Jenny Hval
J'étais en pleine tournée, bloquée dans cette existence de vampire. Un nouvel hôtel chaque nuit... c'est comme si je vous tuais tous les deux, là ! [samedi 22 octobre 2016] |
La dernière fois que Jenny Hval est passée à Paris c'était à l'Espace B, petite salle confidentielle appréciée des amateurs ; aujourd'hui ça n'est rien moins que le Point FMR qui l'accueille pour sa seule date française. Nous nous avançons légèrement inquiets vers la salle, l'attaché presse nous ayant prévenu qu'il faudra faire court : Jenny a la gorge sèche depuis quelques jours et une interview trop longue risquerait de mettre en danger le concert. Une fois dans la salle le tour manager nous annonce qu'il faudra s'en tenir à 20 minutes. Finalement, une fois confortablement posés dans la loge avec la menue norvégienne assise en tailleur sur le sol, autour d'une conversation amicale, c'est une bonne demi-heure qui passera avant que le dictaphone cesse d’enregistrer. Voici le contenu de ces instants volés dans l'antre de la vampire, on y parlera de sang, de capitalisme, de vieux films d'horreur, de vieux films pornos, d'éternité, de jeux de miroirs et d'américaines déguisées en norvégiennes.
~ Propos recueillis par Léo et Wazoo. Photo par Sébastien Dehesdin.
~ Propos recueillis par Léo et Wazoo. Photo par Sébastien Dehesdin.
Wazoo : Quand nous avions discuté l'année dernière de ton dernier album, Apocalypse, Girl, peu après sa sortie, tu m'avais dit que cet album avait pris beaucoup de temps en studio dans son élaboration, plus que pour tes albums précédents, et que c'était peut-être la raison pour laquelle c'était devenu ton album le plus cohésif. Or maintenant te voilà de retour, à peine plus d'un an après, publiant ce qui s'impose pour moi comme ton disque le plus cohésif (et le meilleur) à ce jour. Du coup voilà ma question : qu'est-ce qu'il s'est passé pendant cette année ?
Jenny Hval : À quel moment s'était-on rencontré ? C'était en novembre 2015 non ?
W : Oui exact.
Jenny : Blood Bitch était quasiment fini à l'époque !
W : Vraiment ?
Jenny : Oui ! Je pense qu'on avait commencé à enregistrer l'album dès septembre l'année dernière. Donc j'étais en plein dedans en novembre – mais j'essayais de ne pas en parler. Et je pense que si je l'avais fait j'aurais risqué de perdre le focus dont j'avais besoin pour travailler et précisément pour le rendre cohésif. C'était une période très intéressante. Ce qui a probablement rendu cet album cohérent est le fait que j'ai voulu commencer si tôt à écrire après la parution d'Apocalypse. Et ce pour des raisons très pratiques : Lasse Marhaug [ndlr : producteur de Blood Bitch] s'apprêtait à déménager dans le nord de la Norvège – où il habite désormais. Nous manquions donc de temps et il fallait enregistrer l'album avant Noël. J'en ai donc profité !
W : Tu l'as fait directement à la suite. C'était le même studio ?
Jenny : Ce n'était pas un studio – ce qui explique d'ailleurs qu'on puisse y travailler si longtemps – mais une chambre au dessus d'un garage à vélo. Du coup ça n'était pas une pièce propre à enregistrer des batteries ou d'autres différents instruments – encore moins tout un groupe – et ça a contribué à définir notre manière d'enregistrer. On a tout fait là, sur l'album je joue pratiquement tout moi-même, on est resté assez simple dans l'ensemble et c'est ainsi que c'est devenu ce type particulier d'album, qui fonctionne – pour nous en tout cas !
W : Pour moi aussi visiblement... C'était d'ailleurs une de mes questions, de savoir si tu avais tout fait toi-même sur l'album, parce que c'est définitivement l'impression que ça me fait à l'écoute.
Jenny : Ce qu'il faut savoir aussi c'est que je sample énormément, j'utilise des morceaux épouvantables de logiciels, je n'ai aucune honte vis à vis de ce genre de pratiques : je prends simplement tout ce qui me plait et je l'utilise pour l'enregistrement. Ce sera remis dans une contexte de toute manière. De la même façon que tu utilise des chaises que tu achètes ou que tu trouves quelque part pour meubler ta maison ; tu ne dois pas nécessairement les faire toi-même. J'amène juste le monde dans les choses que j'aime. Parfois j'amène les rues, parfois j'amène des machins que je trouve sur mon ordinateur, parfois – comme sur "The Plague" – j'utilise beaucoup de vieux morceaux que j'ai enregistrés en 2003 ou en 2007... j'apporte un peu d'histoire. Ça me semblait juste puisque c'est un album... avec juste moi. Mais il y a quand même quelques autres personnes qui jouent des choses dessus.
W : De même avec les parties plus "field-recording" ? Par exemple le son d'écriture manuscrite qui ouvre "Untamed Region", c'est toi qui l'a directement enregistré ?
Jenny : C'est bien moi ! Probablement un enregistrement en studio de moi écrivant des paroles...
W : À propos des thèmes abordés dans Blood Bitch ; le sang semble être une notion qui t'autorise à parler de beaucoup de tes thèmes favoris, peut-être sous une lumière différente, ça recouvre le sang menstruel et la féminité, la soif de sang comme désir, le sang comme quelque chose de si intime que tu l'as littéralement dans la peau... c'est sans doute une façon un peu simpliste de le formuler mais : comment t'es venu l'idée ? Comment le sang est-il devenu pour toi quelque chose propre à en tirer un album ?
