Jenny Hval

The Practice Of Love

The Practice Of Love

 Label :     Sacred Bones 
 Sortie :    vendredi 13 septembre 2019 
 Format :  Album / CD  Vinyle  Numérique   

On commence à la connaître, Jenny. Un album concept sur les vampires qui devient une plongée dans l'errance d'une l'artiste en tournée, un EP supposément bouche-trou qui prend la forme d'une méditation sur le format court et l'engourdissement des masses par le streaming... Alors quand la dame nous annonce un album concept qui parlera de l'art ancestral de la pratique amoureuse... on se doute bien qu'on ne va pas se retrouver avec Whitney Houston dans l'assiette.

La chanteuse parle beaucoup dans cet album d'être sans enfant et de la pression sociale qui entoure cette question. Mais tout de même, chacun des projets dont elle accouche - passez-moi l'expression - sort directement de ses entrailles. L'image est facile mais juste, Jenny est connue pour se soumettre en permanence à l'auto-dissection. S'il est certain qu'elle intellectualise à tout bout de champ, ses questions viennent de la chair. Si on devait écrire une préquelle, une origin-story de Jenny Hval l'artiste, elle commencerait sans doute avec une jeune femme la tête penchée en avant sur son propre corps, qui contemple le bout de viande dans lequel dame Nature l'a condamnée à passer son existence. Un album après l'autre, Jenny prend un miroir pour canevas et y construit un reflet, pour mieux le déconstruire et le reconstruire à nouveau, et ce sans relâche depuis presque 15 ans maintenant. L'image n'est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Le modèle, lui-même, n'est jamais parfaitement statique non plus ; le corps change, Jenny n'a plus l'âge de Jésus et son parcours se construit au gré des clichés qui s'attachent à elle (cet inconnu qui lui demande de but en blanc "Avez-vous un enfant ? À votre âge il serait temps."), clichés qui la blessent autant qu'ils la façonnent, dont elle se nourrit et s'amuse, y répondant avec d'autres mondanités habilement retournées sur elles-mêmes.

Ici l'archétype qu'elle vient mettre à l'épreuve c'est l'amour, ce mot qui dans sa langue natale "contient le mot 'honnêteté' dans ses lettres", un mot qui comme les autres mots ne peut exister seul, connoté d'une constellation de sens (j'aimerais dire sensuelle) au moment où il s'échappe de nos lèvres. Un mot qu'elle aimerait libérer de son poids religieux pour les rendre aux 5 sens. Un mot qu'elle aimerait aussi détacher de celui de la reproduction et des responsabilités, pour le rendre au fantasme. Ce n'est pas qu'elle repousse ces connotations, elle s'en saisit d'ailleurs à bras le corps pour donner chair à ses questions sans réponses ; à commencer par celle de l'origine ("I was an accident"), née d'un acte d'amour ou d'une conséquence de baise mal calculée ?

En tentant de se délivrer de cases cousues de fil blanc, Jenny s'expose, livrée une fois de plus à elle-même, à se demander quel est son rôle aujourd'hui, elle qui n'a pas de gamin à élever, "entre deux âges". "I was a thumbsucker what am I now?" Ce qu'elle a toujours été, c'est une outsider. Dans sa musique (underground), ses questionnements (inconfortables), sa langue même, Norvégienne adoptant l'anglais sans jamais s'y (con)fondre pleinement (se trahissant volontiers à chaque fois qu'elle énonce ses paroles à sa manière idiosyncratique, construisant pour les porter des mélodies tantôt simples et lumineuses, tantôt tortueuses voire en queue de poisson). Remarquez, je dis "livrée à elle-même" mais Jenny n'a jamais été aussi peu seule sur un projet dit solo. Elle constitue ce qu'elle nomme avec humour un "no man's land" dans ce "no God's land", avec des invitées vocales incarnées par : la voix chaude et précise de Vivian Wang (du groupe hong-kongais The Observatory) ; celle, chuchotée, de l'expérimentatrice Félicia Atkinson, et celle gémellaire de Laura Jean (chanteuse pop néozélandaise) qui harmonise et converse avec Jenny, sa sœur vocale. Ces voix féminines viennent aider à faire de The Practice of Love un espace ouvert, de discussions, un lieu non péremptoire où l'on se demande comment fichtre on en est arrivé là. Outsider en quête de connections, Jenny s'entoure de vivants (n'oublions d'ailleurs pas les fidèles Havard Volden et Lasse Marhaug aux machines), ainsi que des morts, avec lesquels elle tente de communiquer - sur Six Red Cannas elle invoque la peintre Georgia O'Keeffe (dont les analogies fleur/vulve ne sont sans doute pas sans effet sur Jenny) et référence la Joni Mitchell de Hejira.

Dans sa tentative de se faire passerelle entre vivants, morts, passé, présent, Jenny se saisit d'un fragment anodin de son propre passé : des vagues souvenirs d'enfant et d'ado du début des 90s, son bref intérêt pour les chansons pop dansantes - et donne sa propre version de la trance, les drogues et la rave en moins, gardant la répétitivité du beat et les timbres synthétiques lumineux, et y insufflant un caractère, ce susurrement ambivalent, tout à la fois candide et inquisiteur, immédiatement reconnaissable. Ces passages effrénés où les beats résonnent avec la lourdeur diaphane de la trance, ces suspensions méditatives où l'on reprend son souffle sans toutefois que la pulsation vitale ne s'arrête de battre la mesure en loucedé. Et par dessus, cette voix qui donne l'air de pouvoir prendre toute les formes, qui jongle avec sa tessiture, aussi enveloppante qu'elle peut être perçante, dans ses observations, dans ses questions posées là, presque avec innocence. En bref, Jenny Hval telle qu'on la connait depuis un certain temps maintenant, simplement vêtue de nouveaux oripeaux électroniques. Et qui, comme chaque fois, ne nous laissera pas partir sur un climax, préférant nous replonger dans une confusion de bon aloi avec "Ordinary", conclusion ambient et brumeuse, qu'un beat finit tout de même par saisir, quoiqu'en toute légèreté... Une fin pensive, qui préfère laisser la porte ouverte et qui affirme que tout reste encore à dire.


Exceptionnel ! !   19/20
par X_Wazoo


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