The Stranglers
Interview d'Anthony Boile pour le livre Black & White des Stranglers paru chez Densité [samedi 05 septembre 2020] |
Encore un titre édité par Densité ?! En l'occurence c'est un peu le hasard qui a mis ce livre dans mes mains. Comme souvent chez cet éditeur, le texte est passionnant, et l'auteur, Anthony Boile, fort sympathique comme on le constate dans ses généreuses réponses.
Interview menée par NicoTag
Interview menée par NicoTag
Voulez-vous bien vous présenter ?
Bien sûr ! Je suis né 3 mois jour pour jour avant le suicide de Ian Curtis, et pile 47 ans après Yoko Ono. J’ai grandi dans l’Oise et vis à Paris depuis une vingtaine d’années. Passionné d’histoire médiévale et Renaissance, je travaille comme agent du ministère de la Culture à la basilique de Saint-Denis, berceau de l’art gothique, nécropole des rois de France et laboratoire de l’idéologie monarchique. Je contribue à l’accueil du public, à sa sécurité et à celle des oeuvres, et joue également un rôle de médiation dans le cadre du service public. Rien de très rock’n’roll à première vue, pourtant mon équilibre repose sur ces deux pôles : l’histoire et la musique.
Quel est votre rapport à la musique ?
J’ai mis du temps à en écouter ; c’est-à-dire, pour moi qui suis attaché à l’objet physique et trop mal à l’aise avec les technologies pour me plonger dans la dématérialisation, que j’ai attendu un certain âge avant d’acheter des disques. Mais, à la maison, j’avais toujours entendu de la musique. Mon père, sans être artiste, est un discophile compulsif. Il m’a emmené très jeune à des concerts : mon tout premier était Leonard Cohen au Grand Rex, pendant la tournée I’m Your Man, à l’âge de 8 ans… De manière autodidacte depuis les années 70, c’est un immense collectionneur de tout ce qui se rapporte à Cohen ; c’est ainsi que l’estiment des spécialistes qui, fréquemment, viennent visiter ce qui ressemble à un petit musée. Sans en avoir pleinement conscience, je crois que ce rapport à la musique a lentement infusé en moi… Lorsque je me suis retrouvé à Paris, j’ai creusé mon propre sillon d’auditeur et, pendant des années, j’ai cherché à appréhender l’histoire du rock en achetant beaucoup de disques et en feuilletant des ouvrages sur le sujet. Je pense que mon ambition inconsciente était d‘embrasser l’histoire du rock comme on embrasserait l’histoire de l’art : mission évidemment impossible. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai des lacunes, et je m’en fous. Parmi les artistes que j’ai immédiatement adorés, la trinité Doors/Pink Floyd/Neil Young. Lorsque, livré à moi-même dans les 9 m2 de ma première chambre d’étudiant, et soudain saisi d’une forme d’angoisse, j’ai passé le troublant Sleeps With Angels de Neil Young, j’ai réellement eu un malaise à la découverte de ce disque. Je me suis senti défaillir sous le poids de la sombre beauté qui me tombait dessus – ce qui ne s’est jamais reproduit à ce degré ! J’ai alors saisi que la musique était une chose à ne pas prendre à la légère. En revanche, je n’ai jamais été sensible à l’air du temps, au zeitgeist ; je n’écoute quasiment aucune nouveauté, ce que j’en entends sur FIP me suffit. Mes dernières découvertes sont éloquentes : un coffret anthologique de synthpop centré sur l’année 1980, et les albums solo de Rowland S. Howard… disparu en 2009 !
Dans le livre on sent une grande maîtrise de la technique musicale, de quel(s) instrument(s) jouez-vous ? Et dans quel contexte ?
C’est drôle, car je suis un non-musicien qui s’est parfois permis de faire de la musique. Je n’ai jamais cherché à l’étudier comme une science ou un langage. Je n’ai jamais eu la discipline nécessaire pour sérieusement bosser un instrument. Ceci dit, écrire des chansons m’a toujours semblé un horizon séduisant, mais plutôt comme parolier. Ce que j’ai fait pour le duo pop-folk dans lequel jouait mon frère (un musicien accompli, lui), qui a bénéficié de premières parties d’artistes reconnus et de quelques passages radio. Peu après, la trentaine déjà sonnée, l’amitié et le hasard ont fait que j’ai contribué à la formation d’un groupe, Femme Fractale, où je tenais la basse. Un groupe, ou plutôt un « atelier pop » où chaque membre était loin d’être expert de son instrument. Goût du jeu aidant, nous avons enregistré deux EP et été accueillis dans de petites salles parisiennes. Nous avons même été sélectionnés pour le tremplin « Inrocks Lab » ; la fille qui l’organisait avait trippé sur notre nom froidement glamour plus que sur notre musique, je crois. Cette année-là, Juliette Armanet avait remporté l’épreuve régionale où nous figurions, vous voyez le topo. Et Feu! Chatterton la finale, heureusement… Nous, ne maîtrisant pas trop la scène et imposant un mix brinquebalant entre post-punk, climats oniriques, ostinato velvetien et chant à la Souchon, on ne risquait pas d’emporter l’adhésion. Mais j’ai appris des choses de cette aventure, notamment à faire croire que je suis musicien ! Plus sérieusement, j’ai pu découvrir le home-studio, l’adrénaline de monter sur scène (même petite), et surtout me rendre compte que je pouvais, dans le cadre d’un travail collectif, faire naître des chansons. J’écrivais la moitié des lyrics même si je ne les chantais généralement pas, et proposais des riffs ou motifs qui formaient l’ossature de plusieurs de nos morceaux. Bien que le groupe soit en sommeil, j’affectionne toujours ces titres enregistrés avec mes partenaires, qui restent des amis chers. Bref, même non-musicien, je parviens à manufacturer de petits riffs de basse post-post-punk, et vogue la galère !
A la façon dont vous écrivez sur les Stranglers, on sent presqu'un amour pour leur musique de votre part. Comment, quand les avez-vous entendu pour la première fois ? Et pourquoi ça continue ?
