Nirvana
Blew |
Label :
Tupelo |
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À l'automne 1989, Nirvana embarque pour l'Europe afin d'y donner sa première tournée et défendre son premier album, Bleach, sorti au mois de juin. C'est sa première escapade hors des États-Unis, puisqu'à l'époque, le groupe n'a même pas encore joué au Canada (des concerts y avaient bien été programmés un peu plus tôt, en juillet, mais ils avaient été annulés). La tournée compte trente-six dates réparties sur quarante-quatre jours, du 21 octobre au 3 décembre. Accompagnés des bouchers de Tad (auteurs du sanglant God's Balls en mars), des camarades de leur label Sub Pop, Kurt Cobain, Chris Novoselic et Chad Channing débutent leur périple le 23 octobre avec un concert au Riverside à Newcastle au cours duquel le géant aux origines croates, énervé après avoir reçu une bouteille de bière dans la tronche, éclate sa basse toute neuve sur des amplis de location qui étaient censés les accompagner jusqu'à la fin de la tournée. Le premier incident d'une longue liste.
Le Heavier Than Heaven Tour (appelé ainsi notamment en raison de la forte corpulence de Tad Doyle, le chanteur de Tad, 150 kg au compteur) voit les deux groupes parcourir l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Allemagne (mais plus pour longtemps) de l'Ouest, l'Autriche, la Hongrie, la Suisse, l'Italie, la France et la Belgique. Un parcours harassant aux dires de la plupart des intéressés, ponctué de prestations sauvages, imprévisibles, alcoolisées, parfois stoppées abruptement en raison de problèmes récurrents d'équipement, de l'humeur changeante ou de la santé chancelante de Cobain dans le cas de Nirvana. Ces derniers enregistrent aussi pour deux émissions de radio, le fameux John Peel Show sur la BBC le 26 octobre et Nozems-a-Gogo le 1er novembre pour la VPRO, radio de l'audiovisuel public néerlandais.
Alors entre minibus trop chargé, nourriture et bière au goût douteux, blagues potaches comme peuvent en faire des gars dans leur vingtaine sur la route (le vomi y tenait une place de prédilection), hôtels bon marché ou endroits plus ou moins miteux pour dormir, traditionnel "pile ou face" pour savoir qui jouerait en premier (Tad pile, Nirvana face), concerts aux affluences fluctuantes (de quelques dizaines de personnes à quelques centaines selon les soirs), bande-son du trip (les Vaselines, Leadbelly, les Beatles, Shonen Knife, Queen, Badfinger, ainsi que beaucoup de Pixies et d'Abba) et tourbillon de l'Histoire à l'œuvre (le Mur de Berlin s'effondre le 9 novembre, ils jouent dans la capitale deux jours plus tard dans une ambiance indescriptible après vingt heures d'un trajet épique parmi les files de Trabants), tout ce beau monde s'aperçoit que la presse et un certain public s'éveillent au son de Seattle, surtout en Angleterre où les Screaming Trees, Soundgarden et Mudhoney, ces derniers également en pleine tournée européenne en cette fin 89, ont déjà bien labouré le terrain quelques mois ou même années avant eux. Ce constat est particulièrement flagrant lors du Lame Fest, qui se tient le 3 décembre à l'Astoria Theatre de Londres, où Mudhoney, Tad et Nirvana partagent l'affiche. Même si les avis divergent sur la qualité de leur prestation (peu après, Novoselic, sur une échelle de 1 à 10, la situera à 0), Nirvana fait forte impression ce soir-là. Une dynamique s'est peut-être enclenchée dans la nuit londonienne...