Jenny : Tu sais ça n'est pas venu tout de suite. Quand on a parlé en novembre dernier je ne savais pas qu'il y avait de sang dans l'album en dehors du fait qu'il était en train de se faire et de moi qui regardais tout un tas de films quand je n'étais pas en studio ou en tournée. Donc ce qui s'est passé c'est probablement tout un tas d’événements et de différentes choses dont j'ai fait l'expérience entre-temps et que j'ai autorisé à venir avec moi sur le disque. À la place de faire la démarche de créer quelque chose à propos de quelque chose je me suis contenté de prendre les choses que je faisais en plein cœur de l'enregistrement lui-même. Et puis j'ai fait beaucoup d'improvisations avec les paroles. Ainsi le thème du sang est venu dans l'équation non pas par envie de faire quelque chose mais... quoique je l'ai probablement fait – je veux dire qu'il y avait une direction qui était sans doute déjà là sans que je sache précisément ce que c'était. Mais je pense que je regardais ces films à l'époque pour une raison, et c'est parce que j'étais fasciné par ces espèces de films d'horreur fauchés avec beaucoup de sexe. Sans doute étais-je aussi intéressé par ces films parce que je travaille moi-même en lo-fi, avec peu de budget et des moyens limités, d'une façon viscérale. Ce son m'intéresse. De même que la narration, des visions, de la fascination et des désirs de ces films réalisés en dehors du mainstream, qui n'ont pas la nécessité de penser de manière aussi structurée que les films du mainstream. Donc je pense que j'ai alors fait des connexions que j'avais besoin de faire entre ces films et ma musique. À partir de là les thèmes de ces films sont naturellement entrés en jeu – il y a beaucoup de sang, de violence, de sexe, beaucoup de jeunes filles qui jouent dans ces films... On peut voir ça comme problématique mais on peut aussi le voir comme quelque chose de beau ou qui autorise le déploiement d'un vaste espace. Tu peux en tout cas choisir de voir les choses de cette manière ! De plus j'étais en pleine tournée à ce moment là, donc j'étais bloquée dans cette existence de vampire ; un nouvel hôtel chaque nuit... rencontrer de nouvelles personnes chaque jour... tu vois c'est comme si je vous tuais tous les deux maintenant ! (rires)
W : De nouvelles victimes chaque jour...
Jenny : Cette vie peut-être la même pour un journaliste aussi ! J'ai pensé que cette existence particulière pouvait avoir sa place au sein de l'album, et ça s'est mis à avoir un sens plus puissant que ce que je supposais. Mais on pensait de façon assez libre sans se limiter ou se censurer, et peut-être que c'est aussi pour cela que l'album est aussi cohésif ; parce que je ne me suis mis à me dire "Bien, ce sera donc un album à propos du sang, et le sang c'est ceci ou cela donc on doit s'en tenir à ça..."
W : Oui, tu as pris tout ce qui te venais à un moment donné, donc ça se devait d'être cohésif ne serait-ce que parce que c'était une tranche de temps réduite et concentrée, bien que ça couvre une grande variété de thèmes, c'était ton état d'esprit à un temps précis.
Jenny : Oui et je crois que je pourrais voir ces thématiques sur le corps, sur l'intimité, à partir d'une narration horrifique. Quand tu te mets à regarder de vieux films d'horreur tu verras qu'à l'inverse d'aujourd'hui il y a beaucoup de beauté en eux, beaucoup de musiques douces, beaucoup de personnages doux aussi, des méchants tristes, les choses vont très lentement. Ça n'a plus grand chose à voir avec les films d'aujourd'hui très basés sur le jump-scare [ndlr : Jenny nous en donne une imitation très réaliste], très rythmés, avec beaucoup de violence et d'agressivité comme on peut en avoir dans le mainstream actuel. C'est aussi histoire de redécouvrir des films cultes, d'où est-ce qu'ils viennent, leur langage, et leur étrange douceur. De même quand tu regardes les vieux films pornos, ils sont aussi étonnamment soft par rapport au mètre étalon du film porno tel qu'il est devenu dans les 80's et les 90's [ndlr : encore une autre imitation encore plus convaincante]. Ils n'ont pas à être aussi stéréotypés, rapides et faciles qu'aujourd'hui.
W : Oui ce n'était pas la même industrie à l'époque, de produits qui doivent être formatés et standardisés de la même façon – comme avec l'arrivée de la vidéo, ce dont traitait justement le film Boogie Nights.
Jenny : Tout à fait.
Léo : À propos de films : quand j'écoute ton album, il me fait penser à Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch, je ne sais pas si tu l'as vu ?
Jenny : Non, je ne crois pas ! C'est encore mieux ; maintenant j'ai quelque chose à voir !
L : C'est à propos de vampires et...
Jenny : Ah oui ce film ! J'en ai beaucoup entendu parler et j'ai envie de le voir... je me demande pourquoi je n'ai toujours pas sauté le pas avec tout ça ! (rires)
L : Ça se concentre beaucoup sur l'éternité, plus particulièrement sur l'amour éternel ; comment est-ce que tu construis une relation de couple dans l'éternité. C'est à propos de deux amants.
W : Le film est bien nommé, à ce titre.
L : Tu nous parlais de vieux films d'horreurs, et dans ton album je vois une nouvelle forme de vampire, qui réfléchit à sa condition existentielle, à l'éternité... J'y vois un mix entre la bête assoiffée de sang qu'on peut voir dans ces films bis qui sont très sanglants et gores, et une forme plus moderne de vampire.