C’est un amour véritable, que je n’espère pas trop complaisant… Je les ai découverts vers 2002 ou 2003 : j’étais dans ma période compulsive, et honnêtement, leurs deux premiers albums Rattus Norvegicus et No More Heroes ne sont pas immédiatement sortis du lot de ce que je me mettais dans les oreilles. Un peu plus tard, la découverte du disque capiteux qu’est Feline m’a davantage séduit : j’y contemple toujours « les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes » qu’évoquait Baudelaire à propos de l’oeuvre de Poe. Encore plus tard, à l’été 2011, la rencontre avec l’album solo du bassiste d’ascendance normande Jean-Jacques Burnel, Euroman Cometh (dont la superbe pochette exhibe le centre Pompidou dans son effrayante modernité), a servi de révélateur : ces affreux Stranglers, pour qui je n’avais pas éprouvé de coup de foudre, m’avaient lentement miné de l’intérieur par leur présence insidieuse, souterraine, donc constante. Je me suis rendu compte que j’étais amoureux, et ça m’a pris quelques années pour admettre l’évidence. Les vraies histoires d’amour fonctionnent comme ça, non ?... À leur décharge, je trouve chez les Stranglers l’essentiel de ce que je cherche dans le rock : nervosité, agressivité, poids d’une mécanique implacable, humour très noir, frontière floue entre le bon et le mauvais goût, angoisse, lyrisme, sophistication, mélodies habilement troussées, romantisme à l’ancienne qui s’exacerbe dans un sens de la provocation souvent incompris… En outre ce sont les héritiers les plus crédibles des Doors, avec dans les poches le patrimoine de la pop britannique et la culture de la vieille Europe qui faisaient fatalement défaut aux auteurs de "L.A. Woman". Les Stranglers, c’est l’auberge espagnole, pourtant leur patte est reconnaissable entre mille. Quand ils font du reggae avec "Peaches" ou "Nice ‘N’ Sleazy", le reggae mute et s’étrangle. Il ne s’agit pas de génies tels que Zappa ou Prince, brassant tous les styles musicaux comme un prestidigitateur, mais leurs limites (relatives) les ont rendus aptes à se forger un univers singulier dans cette noirceur que transcende une vraie vitalité. Alors, après des années d’accoutumance aux Stranglers ainsi qu’à d’autres artistes aux propositions esthétiques fortes (je pense à Peter Hammill, Tim Buckley, des gens comme ça), aujourd’hui beaucoup de choses me paraissent un peu fades : les folkeux et folkeuses « sensibles et mélancoliques » (n’est pas Gene Clark ni Leonard Cohen qui veut), ou un groupe ronronnant comme les Tindersticks, je n’arrive plus à écouter ça, je trouve ça chiant comme la pluie. Merci aux Stranglers de m’en avoir fait prendre conscience ! J’irais même plus loin, au risque de blasphémer, en affirmant que j’échangerais toute la discographie solo de Lou Reed contre le seul La Folie !
En lisant les pages de présentation du groupe puis de l'album, j'ai eu l'impression que vous vous bridiez. Est-ce les prémices d'un ouvrage ou d'un projet plus ambitieux ?
Cette remarque est très fine. Je ne pense pas m’être bridé, mais il faut savoir que le format de la collection « Discogonie » a ses contraintes, et c’est en respectant un cadre bien défini qu’on s’exprime le mieux. J’ai pourtant rédigé une introduction (soit la partie qui précède l’analyse de la pochette et de chaque morceau) plutôt longue pour les standards de la collection. Car il s’agissait du premier livre original en français sur le groupe, et je ne voulais pas rogner sur les présentations. Les Stranglers restent largement méconnus ; il me fallait, en quelques pages, les définir de manière percutante si possible, notamment par rapport à la « concurrence » punk. On m’a d’ailleurs dit que cette longue introduction était un modèle du genre, ce qui me touche beaucoup car c’était la partie la plus casse-gueule. Mais c’est vrai qu’avant de proposer une monographie d’un album des Stranglers aux éditions Densité, je travaillais depuis pas mal de temps, sans pression quoique résolument, sur un autre projet que je n’ai pas encore concrétisé : un essai proposant un portrait en creux du groupe, sous forme d’entrées thématiques, partant des imaginaires irriguant le diamant musical qu’est "Golden Brown". Un diamant, car incassable, inaltérable, parfait, porteur de rêves ; un tube qui semble incongru chez les Stranglers mais qui, quand on le contemple sous toutes ses facettes, révèle tant de choses sur le groupe qui a osé le produire. C’était ça, mon projet initial, et à force d’accumuler des notes et matériaux divers, je me suis dit : « Pourquoi ne pas écrire, en plus, un autre livre sur eux, sous un format complètement différent ? »
Je suis un grand amateur du travail réalisé par Densité, qu'est-ce qui vous a amené à écrire sous le format Discogonie précisément ?
Moi aussi, je suis tombé amoureux de cette collection lorsque j’ai découvert une de ses premières publications, le Neil Young – Harvest de Christophe Pirenne, quicependant avec le recul s’avère frustrant car trop succinct. D’emblée, la finition de l’objet-livre m’a séduit : beau papier, charte graphique élégante, souci du détail, format discret. Classe et sobriété. Quant à la charte de la collection, à savoir pénétrer dans les entrailles d’un album majeur, titre par titre, elle m’a paru si brutalement limpide que je me demande pourquoi personne, en France, n’y avait songé auparavant. Après avoir assisté à la plupart des rencontres/lectures faites par Pierre Lemarchand autour de son magistral Alain Bashung – Fantaisie Militaire (2008), je me suis résolu à contacter l’homme caché derrière les éditions Densité, Hugues Massello. Je ne voulais pas, en lui proposant d’écrire sur les Stranglers, que cet éventuel livre fasse doublon avec mon projet-matrice ; je ne lui ai donc suggéré ni La Folie ni Feline, pourtant les albums qui me sont les plus familiers, mais un des quatre premiers disques à sa guise.
Pourquoi Black and White plutôt qu'un autre ?
Parce que cet album de 1978 était le favori de mon éditeur, et qu’il a heureusement son mot à dire ! Après avoir rapidement soupesé les arguments, Hugues et moi nous sommes mis d’accord sur Black and White ou son successeur The Raven, qu’il ne m’était vraiment pas simple de départager. J’ai choisi le premier, un peu pour faire plaisir à Hugues, mais également parce que je savais à quel point ce disque, bouclant une sorte de trilogie tout en annonçant le futur du groupe (les synthés prenant le pas sur l’orgue, l’exploration de structures moins conventionnelles et de sujets moins autocentrés, définissant parfaitement le climat d’angoisse des seventies finissantes), était pivotal. D’ailleurs certains estiment qu’il s’agit du premier album post-punk de l’histoire. Peu importe l’étiquette : pour les connaisseurs, il demeure à coup sûr l’une des deux ou trois meilleures cuvées stranglersiennes.