Mais cette dynamique, en plus de celle provoquée initialement par la parution de Bleach, reçu plutôt positivement par la presse (anglaise en premier lieu), aurait ensuite dû être entretenue par la sortie européenne d'un EP, justement destiné à promouvoir cette première odyssée à travers le Vieux Continent en déboulant peu avant qu'elle ne débute. Aurait ai-je bien écrit, car cet EP, le Blew EP, pour des raisons toujours obscures aujourd'hui, ne sortit finalement qu'en décembre et uniquement au Royaume-Uni alors que la tournée était d'ores et déjà finie ! Publié par Tupelo, le label qui a sorti Bleach en Europe, cet EP ne fut pressé qu'à 3 000 exemplaires en vinyle (noir le vinyle, si vous en avez un de couleur, c'est une contrefaçon) et en CD, ce qui le rend de nos jours assez rare et recherché par les collectionneurs. Le CD s'échange contre des sommes plutôt "raisonnables" (entre 25 et 60€ sur Discogs au moment où j'écris), le vinyle est plus cher (entre 85 et 200€ au même endroit, sans parler de l'exemplaire signé par le groupe à 6 600 boules).
Ce qui est heureusement moins rare et moins cher, c'est son contenu. Composé de quatre morceaux, le Blew EP, s'il était sorti à temps, aurait donné aux fans du groupe un aperçu fidèle et honnête de ce qu'il était à ce moment précis de son existence et même, aux plus perspicaces et attentifs d'entre eux, des indices de son futur. Pour la fidélité, on retrouve deux des meilleurs morceaux de Bleach. D'abord "Blew" évidemment, et sa basse énorme accordée trop bas par mégarde lors de son enregistrement, qui était chargée de conclure les sets avec sa lourdeur et son solo dévastateur. Ensuite "Love Buzz", leur géniale et sauvage reprise des Néerlandais de Shocking Blue, logiquement présente car tout premier single de la formation (si vous avez de l'argent et souhaitez faire un placement avantageux, je vous suggère d'aller faire un tour sur sa page Discogs, vous trouverez votre bonheur). Avec sa partie de basse trépidante et son solo de gratte, elle était aussi un grand moment des lives.
Le futur se voit lui illustré par les deux titres suivants, "Been A Son" et "Stain", alors récemment écrits par Cobain, déjà testés sur scène avant cette tournée européenne et enregistrés au studio Music Source de Seattle en septembre avec Steve Fisk derrière la console. La première est surtout intéressante pour ses paroles, son thème, car elle est un des premiers exemples où le chanteur se confronte ouvertement aux questions de genre (qu'il ne cessera d'aborder par la suite, dans ses chansons ou en interview) avec cette histoire de parents qui auraient préféré avoir un garçon à la place de leur fille (peut-être aussi en référence au père de Kurt, qui aurait semble-t-il aimé que son fils s'intéresse davantage à des sports de "vrai mec" plutôt qu'à l'art). Bien grasse et dotée d'un solo de basse proéminent dans le mix, cette version, alors exclusive à cet EP, est restée assez rare (je parle d'un temps où le web n'était pas répandu dans le wide world) jusqu'à son inclusion sur Nirvana, le best-of du groupe paru en 2002. "Stain", que l'on retrouve sur Incesticide (1992), nous fait elle percevoir que, sous le déluge des guitares crades, le poids de la puissante rythmique et les effets produits par cette voix hallucinée, vit une dynamique, une sombre mélodie pop, éléments que le groupe allait bientôt perfectionner et combiner en une alchimie létale destinée à leur faire dominer le monde.
Malgré la sortie retardée et géographiquement restreinte de ce Blew EP, l'intérêt du public pour Nirvana n'allait, à partir de ce point et surtout au Royaume-Uni, qu'augmenter. La tournée européenne de l'automne 1989, en dépit de ses hauts et de ses bas, permit au groupe de se tailler une certaine réputation dans le milieu du rock underground, tant et si bien que l'EP aurait atteint le sommet de l'Indie Chart anglais en janvier 1990, notamment grâce au soutien affiché par John Peel (aurait, car malgré de nombreuses mentions de ce fait et quelques recherches, les archives des classements des meilleures ventes de l'époque restent muettes à ce sujet). Et quand Nirvana revient en Angleterre en octobre 1990 pour une courte mais intense tournée de six dates, avec désormais Dave Grohl à la batterie, le groupe a déjà entamé sa métamorphose et l'attention qui lui est portée est d'une tout autre importance. La suite est connue.