Jenny : Un vampire existentiel ?
L : Oui ! Une autre bonne raison de visionner Only Lovers Left Alive, ça te parlera à ce niveau à mon avis. Et à propos tant qu'on y est, j'aurais aimé connaître ta relation au capitalisme ; parce qu'on pourrait penser si on ne fait pas attention que tu es simplement anti-capitaliste, mais il me semble que la réalité est plus ambiguë, tu n'es pas juste en train de le rejeter et tu l'acceptes comme faisant partie de toi.
Jenny : Il me semble impossible de ne pas être ambigu à ce niveau là, je pense que je suis simplement devenue plus vieille...
W : Tu n'as plus l'âge de Jésus désormais. [ndlr : référence à une phrase récurrente dans Apocalypse, Girl : "I'm 33 now it's Jesus age"]
Jenny : C'est aussi vrai, mais je pense qu'à mesure que tu avances en âge, que tu acquiers plus d'expérience en devenant critique vis à vis du mainstream et du capitalisme en général, des voies de l'argent, de la manière dont l'argent se met à supplanter tout type de valeurs – et c'est certainement en train d'être le cas dans l'art – je pense que ce qui m'arrive est que je suis de plus en plus stimulée et challengée par d'autres personnes, par ce que je lis, par toutes les choses dont je me rapproche ; ça pose un défi à ce que je suis, parce que je choisis de faire de la musique, je choisis de publier des albums, et ça fait partie du système. Je n'y suis pas extérieur. Et je pense que se voir comme compromis est une manière de se montrer vulnérable, bien plus que de se dire "contre" quelque chose et de vouloir en être séparé. Il m'est arrivé de visiter des lieux où les gens se sont débarrassés de notre façon de vivre actuelle ; je me souviens que j'étais en Australie dans cette petite ville où les gens vivaient à la manière de hippies, j'ai été à un festival de folk hippie là-bas, mais je me suis mis à réaliser que ces gars n'étaient pas intéressés par la politique et à me dire "Qu'est-ce qu'il se passe ?". Est-ce une façon de se retirer de la société ? De ne pas dire que tu es contre quelque chose mais de le manifester en te retirant complètement ? D'aller vivre dans la forêt sans électricité ? Est-ce la bonne manière de faire dans un monde si abondamment peuplé ? C'est un truc de privilégié quand on y pense, parce que les gens qui sont en train de lutter authentiquement pour survivre, ceux qui sont dans les tentes, dans la rue... je suis très curieux à propos de tout ça mais ça ne fait pas partie de l'interview ! Cela fait longtemps que je ne suis pas venue à Paris, et je suis très curieux à propos de tout ce qui se passe dans l'Europe en général. Il y a tellement de gens qui ne peuvent pas choisir ce style de vie. [ndlr : Pour rappel, nous sommes au Point FMR, lieu parisien par excellence de la gentrification, où le bar bourgeois côtoie de très près la misère des migrants. Les paroles de Jenny y trouvent une résonance particulière...] Mais ma position est compromise, et j'ai besoin d'explorer ça, et de voir la vulnérabilité dans les éléments humains. Donc à choisir, finalement, je pense que je suis plus anticapitaliste que je l'étais auparavant ! Mais j'essaie de travailler avec, comme quelque chose dont je ne peux me différencier complètement de toute manière.
W : Oui, tu ne peux pas vouloir t'extraire de quelque chose si tu ne commences pas par reconnaître que tu en fait partie...
Jenny : ...et commencer par voir d'une certaine manière la façon dont ça t'atteint, dont ça te blesse, toi et tous les autres. Et être conscient. Je crois que c'est important d'être critique, je crois en la lecture, et c'est important pour moi de faire des choses sur scène qui permettent un court instant de voir au delà de cette chose qui fait constamment pression sur nous en dehors de l'espace artistique... Oui je crois en ces relations, je crois qu'elles peuvent être un espace au sein duquel le capitalisme ne peut pas vraiment pénétrer.
W : J'espère que c'est possible !
Jenny : Mais parfois j'ai le sentiment que c'est important de se ménager des espaces où tu peux rêver, même si c'est impossible... je veux dire, l'art c'est l'impossible parfois !
W : C'est le fantasme...
Jenny : Ce n'est pas simplement le fantasme, c'est quelque chose de plus... occulte à mon avis, c'est rituel, ça peut te changer – en tout cas les artistes y croient – c'est une part importante de la raison pour laquelle je fais ce que je fais.
W : Il y a une phrase particulière dans le morceau "Female Vampire" qui me questionne, c'est : "I'm so tired of subjectivity". J'aimerais bien que tu élabores un peu ce que tu entendais par là parce que je te vois comme quelqu'un faisant une musique de l'intime ; ça ne peut pas ne pas être subjectif, si ?
Jenny : Disons que j'imagine ce personnage de vampire comme ne supportant plus la subjectivité. J'imagine une vampire chantant cette chanson, qui est piégée sur Terre depuis des centaines d'années, avec maintenant Instagram et les réseaux sociaux. Je parle de ce type de subjectivité, une qui est superficielle, une dont je suis moi-même fatiguée surtout après avoir joué tant de concerts pour la tournée Apocalypse, Girl et avoir tant exploré cette subjectivité extérieure et artificielle qui crée une sorte de contradiction entre ça et ce que nous sommes vraiment – pour peu que ce "véritable soi-même" existe. Entre quelque chose que je suis réellement et ce que j'essaie d'être ou ce que quelqu'un d'autre veut que je sois. [ndlr : Sur sa tournée de 2015, Jenny se mettait en scène en jouant beaucoup avec un téléphone, en prenant des selfies sur scène avec des perruques, etc.] Il s'agit plutôt d'être fatigué d'avoir ce devoir d'être ce sujet qu'on te force à être.