Dans le livre, vous utilisez des références musicales, mais surtout extra-musicales, ce que je trouve intéressant, littéraires comme Pétrarque ou Nicholas Monsarrat, mythologiques, bibliques. C'est ici que l'on voit l'homme d'art que vous êtes ?
Oh, je n’ai pas cette prétention ! En revanche, j’envisage l’écriture musicale comme si je devais parler d’une oeuvre picturale, sculpturale ou littéraire. Cela n’a pas de sens à mes yeux, et guère d’intérêt, de disserter sur un album de rock si l’on ne convoque pas de références extramusicales. Pas uniquement pour le plaisir intellectuel qui en découle, mais parce que toute oeuvre s’inscrit dans une vaste constellation plus ou moins visible où stimuli, traces et référents culturels ne cessent de s’embrasser. C’est pour ça qu’elle nous touche autant. Les grandes chansons ne sont que la distillation de l’expérience des musiciens, dont l’imaginaire est forcément vivifié par la littérature, le cinéma, les arts plastiques… Même si plusieurs des références figurant dans mon livre proviennent de mes intuitions, je dois avouer que j’ai été merveilleusement aidé. D’abord par le chanteur-guitariste Hugh Cornwell, par procuration : son bouquin Song By Song (2001) donne des éclairages précieux sur chaque morceau réalisé par les Stranglers jusqu’à son départ en 1990. Ensuite, j’ai été secondé par mes partenaires de Femme Fractale, avec qui j’ai écouté méthodiquement chaque titre en procédant à une analyse à chaud. Graham Woodroffe et Christophe Ménier, que j’ai rencontrés à l’occasion de la genèse du livre, m’ont aidé à affiner la traduction des lyrics et à relever des référents culturels britanniques qui auraient pu m’échapper. En somme, ce livre est un tissu de voix diverses. Quand on parle d’un chef-d’oeuvre de la sculpture ou quand on analyse un monument du rock comme Black and White, comment prétendre à autre chose qu’être un passeur ? Jouer ce rôle de passeur est l’ambition la plus raisonnable qui soit, et la seule à laquelle je prétends depuis que je me suis épris de ce terme. C’est fabuleux de pouvoir concrétiser cette ambition sous la forme d’un petit bouquin.
Le livre est extrêment bien documenté, avec notamment les hebdos musicaux anglais contemporains de la sortie de l'album. Comment avez-vous réuni une telle documentation ?
Dès que j’ai rêvé de mon premier projet « Golden Brown », j’ai commencé à lire et à prendre en notes la poignée d’ouvrages anglais consacrés au groupe, notamment les fameux écrits de Cornwell. J’ai également cherché à recueillir les documents d’archive à ma portée, soit en les achetant sur des plateformes de vente (pour le plaisir physique de tenir des revues d’époque, parfois antérieures à ma naissance – c’est mon tropisme d’historien frustré qui s’exprime ici), soit en furetant sur les pages Facebook dédiées aux Stranglers. Sur ces dernières, beaucoup de fans à 90% britanniques passent leur temps à reposter les mêmes morceaux ou à poser les mêmes questions du style : « Hugh Cornwell a-t-il bien fait de claquer la porte du groupe ?... Baz Warne n’est-il pas plus performant sur scène ?... » Beaucoup de ressassements de fans, certes, mais aussi pas mal de généreux partages de photos, de coupures de presse, d’articles, d’interviews… Et là ça change tout : j’ai fait mes courses là-dedans, et je continue à le faire dès que j’en ai l’occasion. C’est sur ce type de page-forum que j’ai rencontré un chouette mec comme Christophe Ménier, qui a aidé le projet Black and White à prendre de la substance.
A la lecture du livre on sent poindre un peu de mépris à l'encontre des groupes punk et post-punk. Je me trompe ?
Vous faites allusion à quelques détours de phrases, c’est vrai… Mais j’apprécie les Pistols, et sans doute davantage PiL. J’ai grandi avec les Ramones que mon père écoutait bien avant que les kids ne portent leur logo en t-shirt. Je trouve The Clash passionnant, même si leur message humaniste pré-Manu Chao me semble un tantinet naïf – au moins, personne n’accusera les Stranglers de naïveté dans leurs commentaires politiques ou leur observation de l’être humain. Les Buzzcocks sont merveilleux, haut placés dans mon panthéon musical. Les Damned ont réalisé des choses surprenantes. L’oeuvre de Joy Division, par-delà la hype, est d’une beauté inaltérable. Magazine, The Only Ones, Fad Gadget, tout ça, c’est fabuleux et toujours très percutant. Mais excepté quelques grands noms, la plupart des groupes punk sont médiocres et conçus pour l’être, pourquoi le nier ? D’ailleurs ils sont presque tous oubliés. Alors oui, les Stranglers boxent dans une autre catégorie. J’ai voulu montrer que la doxa rock avait sciemment mis ce groupe à l’index ; ce qui était concevable à l’époque, pour des raisons idéologiques, n’est plus acceptable aujourd’hui. Il faut être aveugle et sourd pour ne pas reconnaître que, musicalement comme sur le plan lyrique, les Stranglers planent à 100 coudées au-dessus de la mêlée punk, et pas seulement parce que leur musique est enluminée par le regretté Dave Greenfield, savant fou des claviers ! Leur faculté à se régénérer à chaque album, au moins jusqu’en 1984, vaut bien celle de Bowie, mais tout le monde fait mine de l’ignorer. En termes d’écriture, ils sont au niveau des Kinks, qui eux-mêmes devraient logiquement être considérés comme les égaux des Beatles ! Quel autre groupe ayant émergé à cette période peut revendiquer ça ? En fin de compte, ce qui a desservi la réputation des Stranglers, plus que leur tempérament revêche, leur arrogance et leur image insaisissable, c’est d’avoir dit « fuck » à une scène qui aurait dû les prendre comme parrains, qui leur devait beaucoup, une scène finalement assez artificielle et bridée par des codes que des musiciens plus matures ne pouvaient accepter. On ne leur a jamais pardonné cette dissidence, et pourtant on aurait dû les honorer pour leur froide lucidité dès 1977.
Les Stranglers sont à l'honneur bien sûr, mais vous écrivez aussi sur les hommes de l'ombre tels Martin Rushent ou Alan Winstanley. Quel est leur rôle dans Black and White, et surtout leur impact ?