Le Heavier Than Heaven Tour (appelé ainsi notamment en raison de la forte corpulence de Tad Doyle, le chanteur de Tad, 150 kg au compteur) voit les deux groupes parcourir l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Allemagne (mais plus pour longtemps) de l'Ouest, l'Autriche, la Hongrie, la Suisse, l'Italie, la France et la Belgique. Un parcours harassant aux dires de la plupart des intéressés, ponctué de prestations sauvages, imprévisibles, alcoolisées, parfois stoppées abruptement en raison de problèmes récurrents d'équipement, de l'humeur changeante ou de la santé chancelante de Cobain dans le cas de Nirvana. Ces derniers enregistrent aussi pour deux émissions de radio, le fameux John Peel Show sur la BBC le 26 octobre et Nozems-a-Gogo le 1er novembre pour la VPRO, radio de l'audiovisuel public néerlandais.
Alors entre minibus trop chargé, nourriture et bière au goût douteux, blagues potaches comme peuvent en faire des gars dans leur vingtaine sur la route (le vomi y tenait une place de prédilection), hôtels bon marché ou endroits plus ou moins miteux pour dormir, traditionnel "pile ou face" pour savoir qui jouerait en premier (Tad pile, Nirvana face), concerts aux affluences fluctuantes (de quelques dizaines de personnes à quelques centaines selon les soirs), bande-son du trip (les Vaselines, Leadbelly, les Beatles, Shonen Knife, Queen, Badfinger, ainsi que beaucoup de Pixies et d'Abba) et tourbillon de l'Histoire à l'œuvre (le Mur de Berlin s'effondre le 9 novembre, ils jouent dans la capitale deux jours plus tard dans une ambiance indescriptible après vingt heures d'un trajet épique parmi les files de Trabants), tout ce beau monde s'aperçoit que la presse et un certain public s'éveillent au son de Seattle, surtout en Angleterre où les Screaming Trees, Soundgarden et Mudhoney, ces derniers également en pleine tournée européenne en cette fin 89, ont déjà bien labouré le terrain quelques mois ou même années avant eux. Ce constat est particulièrement flagrant lors du Lame Fest, qui se tient le 3 décembre à l'Astoria Theatre de Londres, où Mudhoney, Tad et Nirvana partagent l'affiche. Même si les avis divergent sur la qualité de leur prestation (peu après, Novoselic, sur une échelle de 1 à 10, la situera à 0), Nirvana fait forte impression ce soir-là. Une dynamique s'est peut-être enclenchée dans la nuit londonienne...
Mais cette dynamique, en plus de celle provoquée initialement par la parution de Bleach, reçu plutôt positivement par la presse (anglaise en premier lieu), aurait ensuite dû être entretenue par la sortie européenne d'un EP, justement destiné à promouvoir cette première odyssée à travers le Vieux Continent en déboulant peu avant qu'elle ne débute. Aurait ai-je bien écrit, car cet EP, le Blew EP, pour des raisons toujours obscures aujourd'hui, ne sortit finalement qu'en décembre et uniquement au Royaume-Uni alors que la tournée était d'ores et déjà finie ! Publié par Tupelo, le label qui a sorti Bleach en Europe, cet EP ne fut pressé qu'à 3 000 exemplaires en vinyle (noir le vinyle, si vous en avez un de couleur, c'est une contrefaçon) et en CD, ce qui le rend de nos jours assez rare et recherché par les collectionneurs. Le CD s'échange contre des sommes plutôt "raisonnables" (entre 25 et 60€ sur Discogs au moment où j'écris), le vinyle est plus cher (entre 85 et 200€ au même endroit, sans parler de l'exemplaire signé par le groupe à 6 600 boules).