W : Je comprends, c'est une acception particulière de la subjectivité. Parce que je suppose qu'en tant qu'artiste tu peux difficilement ne pas t'exprimer subjectivement.
Jenny : Il s'agit sans doute aussi d'exprimer ma propre exaspération vis à vis de cette impression d'être toujours en train de faire un commentaire social. Je pense qu'on est rendu plus binaires par les médias modernes, surtout pour les artistes ; tout est réduit au journalisme expéditif, aux blogs... en tanr que journaliste on ne te laisse pas beaucoup de temps ou d'argent, ça induit forcément un manque de profondeur dans le contenu que tu produis. Il n'y a pas beaucoup de place pour la subjectivité dans ce système. Par exemple les critiques de musiques peuvent être comme un palais des glaces, puisque tu ne fais que parler d'artistes auxquels ça te fait penser. Ce qui n'est pas comme ce que tu as dis Léo à propos du film de tout à l'heure [ndlr : Only Lovers Left Alive], parce que c'est une conversation, mais quand des gens écrivent que je sonne comme Björk ou Kate Bush, ça me fait vraiment l'effet d'un palais des glaces. On ne fait que débiter des noms de personnes ou de choses célèbres, rien n'est créé car tu ne fais que renvoyer l'image de quelque chose qui est déjà là, ça reste superficiel.
W : De manière à ce que ce soit plus facile de s'identifier en tant que lecteur ; quand on voit ces références on pense immédiatement comprendre où tu veux en venir, mais ça entraine le cheminement de la pensée dans une direction qui ne te permet pas de comprendre plus en profondeur qui diable est Jenny Hval. Tu te mets plus à penser à Kate Bush, à Björk qu'à Jenny Hval.
Jenny : Et même, à ce moment tu n'es pas non plus en train de penser à Kate Bush parce que tu ne penses qu'à cette image simple et claire de Kate Bush, que tu finis par ne voir que comme un nom, une répétition de plus que tu vois dans tellement d'articles sur d'autres artistes. C'est presque comme s'il y avait tout un genre créé composé de choses qui ressemblent à ceci ou cela.
W : Par curiosité, quelle est la pire comparaison qu'on t'ait envoyé au visage ?
Jenny : Je crois me souvenir de ne pas avoir été flattée d'avoir été comparée aux Cranberries ! Attention, je trouve ça très gentil que les gens viennent vers moi pour me dire que je ressemble tel artiste, dans une conversation ça ne me dérange vraiment pas qu'on me dise que je sonne comme les Cranberries parce que c'est une comparaison qui appartient à cette personne, je ne saurai jamais ce que ça signifie exactement. Et si on me dit que je ressemble à Kate Bush, ou David Bowie que j'adore tous les deux, je serai flattée mais je ne saurai pas non plus ce que ça veut dire ; quelle chanson ? Quelle période, quelle face de leur œuvre, de leur style, etc ? Les artistes ont leur carrière, les auditeurs ont leur vie, et je ne suis vraiment pas capable de savoir ce que recouvre une telle comparaison. Mais lorsqu'il s'agit d'un journaliste musical qui a entendu 35.000 voix dans sa vie et qui choisit de retourner toujours aux mêmes 5 ou 6 voix féminines... ça dit quelque chose de la manière dont on écoute et on consomme la musique et qui nous empêche d'aller profondément dans la moelle des choses au lieu de réduire un artiste à un certain type de sujet ou à un simple trait de caractère. Mais oui, je pense que le vampire de "Female Vampire" était fatigué de tout ça, de la représentation de soi... mais "subjectivity" convenait mieux au chant que "self-representation" ! Et aussi, peut-être que quand tu vis une éternité au bout d'un moment tu en as juste ras-le-bol de tout, même de vivre ! Tu es même fatigué d'être toi-même.
W : Emprunter ce point de vue te permet de chanter des choses que tu n'aurais pas pu chanter autrement, en tant que simplement Jenny Hval.
Jenny : Je me demande cependant, si j'étais amenée à vivre éternellement ; deviendrais-je une vieille dame pleine de sagesse, ou bien serais-je une stupide raciste qui ne croit plus en l'humanité ? Qui sait... je ne connais certainement pas la réponse. Mais c'est sans doute une bonne chose, que l'on meure.
W : Je pense aussi. Bon c'est facile à dire pour moi, j'ai 24 ans ! Est-ce qu'il nous reste encore du temps ? [je vérifie sur le dictaphone] Nous en sommes à 23 minutes, qu'en penses-tu ?
Jenny : Si tu veux tu peux me poser une dernière question, après j'irai reposer ma voix un coup.
W : Choisissons avec soin dans ce cas.
Jenny : Tu dois juste y mettre beaucoup de ce que toi tu penses, c'est ce qui sera important dans l'article de toute manière. Parce que mes citations seront aussi les tiennes, parce que c'est ton interview !
W : C'est vrai, ne serait-ce que parce qu'il y aura une traduction de l'anglais en français.
Jenny : Exactement. C'est amusant parce que j'ai une amie française, qui sera sur scène ce soir, qui me lit des interviews que j'ai données en français, elle trouve ça hilarant parce qu'alors elle lit ça dans sa langue alors qu'elle me connait en anglais... donc oui c'est forcément transformé, et c'est une bonne chose ! En quelque sorte tu publieras une cover de mes phrases !