C’était important de rappeler que, aux côtés des artistes, un producteur et un ingé son jouent un rôle crucial pour faire naître le bébé. Or Martin Rushent, assez méconnu comparé à des Phil Spector, George Martin, Tony Visconti, Rick Rubin ou autres Nigel Godrich, a quand même réalisé beaucoup de grands disques de la période, notamment ceux des Buzzcocks et de The Human League. Adepte de la ligne claire, il a su capter à merveille l’énergie live des Stranglers sur leurs deux premiers albums, sans overdubs superflus. Mais la relation entre les musiciens et le producteur s’est fortement détériorée avec Black and White, Rushent leur reprochant de lorgner vers le prog-rock, vers un certain hermétisme, bref d’expérimenter vainement quitte à perdre leur efficacité mélodique. Le divorce était inévitable, et sera prononcé au moment de travailler sur l’ambitieux The Raven en 1979. Heureusement, les Stranglers avaient leur Geoff Emerick à eux, un jeune ingé son du nom d’Alan Winstanley, qui les assistait depuis leurs premières maquettes et finirait par coproduire The Raven après la défection du boss. Winstanley, qui a lancé avec les Stranglers une riche carrière dans la pop et le rock anglais, a été de tous leurs combats entre 1975 et 1979. J’ai cherché à l’interviewer afin d’en savoir plus sur le travail en studio, mais son agent m’a imposé un laconique questionnaire concernant mon projet, me demandant finalement si j’avais un budget pour cette interview. Non, je n’en avais pas, et puis je trouvais cette question quelque peu déplacée ; personne n’a plus fait suite à ma requête, tant pis, je m’en suis passé.
Ce n'est pas votre premier livre sur la musique. Qui sont vos modèles, les styles d'écriture musicale que vous appréciez ?
The Stranglers – Black and White est le premier livre que j’ai écrit seul. En 2015- 2016, j’avais toutefois dirigé un ouvrage collectif, Éloge du transport, à propos de Rodolphe Burger (éditions Filigranes). On m’avait donné carte blanche pour sélectionner des textes d’auteurs divers et les organiser en un recueil faisant sens ; j’avais pu y loger des extraits d’entretiens que j’avais conduits avec Rodolphe entre 2005 et 2010, aujourd’hui évaporés d’internet. C’était une belle expérience. D’ailleurs, ma rencontre avec Rodolphe Burger après la dissolution de Kat Onoma, dont je n’étais qu’un simple fan à la base, a été déterminante dans mon désir d’écrire sur des musiciens : il le sait, je ne cesse d’en éprouver de la gratitude. Mais là on part sur un autre vaste sujet… Puisque vous me demandez mes influences, je serais bien en peine de citer un modèle précis, car je n’ai pas assez lu ceux que l’on classe comme des auteurs incontournables dans le registre musical. Cependant j’apprécie la fine érudition d’un Simon Reynolds, l’approche rhizomatique d’un Greil Marcus ou le travail de fourmi effectué par une Sylvie Simmons. Côté français, j’ai été épaté par la rigueur, la limpidité et la profondeur du livre de Serge Féray, Nico, femme fatale (Le Mot et le Reste, 2016). Du même niveau, voire encore plus brillant, je dévore actuellement Leonard Cohen, l’homme qui voyait tomber les anges de l’universitaire Christophe Lebold (Camion Blanc, 2013) ; certes, c’est du Camion Blanc, pas besoin de vous faire un dessin (vous imaginez la finition de l’objet), mais l’analyse est magistrale, d’une écriture vivante, pleine de souffle et d’humour. Des livres comme ça, oui, ça me stimule. Mais certainement pas la p(r)ose d’un Patrick Eudeline… Chez Rock & Folk, j’aime les plumes de Benoît Sabatier et de Nicolas Ungemuth : lorsque j’ouvre ce magazine anachronique, c’est d’abord pour jeter un oeil sur les rééditions recensées par Ungemuth, dont j’admire l’écriture au cordeau, caustique (non exempte de méchanceté bien sentie), et bien sûr la vaste culture de mélomane. Du côté des Inrocks, il y a aussi de belles plumes bien trempées, et c’est pour ça que j’apprécie leurs hors-série compilatoires ; parce que sinon, les Inrocks, c’est le Canal+ de la presse culturelle : autrefois château de tous les fantasmes, aujourd’hui ruines peinturlurées. Enfin, je me dois de mentionner le travail remarquable de mon « partenaire d’écurie » Pierre Lemarchand, qui a sorti son Nico – The End… en binôme avec mon livre. Cet homme est la délicatesse et l’attention incarnées : son extrême sensibilité, son sens de la justesse innervent tout ce qu’il réalise, chapeau ! Son amitié est une grâce pour moi.
Pour terminer, un exemplaire est arrivé dans les mains de Jean-Jacques Burnel, qui vous a fait parvenir un message plutôt sympathique. Le but est atteint visiblement, ça vous fait quoi ?
Ah, voilà le plus bel exemple de ce qu’on peut vivre comme une grâce ! Jean-Jacques Burnel, de même que les autres Stranglers passés ou présents, ignorait que je travaillais sur le groupe. Mais avant la parution du livre, je suis entré en contact avec Stéphane Renaud, fondateur du blog Stranglers France, qui m’a joliment soutenu. Par son entremise, j’ai donc pu transmettre un exemplaire au bass hero, sans trop savoir s’il le lirait et s’il trouverait ça réussi. Puis mi-septembre, Stéphane m’apprend que non seulement il l’a lu, mais qu’en outre il souhaite me remercier en direct ! Vous imaginez ce qui se passe dans ma tête : c’est rarissime que votre « idole n°1 » vous passe un long coup de fil amical à la maison ! Je crois que je n’osais même pas en rêver… Mais voilà, c’est advenu. Ce que nous nous sommes dit précisément ce soir-là, et le corollaire de cette première conversation, je tiens à les garder pour moi comme un petit trésor personnel. Mais je peux quand même dire que je vais faire une légère infidélité aux Stranglers, puisque je viens de signer un contrat pour un nouvel ouvrage à destination de « Discogonie », qui devrait paraître dans 2 ou 3 ans : pour l’instant, mystère quant à l’identité de l’artiste et l’album élu !
Internetographie :
La page facebook du livre, où l'on trouve d'utiles compléments au livre
Le blog français du groupe
Notes :
La bibliographie en langue française est plus que succincte, un livre chez Camion Blanc en 2017, The Stranglers. Peaches, une chronique de 1974 à 1990 par Robert Endeacott.
Le livre d'Anthony Boile est donc le deuxième livre à paraître en français, ce qui pour un groupe pareil est surprenant. On trouve une riche bibliographie en anglais dans son livre.