Ce qui est heureusement moins rare et moins cher, c'est son contenu. Composé de quatre morceaux, le Blew EP, s'il était sorti à temps, aurait donné aux fans du groupe un aperçu fidèle et honnête de ce qu'il était à ce moment précis de son existence et même, aux plus perspicaces et attentifs d'entre eux, des indices de son futur. Pour la fidélité, on retrouve deux des meilleurs morceaux de Bleach. D'abord "Blew" évidemment, et sa basse énorme accordée trop bas par mégarde lors de son enregistrement, qui était chargée de conclure les sets avec sa lourdeur et son solo dévastateur. Ensuite "Love Buzz", leur géniale et sauvage reprise des Néerlandais de Shocking Blue, logiquement présente car tout premier single de la formation (si vous avez de l'argent et souhaitez faire un placement avantageux, je vous suggère d'aller faire un tour sur sa page Discogs, vous trouverez votre bonheur). Avec sa partie de basse trépidante et son solo de gratte, elle était aussi un grand moment des lives.
Le futur se voit lui illustré par les deux titres suivants, "Been A Son" et "Stain", alors récemment écrits par Cobain, déjà testés sur scène avant cette tournée européenne et enregistrés au studio Music Source de Seattle en septembre avec Steve Fisk derrière la console. La première est surtout intéressante pour ses paroles, son thème, car elle est un des premiers exemples où le chanteur se confronte ouvertement aux questions de genre (qu'il ne cessera d'aborder par la suite, dans ses chansons ou en interview) avec cette histoire de parents qui auraient préféré avoir un garçon à la place de leur fille (peut-être aussi en référence au père de Kurt, qui aurait semble-t-il aimé que son fils s'intéresse davantage à des sports de "vrai mec" plutôt qu'à l'art). Bien grasse et dotée d'un solo de basse proéminent dans le mix, cette version, alors exclusive à cet EP, est restée assez rare (je parle d'un temps où le web n'était pas répandu dans le wide world) jusqu'à son inclusion sur Nirvana, le best-of du groupe paru en 2002. "Stain", que l'on retrouve sur Incesticide (1992), nous fait elle percevoir que, sous le déluge des guitares crades, le poids de la puissante rythmique et les effets produits par cette voix hallucinée, vit une dynamique, une sombre mélodie pop, éléments que le groupe allait bientôt perfectionner et combiner en une alchimie létale destinée à leur faire dominer le monde.
Malgré la sortie retardée et géographiquement restreinte de ce Blew EP, l'intérêt du public pour Nirvana n'allait, à partir de ce point et surtout au Royaume-Uni, qu'augmenter. La tournée européenne de l'automne 1989, en dépit de ses hauts et de ses bas, permit au groupe de se tailler une certaine réputation dans le milieu du rock underground, tant et si bien que l'EP aurait atteint le sommet de l'Indie Chart anglais en janvier 1990, notamment grâce au soutien affiché par John Peel (aurait, car malgré de nombreuses mentions de ce fait et quelques recherches, les archives des classements des meilleures ventes de l'époque restent muettes à ce sujet). Et quand Nirvana revient en Angleterre en octobre 1990 pour une courte mais intense tournée de six dates, avec désormais Dave Grohl à la batterie, le groupe a déjà entamé sa métamorphose et l'attention qui lui est portée est d'une tout autre importance. La suite est connue.
Très bon 16/20 | par Poukram |
Addenda : de nouveaux éléments sont récemment apparus quant à la chronologie de la publication de cet EP, déjà un peu mystérieuse et chaotique : il semblerait qu'il soit en fait sorti en novembre 1989 plutôt qu'en décembre, puisqu'on le retrouve, pour son positionnement le plus élevé, à la quinzième place de l'UK Indie Singles Chart à la mi-novembre. Il y resta deux semaines à compter du 11 et n'atteignit donc pas la première place de ce classement, comme on pouvait l'imaginer étant donné la popularité alors toute naissante de Nirvana au Royaume-Uni à ce moment-là. Mais pour une sortie limitée à quelques milliers d'exemplaires, la performance est tout de même notable.
Tous ces apports ne changeant pas fondamentalement le fond de la chronique (l'EP arrive toujours après le passage de Nirvana en Angleterre, mis à part le Lame Fest), j'ai donc décidé de ne pas la retoucher.
Tous ces apports ne changeant pas fondamentalement le fond de la chronique (l'EP arrive toujours après le passage de Nirvana en Angleterre, mis à part le Lame Fest), j'ai donc décidé de ne pas la retoucher.
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