W : Je suis honoré ! (rires) [ndlr : des vocalises nous parviennent de la scène, Olga Bell vient de débuter ses balances] Voilà qui me fournit la transition parfaite pour la question finale, qui porte sur la scène norvégienne – et il me semble qu'Olga est norvégienne...
Jenny : Non. Elle est américaine.
W : Merde... j'ai bien foiré ma transition. Bref, je me demandais quelle était ta relation avec la scène norvégienne, y a-t-il des artistes dont tu te sens proche ? J'y pense puisque tu as collaboré en début d'année avec Kim Myhr et le Trondheim Jazz Orchestra, as-tu beaucoup de contacts ?
Jenny : Oui bien sûr ! Je pense qu'on peut fermer la porte [ndlr : je m'exécute, au revoir Olga l'américaine] J'ai beaucoup d'amis et de contacts, mais pas tant que ça... c'est à dire que je ne suis pas très intéressante pour l'industrie musicale norvégienne, donc mes connexions sont plutôt underground. Ce qui tombe bien puisque j'ai toujours été plus intéressée par cette scène de toute manière ; ce sont des relations qui se sont nouées assez naturellement en ce sens. C'est un peu de là que je viens, de la scène métal, gothique...
W : Oui, tes "jeunes années" étaient dans ce style.
Jenny : Ce n'était pas tant un choix qu'une scène vers laquelle j'ai été poussée, mais c'était très intéressant pour moi. Je ne pense pas avoir ma place où que ce soit, et je pense qu'en Norvège je suis définitivement vu comme une artiste à part. Enfin mon album est en train de recevoir de belles critiques en Norvège en ce moment, ce qui est pour moi un grand honneur, mais ce n'est pas du tout vu comme faisant partie d'une scène, ou d'une tradition. Je veux dire, les gens peuvent le voir ainsi et ça ne m'offense pas le moins du monde, je pense que je suis une sorte de fruit bizarre ! Ce qui me convient tout à fait, j'ai toujours été un personnage étrange, ou du moins inhabituel partout où j'ai été – mais ça ne veut pas dire que je ne me lie pas avec les gens, j'ai travaillé avec des artistes d'improvisation que j'aime beaucoup, des groupes pop, des artistes visuels, j'admire beaucoup d'écrivains... J'ai mes branches qui se connectent un peu partout, mais je suis loin d'avoir rencontre tout le monde dans la "scène pop norvégienne", je n'ai pas ce type de réseau, je construis ma carrière très lentement. Je n'ai jamais été très ambitieuse avec cette face de la musique, donc je ne serais pas la meilleure personne à contacter si tu avais besoin par exemple d'être signé sur Sony Music en Norvège.
W : Grâce à ta collaboration In the End His Voice Will Be the Sound of Paper, j'ai découvert le label HUBRO et j'aime pratiquement tout ce que j'ai écouté dessus, principalement des improvisations...
Jenny : Pourtant c'est très divers ! Il y a tellement de musique différente... je suis loin de tout aimer mais il y a certainement...
W : J'aime tout particulièrement le dernier Jessica Sligter, A Sense of Growth.
Jenny : Oui je la connais bien, c'est une amie à moi ! Elle est néerlandaise. [ndlr : j'ai bien fait de ne pas l'ouvrir cette fois, je la pensais aussi norvégienne] Elle est incroyable, je la connais depuis des années elle a quelque chose de spécial. J'ai aussi collaboré avec elle, ça ne sera probablement jamais publié où que ce soit puisque ce n'était pas enregistré mais c'était super !
W : Merci de ton temps, en espérant que le surplus de temps ne sera pas fatal à ta voix !
L : Merci beaucoup !
Jenny : Merci à vous deux, à tout à l'heure !
Jenny Hval : À quel moment s'était-on rencontré ? C'était en novembre 2015 non ?
W : Oui exact.
Jenny : Blood Bitch était quasiment fini à l'époque !
W : Vraiment ?
Jenny : Oui ! Je pense qu'on avait commencé à enregistrer l'album dès septembre l'année dernière. Donc j'étais en plein dedans en novembre – mais j'essayais de ne pas en parler. Et je pense que si je l'avais fait j'aurais risqué de perdre le focus dont j'avais besoin pour travailler et précisément pour le rendre cohésif. C'était une période très intéressante. Ce qui a probablement rendu cet album cohérent est le fait que j'ai voulu commencer si tôt à écrire après la parution d'Apocalypse. Et ce pour des raisons très pratiques : Lasse Marhaug [ndlr : producteur de Blood Bitch] s'apprêtait à déménager dans le nord de la Norvège – où il habite désormais. Nous manquions donc de temps et il fallait enregistrer l'album avant Noël. J'en ai donc profité !
W : Tu l'as fait directement à la suite. C'était le même studio ?
Jenny : Ce n'était pas un studio – ce qui explique d'ailleurs qu'on puisse y travailler si longtemps – mais une chambre au dessus d'un garage à vélo. Du coup ça n'était pas une pièce propre à enregistrer des batteries ou d'autres différents instruments – encore moins tout un groupe – et ça a contribué à définir notre manière d'enregistrer. On a tout fait là, sur l'album je joue pratiquement tout moi-même, on est resté assez simple dans l'ensemble et c'est ainsi que c'est devenu ce type particulier d'album, qui fonctionne – pour nous en tout cas !
W : Pour moi aussi visiblement... C'était d'ailleurs une de mes questions, de savoir si tu avais tout fait toi-même sur l'album, parce que c'est définitivement l'impression que ça me fait à l'écoute.