Anthony Boile a dirigé un ouvrage collectif sur Rodolhe Burger : Eloge Du Transport-A Propos De Rodolphe Burger paru chez Filigranes en 2016
Bien sûr ! Je suis né 3 mois jour pour jour avant le suicide de Ian Curtis, et pile 47 ans après Yoko Ono. J’ai grandi dans l’Oise et vis à Paris depuis une vingtaine d’années. Passionné d’histoire médiévale et Renaissance, je travaille comme agent du ministère de la Culture à la basilique de Saint-Denis, berceau de l’art gothique, nécropole des rois de France et laboratoire de l’idéologie monarchique. Je contribue à l’accueil du public, à sa sécurité et à celle des oeuvres, et joue également un rôle de médiation dans le cadre du service public. Rien de très rock’n’roll à première vue, pourtant mon équilibre repose sur ces deux pôles : l’histoire et la musique.
Quel est votre rapport à la musique ?
J’ai mis du temps à en écouter ; c’est-à-dire, pour moi qui suis attaché à l’objet physique et trop mal à l’aise avec les technologies pour me plonger dans la dématérialisation, que j’ai attendu un certain âge avant d’acheter des disques. Mais, à la maison, j’avais toujours entendu de la musique. Mon père, sans être artiste, est un discophile compulsif. Il m’a emmené très jeune à des concerts : mon tout premier était Leonard Cohen au Grand Rex, pendant la tournée I’m Your Man, à l’âge de 8 ans… De manière autodidacte depuis les années 70, c’est un immense collectionneur de tout ce qui se rapporte à Cohen ; c’est ainsi que l’estiment des spécialistes qui, fréquemment, viennent visiter ce qui ressemble à un petit musée. Sans en avoir pleinement conscience, je crois que ce rapport à la musique a lentement infusé en moi… Lorsque je me suis retrouvé à Paris, j’ai creusé mon propre sillon d’auditeur et, pendant des années, j’ai cherché à appréhender l’histoire du rock en achetant beaucoup de disques et en feuilletant des ouvrages sur le sujet. Je pense que mon ambition inconsciente était d‘embrasser l’histoire du rock comme on embrasserait l’histoire de l’art : mission évidemment impossible. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai des lacunes, et je m’en fous. Parmi les artistes que j’ai immédiatement adorés, la trinité Doors/Pink Floyd/Neil Young. Lorsque, livré à moi-même dans les 9 m2 de ma première chambre d’étudiant, et soudain saisi d’une forme d’angoisse, j’ai passé le troublant Sleeps With Angels de Neil Young, j’ai réellement eu un malaise à la découverte de ce disque. Je me suis senti défaillir sous le poids de la sombre beauté qui me tombait dessus – ce qui ne s’est jamais reproduit à ce degré ! J’ai alors saisi que la musique était une chose à ne pas prendre à la légère. En revanche, je n’ai jamais été sensible à l’air du temps, au zeitgeist ; je n’écoute quasiment aucune nouveauté, ce que j’en entends sur FIP me suffit. Mes dernières découvertes sont éloquentes : un coffret anthologique de synthpop centré sur l’année 1980, et les albums solo de Rowland S. Howard… disparu en 2009 !
Dans le livre on sent une grande maîtrise de la technique musicale, de quel(s) instrument(s) jouez-vous ? Et dans quel contexte ?
C’est drôle, car je suis un non-musicien qui s’est parfois permis de faire de la musique. Je n’ai jamais cherché à l’étudier comme une science ou un langage. Je n’ai jamais eu la discipline nécessaire pour sérieusement bosser un instrument. Ceci dit, écrire des chansons m’a toujours semblé un horizon séduisant, mais plutôt comme parolier. Ce que j’ai fait pour le duo pop-folk dans lequel jouait mon frère (un musicien accompli, lui), qui a bénéficié de premières parties d’artistes reconnus et de quelques passages radio. Peu après, la trentaine déjà sonnée, l’amitié et le hasard ont fait que j’ai contribué à la formation d’un groupe, Femme Fractale, où je tenais la basse. Un groupe, ou plutôt un « atelier pop » où chaque membre était loin d’être expert de son instrument. Goût du jeu aidant, nous avons enregistré deux EP et été accueillis dans de petites salles parisiennes. Nous avons même été sélectionnés pour le tremplin « Inrocks Lab » ; la fille qui l’organisait avait trippé sur notre nom froidement glamour plus que sur notre musique, je crois. Cette année-là, Juliette Armanet avait remporté l’épreuve régionale où nous figurions, vous voyez le topo. Et Feu! Chatterton la finale, heureusement… Nous, ne maîtrisant pas trop la scène et imposant un mix brinquebalant entre post-punk, climats oniriques, ostinato velvetien et chant à la Souchon, on ne risquait pas d’emporter l’adhésion. Mais j’ai appris des choses de cette aventure, notamment à faire croire que je suis musicien ! Plus sérieusement, j’ai pu découvrir le home-studio, l’adrénaline de monter sur scène (même petite), et surtout me rendre compte que je pouvais, dans le cadre d’un travail collectif, faire naître des chansons. J’écrivais la moitié des lyrics même si je ne les chantais généralement pas, et proposais des riffs ou motifs qui formaient l’ossature de plusieurs de nos morceaux. Bien que le groupe soit en sommeil, j’affectionne toujours ces titres enregistrés avec mes partenaires, qui restent des amis chers. Bref, même non-musicien, je parviens à manufacturer de petits riffs de basse post-post-punk, et vogue la galère !
A la façon dont vous écrivez sur les Stranglers, on sent presqu'un amour pour leur musique de votre part. Comment, quand les avez-vous entendu pour la première fois ? Et pourquoi ça continue ?
