on se dit que ce disque sera confortable, richement orné comme ce siège, dans la veine de Paris 1919. Mais voilà, Cale est ligoté par une camisole de force et surtout il vous fixe d'un regard inquiétant car vide, rappelant celui figé, glacé de Fear : que fixe-t-il ainsi, nous, celle qui l'a trahi, son "ami", ou bien RIEN, un néant fait de visions vengeresses et suicidaires. Derrière lui, est accroché un miroir (ou une psyché, ce miroir reflétant l'âme) qui renvoie l'image d'une femme élégante et sensuelle ; elle aussi vous regarde et semble vous appeler, vous tendre ses mains. Elle est cette Hélène de la mythologie grecque, prisonnière consentante évoquée explicitement dans le titre du disque. Épouse de Ménélas, elle trahira son mari pour le prince Pâris. Ce dernier l'enlèvera pour l'emmener à Troie. De ce rapt, naîtra la fameuse guerre de Troie opposant les rivaux de cette belle Hélène. Aussi, Cale est en quelque sorte parti en guerre mais celle-ci est tout intériorisée. S'il se bat c'est contre ses propres démons.
Ce disque est un peu une lente descente dans l'innommable et la folie. Cale explore sa souffrance, y descend au plus profond, atteint des limites qui dépassées l'amèneront à une auto-destruction. C'est un peu comme un suicide. D'abord d'un point de vue commercial : comme on a pu le voir, Island sort le disque sans son aval dans la hâte, comme pour sauver les meubles qui restent de ce saccage et chaos musical.
C'est aussi pour l'auteur un exorcisme, une catharsis. Se purifier par le feu : et l'électricité musicale vient consumer la rage et l'impuissance qui le minent.
Cet album est celui d'une tension intérieure extrême : à tout moment, elle peut déborder et exploser. La voix de Cale reflète cette violence contenue : pouvez-vous écouter "Engine" et "Leaving It Up To You", sans frémir ou éprouver une angoisse, tant sa voix est méconnaissable, devenue bestiale. C'est un hurlement, un grognement ou un râle. Il n'y a plus rien d'humain dans son chant. Les musiciens les plus connus qui l'entourent sont le fidèle Brian Eno au synthétiseur, Chris Spedding à la guitare et Phil Collins à la batterie. Cale est à la fois au chant, aux claviers et à la guitare.
La musique est tour à tour violente, mélancolique et tourmentée. Les guitares ont un rendu "sale", distordues, torturées et dès les premières minutes de "My Maria" qui ouvre le bal. Les claviers installent une atmosphère lugubre, créent des sonorités métalliques.
Les rares moments d'apaisement sont ceux du recueillement (sur "My Maria" avec son orgue et ses choeurs quasi liturgiques et "Coral Moon" paisible et langoureux) ou de la méditation et du lyrisme désabusé ("I Keep A Close Watch"). "Save Us" avec son violon menaçant, sa basse d'un lourdeur entêtante et son orgue tout droit sorti d'un rituel macabre, ressemble à un De profundis, prière lancée à Dieu dans les moments les plus désespérés. Il y a deux reprises sur ce disque : le fameux "Pablo Picasso" des Modern Lovers, mais la mélodie est titubante, rageuse, éloignée du ton moqueur et désinvolte de Richman. De même, sur la reprise de Jimmy Reed, "Baby, What You Want Me To Do", Cale nous sert un blues crasseux, éreinté. Enfin "Sudden Death", ballade se muant en marche funèbre, marque l'apogée de cette longue descente aux enfers : la voix à la limite des sanglots de Cale, des cordes plaintives et surtout vers la quatrième minute le titre bascule dans le vide avec ses notes lointaines de piano désaccordé, son orgue aux tonalités morbides.
Au milieu du livret Cale a mis en exergue cette phrase extraite du titre "I Keep A Close Watch" : "I keep a close watch on this heart of mine". Elle résume bien l'ambiance pulsionnelle et introvertie de ce disque. Cale y fait l'autopsie impitoyable de son moi.
Alors que Fear et Slow Dazzle naviguaient encore en des eaux peu agitées même si entourées de gouffres béants, Helen Of Troy nous fait chavirer dans un abîme insondable. J'utilise à dessein cette image du navire, car en 1979 Cale écrira ce très beau titre "Captain Hook" (sur le live Sabotage), dans lequel il s'identifie à ce renégat, capitaine de vaisseau pris dans la tourmente ; il tente de lutter encore contre des forces destructrices qui l'assaillent mais bientôt son équipage s'enfonce... et nous sombrons aussi, sans espoir de salut.
Exceptionnel ! ! 19/20 | par 22goingon23 |
Note du rédacteur : cet album difficile à trouver, a été réédité en 2008 en vinyle sur le label Vinyl Lovers (avec l'inédit "Mary Lou").
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