Jenny : Ce qu'il faut savoir aussi c'est que je sample énormément, j'utilise des morceaux épouvantables de logiciels, je n'ai aucune honte vis à vis de ce genre de pratiques : je prends simplement tout ce qui me plait et je l'utilise pour l'enregistrement. Ce sera remis dans une contexte de toute manière. De la même façon que tu utilise des chaises que tu achètes ou que tu trouves quelque part pour meubler ta maison ; tu ne dois pas nécessairement les faire toi-même. J'amène juste le monde dans les choses que j'aime. Parfois j'amène les rues, parfois j'amène des machins que je trouve sur mon ordinateur, parfois – comme sur "The Plague" – j'utilise beaucoup de vieux morceaux que j'ai enregistrés en 2003 ou en 2007... j'apporte un peu d'histoire. Ça me semblait juste puisque c'est un album... avec juste moi. Mais il y a quand même quelques autres personnes qui jouent des choses dessus.
W : De même avec les parties plus "field-recording" ? Par exemple le son d'écriture manuscrite qui ouvre "Untamed Region", c'est toi qui l'a directement enregistré ?
Jenny : C'est bien moi ! Probablement un enregistrement en studio de moi écrivant des paroles...
W : À propos des thèmes abordés dans Blood Bitch ; le sang semble être une notion qui t'autorise à parler de beaucoup de tes thèmes favoris, peut-être sous une lumière différente, ça recouvre le sang menstruel et la féminité, la soif de sang comme désir, le sang comme quelque chose de si intime que tu l'as littéralement dans la peau... c'est sans doute une façon un peu simpliste de le formuler mais : comment t'es venu l'idée ? Comment le sang est-il devenu pour toi quelque chose propre à en tirer un album ?
Jenny : Tu sais ça n'est pas venu tout de suite. Quand on a parlé en novembre dernier je ne savais pas qu'il y avait de sang dans l'album en dehors du fait qu'il était en train de se faire et de moi qui regardais tout un tas de films quand je n'étais pas en studio ou en tournée. Donc ce qui s'est passé c'est probablement tout un tas d’événements et de différentes choses dont j'ai fait l'expérience entre-temps et que j'ai autorisé à venir avec moi sur le disque. À la place de faire la démarche de créer quelque chose à propos de quelque chose je me suis contenté de prendre les choses que je faisais en plein cœur de l'enregistrement lui-même. Et puis j'ai fait beaucoup d'improvisations avec les paroles. Ainsi le thème du sang est venu dans l'équation non pas par envie de faire quelque chose mais... quoique je l'ai probablement fait – je veux dire qu'il y avait une direction qui était sans doute déjà là sans que je sache précisément ce que c'était. Mais je pense que je regardais ces films à l'époque pour une raison, et c'est parce que j'étais fasciné par ces espèces de films d'horreur fauchés avec beaucoup de sexe. Sans doute étais-je aussi intéressé par ces films parce que je travaille moi-même en lo-fi, avec peu de budget et des moyens limités, d'une façon viscérale. Ce son m'intéresse. De même que la narration, des visions, de la fascination et des désirs de ces films réalisés en dehors du mainstream, qui n'ont pas la nécessité de penser de manière aussi structurée que les films du mainstream. Donc je pense que j'ai alors fait des connexions que j'avais besoin de faire entre ces films et ma musique. À partir de là les thèmes de ces films sont naturellement entrés en jeu – il y a beaucoup de sang, de violence, de sexe, beaucoup de jeunes filles qui jouent dans ces films... On peut voir ça comme problématique mais on peut aussi le voir comme quelque chose de beau ou qui autorise le déploiement d'un vaste espace. Tu peux en tout cas choisir de voir les choses de cette manière ! De plus j'étais en pleine tournée à ce moment là, donc j'étais bloquée dans cette existence de vampire ; un nouvel hôtel chaque nuit... rencontrer de nouvelles personnes chaque jour... tu vois c'est comme si je vous tuais tous les deux maintenant ! (rires)
W : De nouvelles victimes chaque jour...
Jenny : Cette vie peut-être la même pour un journaliste aussi ! J'ai pensé que cette existence particulière pouvait avoir sa place au sein de l'album, et ça s'est mis à avoir un sens plus puissant que ce que je supposais. Mais on pensait de façon assez libre sans se limiter ou se censurer, et peut-être que c'est aussi pour cela que l'album est aussi cohésif ; parce que je ne me suis mis à me dire "Bien, ce sera donc un album à propos du sang, et le sang c'est ceci ou cela donc on doit s'en tenir à ça..."
W : Oui, tu as pris tout ce qui te venais à un moment donné, donc ça se devait d'être cohésif ne serait-ce que parce que c'était une tranche de temps réduite et concentrée, bien que ça couvre une grande variété de thèmes, c'était ton état d'esprit à un temps précis.
Jenny : Oui et je crois que je pourrais voir ces thématiques sur le corps, sur l'intimité, à partir d'une narration horrifique. Quand tu te mets à regarder de vieux films d'horreur tu verras qu'à l'inverse d'aujourd'hui il y a beaucoup de beauté en eux, beaucoup de musiques douces, beaucoup de personnages doux aussi, des méchants tristes, les choses vont très lentement. Ça n'a plus grand chose à voir avec les films d'aujourd'hui très basés sur le jump-scare [ndlr : Jenny nous en donne une imitation très réaliste], très rythmés, avec beaucoup de violence et d'agressivité comme on peut en avoir dans le mainstream actuel. C'est aussi histoire de redécouvrir des films cultes, d'où est-ce qu'ils viennent, leur langage, et leur étrange douceur. De même quand tu regardes les vieux films pornos, ils sont aussi étonnamment soft par rapport au mètre étalon du film porno tel qu'il est devenu dans les 80's et les 90's [ndlr : encore une autre imitation encore plus convaincante]. Ils n'ont pas à être aussi stéréotypés, rapides et faciles qu'aujourd'hui.