C’est un amour véritable, que je n’espère pas trop complaisant… Je les ai découverts vers 2002 ou 2003 : j’étais dans ma période compulsive, et honnêtement, leurs deux premiers albums Rattus Norvegicus et No More Heroes ne sont pas immédiatement sortis du lot de ce que je me mettais dans les oreilles. Un peu plus tard, la découverte du disque capiteux qu’est Feline m’a davantage séduit : j’y contemple toujours « les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes » qu’évoquait Baudelaire à propos de l’oeuvre de Poe. Encore plus tard, à l’été 2011, la rencontre avec l’album solo du bassiste d’ascendance normande Jean-Jacques Burnel, Euroman Cometh (dont la superbe pochette exhibe le centre Pompidou dans son effrayante modernité), a servi de révélateur : ces affreux Stranglers, pour qui je n’avais pas éprouvé de coup de foudre, m’avaient lentement miné de l’intérieur par leur présence insidieuse, souterraine, donc constante. Je me suis rendu compte que j’étais amoureux, et ça m’a pris quelques années pour admettre l’évidence. Les vraies histoires d’amour fonctionnent comme ça, non ?... À leur décharge, je trouve chez les Stranglers l’essentiel de ce que je cherche dans le rock : nervosité, agressivité, poids d’une mécanique implacable, humour très noir, frontière floue entre le bon et le mauvais goût, angoisse, lyrisme, sophistication, mélodies habilement troussées, romantisme à l’ancienne qui s’exacerbe dans un sens de la provocation souvent incompris… En outre ce sont les héritiers les plus crédibles des Doors, avec dans les poches le patrimoine de la pop britannique et la culture de la vieille Europe qui faisaient fatalement défaut aux auteurs de "L.A. Woman". Les Stranglers, c’est l’auberge espagnole, pourtant leur patte est reconnaissable entre mille. Quand ils font du reggae avec "Peaches" ou "Nice ‘N’ Sleazy", le reggae mute et s’étrangle. Il ne s’agit pas de génies tels que Zappa ou Prince, brassant tous les styles musicaux comme un prestidigitateur, mais leurs limites (relatives) les ont rendus aptes à se forger un univers singulier dans cette noirceur que transcende une vraie vitalité. Alors, après des années d’accoutumance aux Stranglers ainsi qu’à d’autres artistes aux propositions esthétiques fortes (je pense à Peter Hammill, Tim Buckley, des gens comme ça), aujourd’hui beaucoup de choses me paraissent un peu fades : les folkeux et folkeuses « sensibles et mélancoliques » (n’est pas Gene Clark ni Leonard Cohen qui veut), ou un groupe ronronnant comme les Tindersticks, je n’arrive plus à écouter ça, je trouve ça chiant comme la pluie. Merci aux Stranglers de m’en avoir fait prendre conscience ! J’irais même plus loin, au risque de blasphémer, en affirmant que j’échangerais toute la discographie solo de Lou Reed contre le seul La Folie !
En lisant les pages de présentation du groupe puis de l'album, j'ai eu l'impression que vous vous bridiez. Est-ce les prémices d'un ouvrage ou d'un projet plus ambitieux ?
Cette remarque est très fine. Je ne pense pas m’être bridé, mais il faut savoir que le format de la collection « Discogonie » a ses contraintes, et c’est en respectant un cadre bien défini qu’on s’exprime le mieux. J’ai pourtant rédigé une introduction (soit la partie qui précède l’analyse de la pochette et de chaque morceau) plutôt longue pour les standards de la collection. Car il s’agissait du premier livre original en français sur le groupe, et je ne voulais pas rogner sur les présentations. Les Stranglers restent largement méconnus ; il me fallait, en quelques pages, les définir de manière percutante si possible, notamment par rapport à la « concurrence » punk. On m’a d’ailleurs dit que cette longue introduction était un modèle du genre, ce qui me touche beaucoup car c’était la partie la plus casse-gueule. Mais c’est vrai qu’avant de proposer une monographie d’un album des Stranglers aux éditions Densité, je travaillais depuis pas mal de temps, sans pression quoique résolument, sur un autre projet que je n’ai pas encore concrétisé : un essai proposant un portrait en creux du groupe, sous forme d’entrées thématiques, partant des imaginaires irriguant le diamant musical qu’est "Golden Brown". Un diamant, car incassable, inaltérable, parfait, porteur de rêves ; un tube qui semble incongru chez les Stranglers mais qui, quand on le contemple sous toutes ses facettes, révèle tant de choses sur le groupe qui a osé le produire. C’était ça, mon projet initial, et à force d’accumuler des notes et matériaux divers, je me suis dit : « Pourquoi ne pas écrire, en plus, un autre livre sur eux, sous un format complètement différent ? »
Je suis un grand amateur du travail réalisé par Densité, qu'est-ce qui vous a amené à écrire sous le format Discogonie précisément ?
Moi aussi, je suis tombé amoureux de cette collection lorsque j’ai découvert une de ses premières publications, le Neil Young – Harvest de Christophe Pirenne, quicependant avec le recul s’avère frustrant car trop succinct. D’emblée, la finition de l’objet-livre m’a séduit : beau papier, charte graphique élégante, souci du détail, format discret. Classe et sobriété. Quant à la charte de la collection, à savoir pénétrer dans les entrailles d’un album majeur, titre par titre, elle m’a paru si brutalement limpide que je me demande pourquoi personne, en France, n’y avait songé auparavant. Après avoir assisté à la plupart des rencontres/lectures faites par Pierre Lemarchand autour de son magistral Alain Bashung – Fantaisie Militaire (2008), je me suis résolu à contacter l’homme caché derrière les éditions Densité, Hugues Massello. Je ne voulais pas, en lui proposant d’écrire sur les Stranglers, que cet éventuel livre fasse doublon avec mon projet-matrice ; je ne lui ai donc suggéré ni La Folie ni Feline, pourtant les albums qui me sont les plus familiers, mais un des quatre premiers disques à sa guise.
Pourquoi Black and White plutôt qu'un autre ?
Parce que cet album de 1978 était le favori de mon éditeur, et qu’il a heureusement son mot à dire ! Après avoir rapidement soupesé les arguments, Hugues et moi nous sommes mis d’accord sur Black and White ou son successeur The Raven, qu’il ne m’était vraiment pas simple de départager. J’ai choisi le premier, un peu pour faire plaisir à Hugues, mais également parce que je savais à quel point ce disque, bouclant une sorte de trilogie tout en annonçant le futur du groupe (les synthés prenant le pas sur l’orgue, l’exploration de structures moins conventionnelles et de sujets moins autocentrés, définissant parfaitement le climat d’angoisse des seventies finissantes), était pivotal. D’ailleurs certains estiment qu’il s’agit du premier album post-punk de l’histoire. Peu importe l’étiquette : pour les connaisseurs, il demeure à coup sûr l’une des deux ou trois meilleures cuvées stranglersiennes.
Dans le livre, vous utilisez des références musicales, mais surtout extra-musicales, ce que je trouve intéressant, littéraires comme Pétrarque ou Nicholas Monsarrat, mythologiques, bibliques. C'est ici que l'on voit l'homme d'art que vous êtes ?
Oh, je n’ai pas cette prétention ! En revanche, j’envisage l’écriture musicale comme si je devais parler d’une oeuvre picturale, sculpturale ou littéraire. Cela n’a pas de sens à mes yeux, et guère d’intérêt, de disserter sur un album de rock si l’on ne convoque pas de références extramusicales. Pas uniquement pour le plaisir intellectuel qui en découle, mais parce que toute oeuvre s’inscrit dans une vaste constellation plus ou moins visible où stimuli, traces et référents culturels ne cessent de s’embrasser. C’est pour ça qu’elle nous touche autant. Les grandes chansons ne sont que la distillation de l’expérience des musiciens, dont l’imaginaire est forcément vivifié par la littérature, le cinéma, les arts plastiques… Même si plusieurs des références figurant dans mon livre proviennent de mes intuitions, je dois avouer que j’ai été merveilleusement aidé. D’abord par le chanteur-guitariste Hugh Cornwell, par procuration : son bouquin Song By Song (2001) donne des éclairages précieux sur chaque morceau réalisé par les Stranglers jusqu’à son départ en 1990. Ensuite, j’ai été secondé par mes partenaires de Femme Fractale, avec qui j’ai écouté méthodiquement chaque titre en procédant à une analyse à chaud. Graham Woodroffe et Christophe Ménier, que j’ai rencontrés à l’occasion de la genèse du livre, m’ont aidé à affiner la traduction des lyrics et à relever des référents culturels britanniques qui auraient pu m’échapper. En somme, ce livre est un tissu de voix diverses. Quand on parle d’un chef-d’oeuvre de la sculpture ou quand on analyse un monument du rock comme Black and White, comment prétendre à autre chose qu’être un passeur ? Jouer ce rôle de passeur est l’ambition la plus raisonnable qui soit, et la seule à laquelle je prétends depuis que je me suis épris de ce terme. C’est fabuleux de pouvoir concrétiser cette ambition sous la forme d’un petit bouquin.
Le livre est extrêment bien documenté, avec notamment les hebdos musicaux anglais contemporains de la sortie de l'album. Comment avez-vous réuni une telle documentation ?
Dès que j’ai rêvé de mon premier projet « Golden Brown », j’ai commencé à lire et à prendre en notes la poignée d’ouvrages anglais consacrés au groupe, notamment les fameux écrits de Cornwell. J’ai également cherché à recueillir les documents d’archive à ma portée, soit en les achetant sur des plateformes de vente (pour le plaisir physique de tenir des revues d’époque, parfois antérieures à ma naissance – c’est mon tropisme d’historien frustré qui s’exprime ici), soit en furetant sur les pages Facebook dédiées aux Stranglers. Sur ces dernières, beaucoup de fans à 90% britanniques passent leur temps à reposter les mêmes morceaux ou à poser les mêmes questions du style : « Hugh Cornwell a-t-il bien fait de claquer la porte du groupe ?... Baz Warne n’est-il pas plus performant sur scène ?... » Beaucoup de ressassements de fans, certes, mais aussi pas mal de généreux partages de photos, de coupures de presse, d’articles, d’interviews… Et là ça change tout : j’ai fait mes courses là-dedans, et je continue à le faire dès que j’en ai l’occasion. C’est sur ce type de page-forum que j’ai rencontré un chouette mec comme Christophe Ménier, qui a aidé le projet Black and White à prendre de la substance.
A la lecture du livre on sent poindre un peu de mépris à l'encontre des groupes punk et post-punk. Je me trompe ?
Vous faites allusion à quelques détours de phrases, c’est vrai… Mais j’apprécie les Pistols, et sans doute davantage PiL. J’ai grandi avec les Ramones que mon père écoutait bien avant que les kids ne portent leur logo en t-shirt. Je trouve The Clash passionnant, même si leur message humaniste pré-Manu Chao me semble un tantinet naïf – au moins, personne n’accusera les Stranglers de naïveté dans leurs commentaires politiques ou leur observation de l’être humain. Les Buzzcocks sont merveilleux, haut placés dans mon panthéon musical. Les Damned ont réalisé des choses surprenantes. L’oeuvre de Joy Division, par-delà la hype, est d’une beauté inaltérable. Magazine, The Only Ones, Fad Gadget, tout ça, c’est fabuleux et toujours très percutant. Mais excepté quelques grands noms, la plupart des groupes punk sont médiocres et conçus pour l’être, pourquoi le nier ? D’ailleurs ils sont presque tous oubliés. Alors oui, les Stranglers boxent dans une autre catégorie. J’ai voulu montrer que la doxa rock avait sciemment mis ce groupe à l’index ; ce qui était concevable à l’époque, pour des raisons idéologiques, n’est plus acceptable aujourd’hui. Il faut être aveugle et sourd pour ne pas reconnaître que, musicalement comme sur le plan lyrique, les Stranglers planent à 100 coudées au-dessus de la mêlée punk, et pas seulement parce que leur musique est enluminée par le regretté Dave Greenfield, savant fou des claviers ! Leur faculté à se régénérer à chaque album, au moins jusqu’en 1984, vaut bien celle de Bowie, mais tout le monde fait mine de l’ignorer. En termes d’écriture, ils sont au niveau des Kinks, qui eux-mêmes devraient logiquement être considérés comme les égaux des Beatles ! Quel autre groupe ayant émergé à cette période peut revendiquer ça ? En fin de compte, ce qui a desservi la réputation des Stranglers, plus que leur tempérament revêche, leur arrogance et leur image insaisissable, c’est d’avoir dit « fuck » à une scène qui aurait dû les prendre comme parrains, qui leur devait beaucoup, une scène finalement assez artificielle et bridée par des codes que des musiciens plus matures ne pouvaient accepter. On ne leur a jamais pardonné cette dissidence, et pourtant on aurait dû les honorer pour leur froide lucidité dès 1977.
Les Stranglers sont à l'honneur bien sûr, mais vous écrivez aussi sur les hommes de l'ombre tels Martin Rushent ou Alan Winstanley. Quel est leur rôle dans Black and White, et surtout leur impact ?