W : Oui ce n'était pas la même industrie à l'époque, de produits qui doivent être formatés et standardisés de la même façon – comme avec l'arrivée de la vidéo, ce dont traitait justement le film Boogie Nights.
Jenny : Tout à fait.
Léo : À propos de films : quand j'écoute ton album, il me fait penser à Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch, je ne sais pas si tu l'as vu ?
Jenny : Non, je ne crois pas ! C'est encore mieux ; maintenant j'ai quelque chose à voir !
L : C'est à propos de vampires et...
Jenny : Ah oui ce film ! J'en ai beaucoup entendu parler et j'ai envie de le voir... je me demande pourquoi je n'ai toujours pas sauté le pas avec tout ça ! (rires)
L : Ça se concentre beaucoup sur l'éternité, plus particulièrement sur l'amour éternel ; comment est-ce que tu construis une relation de couple dans l'éternité. C'est à propos de deux amants.
W : Le film est bien nommé, à ce titre.
L : Tu nous parlais de vieux films d'horreurs, et dans ton album je vois une nouvelle forme de vampire, qui réfléchit à sa condition existentielle, à l'éternité... J'y vois un mix entre la bête assoiffée de sang qu'on peut voir dans ces films bis qui sont très sanglants et gores, et une forme plus moderne de vampire.
Jenny : Un vampire existentiel ?
L : Oui ! Une autre bonne raison de visionner Only Lovers Left Alive, ça te parlera à ce niveau à mon avis. Et à propos tant qu'on y est, j'aurais aimé connaître ta relation au capitalisme ; parce qu'on pourrait penser si on ne fait pas attention que tu es simplement anti-capitaliste, mais il me semble que la réalité est plus ambiguë, tu n'es pas juste en train de le rejeter et tu l'acceptes comme faisant partie de toi.
Jenny : Il me semble impossible de ne pas être ambigu à ce niveau là, je pense que je suis simplement devenue plus vieille...
W : Tu n'as plus l'âge de Jésus désormais. [ndlr : référence à une phrase récurrente dans Apocalypse, Girl : "I'm 33 now it's Jesus age"]
Jenny : C'est aussi vrai, mais je pense qu'à mesure que tu avances en âge, que tu acquiers plus d'expérience en devenant critique vis à vis du mainstream et du capitalisme en général, des voies de l'argent, de la manière dont l'argent se met à supplanter tout type de valeurs – et c'est certainement en train d'être le cas dans l'art – je pense que ce qui m'arrive est que je suis de plus en plus stimulée et challengée par d'autres personnes, par ce que je lis, par toutes les choses dont je me rapproche ; ça pose un défi à ce que je suis, parce que je choisis de faire de la musique, je choisis de publier des albums, et ça fait partie du système. Je n'y suis pas extérieur. Et je pense que se voir comme compromis est une manière de se montrer vulnérable, bien plus que de se dire "contre" quelque chose et de vouloir en être séparé. Il m'est arrivé de visiter des lieux où les gens se sont débarrassés de notre façon de vivre actuelle ; je me souviens que j'étais en Australie dans cette petite ville où les gens vivaient à la manière de hippies, j'ai été à un festival de folk hippie là-bas, mais je me suis mis à réaliser que ces gars n'étaient pas intéressés par la politique et à me dire "Qu'est-ce qu'il se passe ?". Est-ce une façon de se retirer de la société ? De ne pas dire que tu es contre quelque chose mais de le manifester en te retirant complètement ? D'aller vivre dans la forêt sans électricité ? Est-ce la bonne manière de faire dans un monde si abondamment peuplé ? C'est un truc de privilégié quand on y pense, parce que les gens qui sont en train de lutter authentiquement pour survivre, ceux qui sont dans les tentes, dans la rue... je suis très curieux à propos de tout ça mais ça ne fait pas partie de l'interview ! Cela fait longtemps que je ne suis pas venue à Paris, et je suis très curieux à propos de tout ce qui se passe dans l'Europe en général. Il y a tellement de gens qui ne peuvent pas choisir ce style de vie. [ndlr : Pour rappel, nous sommes au Point FMR, lieu parisien par excellence de la gentrification, où le bar bourgeois côtoie de très près la misère des migrants. Les paroles de Jenny y trouvent une résonance particulière...] Mais ma position est compromise, et j'ai besoin d'explorer ça, et de voir la vulnérabilité dans les éléments humains. Donc à choisir, finalement, je pense que je suis plus anticapitaliste que je l'étais auparavant ! Mais j'essaie de travailler avec, comme quelque chose dont je ne peux me différencier complètement de toute manière.
W : Oui, tu ne peux pas vouloir t'extraire de quelque chose si tu ne commences pas par reconnaître que tu en fait partie...
Jenny : ...et commencer par voir d'une certaine manière la façon dont ça t'atteint, dont ça te blesse, toi et tous les autres. Et être conscient. Je crois que c'est important d'être critique, je crois en la lecture, et c'est important pour moi de faire des choses sur scène qui permettent un court instant de voir au delà de cette chose qui fait constamment pression sur nous en dehors de l'espace artistique... Oui je crois en ces relations, je crois qu'elles peuvent être un espace au sein duquel le capitalisme ne peut pas vraiment pénétrer.