C’était important de rappeler que, aux côtés des artistes, un producteur et un ingé son jouent un rôle crucial pour faire naître le bébé. Or Martin Rushent, assez méconnu comparé à des Phil Spector, George Martin, Tony Visconti, Rick Rubin ou autres Nigel Godrich, a quand même réalisé beaucoup de grands disques de la période, notamment ceux des Buzzcocks et de The Human League. Adepte de la ligne claire, il a su capter à merveille l’énergie live des Stranglers sur leurs deux premiers albums, sans overdubs superflus. Mais la relation entre les musiciens et le producteur s’est fortement détériorée avec Black and White, Rushent leur reprochant de lorgner vers le prog-rock, vers un certain hermétisme, bref d’expérimenter vainement quitte à perdre leur efficacité mélodique. Le divorce était inévitable, et sera prononcé au moment de travailler sur l’ambitieux The Raven en 1979. Heureusement, les Stranglers avaient leur Geoff Emerick à eux, un jeune ingé son du nom d’Alan Winstanley, qui les assistait depuis leurs premières maquettes et finirait par coproduire The Raven après la défection du boss. Winstanley, qui a lancé avec les Stranglers une riche carrière dans la pop et le rock anglais, a été de tous leurs combats entre 1975 et 1979. J’ai cherché à l’interviewer afin d’en savoir plus sur le travail en studio, mais son agent m’a imposé un laconique questionnaire concernant mon projet, me demandant finalement si j’avais un budget pour cette interview. Non, je n’en avais pas, et puis je trouvais cette question quelque peu déplacée ; personne n’a plus fait suite à ma requête, tant pis, je m’en suis passé.
Ce n'est pas votre premier livre sur la musique. Qui sont vos modèles, les styles d'écriture musicale que vous appréciez ?
The Stranglers – Black and White est le premier livre que j’ai écrit seul. En 2015- 2016, j’avais toutefois dirigé un ouvrage collectif, Éloge du transport, à propos de Rodolphe Burger (éditions Filigranes). On m’avait donné carte blanche pour sélectionner des textes d’auteurs divers et les organiser en un recueil faisant sens ; j’avais pu y loger des extraits d’entretiens que j’avais conduits avec Rodolphe entre 2005 et 2010, aujourd’hui évaporés d’internet. C’était une belle expérience. D’ailleurs, ma rencontre avec Rodolphe Burger après la dissolution de Kat Onoma, dont je n’étais qu’un simple fan à la base, a été déterminante dans mon désir d’écrire sur des musiciens : il le sait, je ne cesse d’en éprouver de la gratitude. Mais là on part sur un autre vaste sujet… Puisque vous me demandez mes influences, je serais bien en peine de citer un modèle précis, car je n’ai pas assez lu ceux que l’on classe comme des auteurs incontournables dans le registre musical. Cependant j’apprécie la fine érudition d’un Simon Reynolds, l’approche rhizomatique d’un Greil Marcus ou le travail de fourmi effectué par une Sylvie Simmons. Côté français, j’ai été épaté par la rigueur, la limpidité et la profondeur du livre de Serge Féray, Nico, femme fatale (Le Mot et le Reste, 2016). Du même niveau, voire encore plus brillant, je dévore actuellement Leonard Cohen, l’homme qui voyait tomber les anges de l’universitaire Christophe Lebold (Camion Blanc, 2013) ; certes, c’est du Camion Blanc, pas besoin de vous faire un dessin (vous imaginez la finition de l’objet), mais l’analyse est magistrale, d’une écriture vivante, pleine de souffle et d’humour. Des livres comme ça, oui, ça me stimule. Mais certainement pas la p(r)ose d’un Patrick Eudeline… Chez Rock & Folk, j’aime les plumes de Benoît Sabatier et de Nicolas Ungemuth : lorsque j’ouvre ce magazine anachronique, c’est d’abord pour jeter un oeil sur les rééditions recensées par Ungemuth, dont j’admire l’écriture au cordeau, caustique (non exempte de méchanceté bien sentie), et bien sûr la vaste culture de mélomane. Du côté des Inrocks, il y a aussi de belles plumes bien trempées, et c’est pour ça que j’apprécie leurs hors-série compilatoires ; parce que sinon, les Inrocks, c’est le Canal+ de la presse culturelle : autrefois château de tous les fantasmes, aujourd’hui ruines peinturlurées. Enfin, je me dois de mentionner le travail remarquable de mon « partenaire d’écurie » Pierre Lemarchand, qui a sorti son Nico – The End… en binôme avec mon livre. Cet homme est la délicatesse et l’attention incarnées : son extrême sensibilité, son sens de la justesse innervent tout ce qu’il réalise, chapeau ! Son amitié est une grâce pour moi.
Pour terminer, un exemplaire est arrivé dans les mains de Jean-Jacques Burnel, qui vous a fait parvenir un message plutôt sympathique. Le but est atteint visiblement, ça vous fait quoi ?
Ah, voilà le plus bel exemple de ce qu’on peut vivre comme une grâce ! Jean-Jacques Burnel, de même que les autres Stranglers passés ou présents, ignorait que je travaillais sur le groupe. Mais avant la parution du livre, je suis entré en contact avec Stéphane Renaud, fondateur du blog Stranglers France, qui m’a joliment soutenu. Par son entremise, j’ai donc pu transmettre un exemplaire au bass hero, sans trop savoir s’il le lirait et s’il trouverait ça réussi. Puis mi-septembre, Stéphane m’apprend que non seulement il l’a lu, mais qu’en outre il souhaite me remercier en direct ! Vous imaginez ce qui se passe dans ma tête : c’est rarissime que votre « idole n°1 » vous passe un long coup de fil amical à la maison ! Je crois que je n’osais même pas en rêver… Mais voilà, c’est advenu. Ce que nous nous sommes dit précisément ce soir-là, et le corollaire de cette première conversation, je tiens à les garder pour moi comme un petit trésor personnel. Mais je peux quand même dire que je vais faire une légère infidélité aux Stranglers, puisque je viens de signer un contrat pour un nouvel ouvrage à destination de « Discogonie », qui devrait paraître dans 2 ou 3 ans : pour l’instant, mystère quant à l’identité de l’artiste et l’album élu !
Internetographie :
La page facebook du livre, où l'on trouve d'utiles compléments au livre
Le blog français du groupe
Notes :
La bibliographie en langue française est plus que succincte, un livre chez Camion Blanc en 2017, The Stranglers. Peaches, une chronique de 1974 à 1990 par Robert Endeacott.
Le livre d'Anthony Boile est donc le deuxième livre à paraître en français, ce qui pour un groupe pareil est surprenant. On trouve une riche bibliographie en anglais dans son livre.
Anthony Boile a dirigé un ouvrage collectif sur Rodolhe Burger : Eloge Du Transport-A Propos De Rodolphe Burger paru chez Filigranes en 2016
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