W : J'espère que c'est possible !
Jenny : Mais parfois j'ai le sentiment que c'est important de se ménager des espaces où tu peux rêver, même si c'est impossible... je veux dire, l'art c'est l'impossible parfois !
W : C'est le fantasme...
Jenny : Ce n'est pas simplement le fantasme, c'est quelque chose de plus... occulte à mon avis, c'est rituel, ça peut te changer – en tout cas les artistes y croient – c'est une part importante de la raison pour laquelle je fais ce que je fais.
W : Il y a une phrase particulière dans le morceau "Female Vampire" qui me questionne, c'est : "I'm so tired of subjectivity". J'aimerais bien que tu élabores un peu ce que tu entendais par là parce que je te vois comme quelqu'un faisant une musique de l'intime ; ça ne peut pas ne pas être subjectif, si ?
Jenny : Disons que j'imagine ce personnage de vampire comme ne supportant plus la subjectivité. J'imagine une vampire chantant cette chanson, qui est piégée sur Terre depuis des centaines d'années, avec maintenant Instagram et les réseaux sociaux. Je parle de ce type de subjectivité, une qui est superficielle, une dont je suis moi-même fatiguée surtout après avoir joué tant de concerts pour la tournée Apocalypse, Girl et avoir tant exploré cette subjectivité extérieure et artificielle qui crée une sorte de contradiction entre ça et ce que nous sommes vraiment – pour peu que ce "véritable soi-même" existe. Entre quelque chose que je suis réellement et ce que j'essaie d'être ou ce que quelqu'un d'autre veut que je sois. [ndlr : Sur sa tournée de 2015, Jenny se mettait en scène en jouant beaucoup avec un téléphone, en prenant des selfies sur scène avec des perruques, etc.] Il s'agit plutôt d'être fatigué d'avoir ce devoir d'être ce sujet qu'on te force à être.
W : Je comprends, c'est une acception particulière de la subjectivité. Parce que je suppose qu'en tant qu'artiste tu peux difficilement ne pas t'exprimer subjectivement.
Jenny : Il s'agit sans doute aussi d'exprimer ma propre exaspération vis à vis de cette impression d'être toujours en train de faire un commentaire social. Je pense qu'on est rendu plus binaires par les médias modernes, surtout pour les artistes ; tout est réduit au journalisme expéditif, aux blogs... en tanr que journaliste on ne te laisse pas beaucoup de temps ou d'argent, ça induit forcément un manque de profondeur dans le contenu que tu produis. Il n'y a pas beaucoup de place pour la subjectivité dans ce système. Par exemple les critiques de musiques peuvent être comme un palais des glaces, puisque tu ne fais que parler d'artistes auxquels ça te fait penser. Ce qui n'est pas comme ce que tu as dis Léo à propos du film de tout à l'heure [ndlr : Only Lovers Left Alive], parce que c'est une conversation, mais quand des gens écrivent que je sonne comme Björk ou Kate Bush, ça me fait vraiment l'effet d'un palais des glaces. On ne fait que débiter des noms de personnes ou de choses célèbres, rien n'est créé car tu ne fais que renvoyer l'image de quelque chose qui est déjà là, ça reste superficiel.
W : De manière à ce que ce soit plus facile de s'identifier en tant que lecteur ; quand on voit ces références on pense immédiatement comprendre où tu veux en venir, mais ça entraine le cheminement de la pensée dans une direction qui ne te permet pas de comprendre plus en profondeur qui diable est Jenny Hval. Tu te mets plus à penser à Kate Bush, à Björk qu'à Jenny Hval.
Jenny : Et même, à ce moment tu n'es pas non plus en train de penser à Kate Bush parce que tu ne penses qu'à cette image simple et claire de Kate Bush, que tu finis par ne voir que comme un nom, une répétition de plus que tu vois dans tellement d'articles sur d'autres artistes. C'est presque comme s'il y avait tout un genre créé composé de choses qui ressemblent à ceci ou cela.
W : Par curiosité, quelle est la pire comparaison qu'on t'ait envoyé au visage ?
Jenny : Je crois me souvenir de ne pas avoir été flattée d'avoir été comparée aux Cranberries ! Attention, je trouve ça très gentil que les gens viennent vers moi pour me dire que je ressemble tel artiste, dans une conversation ça ne me dérange vraiment pas qu'on me dise que je sonne comme les Cranberries parce que c'est une comparaison qui appartient à cette personne, je ne saurai jamais ce que ça signifie exactement. Et si on me dit que je ressemble à Kate Bush, ou David Bowie que j'adore tous les deux, je serai flattée mais je ne saurai pas non plus ce que ça veut dire ; quelle chanson ? Quelle période, quelle face de leur œuvre, de leur style, etc ? Les artistes ont leur carrière, les auditeurs ont leur vie, et je ne suis vraiment pas capable de savoir ce que recouvre une telle comparaison. Mais lorsqu'il s'agit d'un journaliste musical qui a entendu 35.000 voix dans sa vie et qui choisit de retourner toujours aux mêmes 5 ou 6 voix féminines... ça dit quelque chose de la manière dont on écoute et on consomme la musique et qui nous empêche d'aller profondément dans la moelle des choses au lieu de réduire un artiste à un certain type de sujet ou à un simple trait de caractère. Mais oui, je pense que le vampire de "Female Vampire" était fatigué de tout ça, de la représentation de soi... mais "subjectivity" convenait mieux au chant que "self-representation" ! Et aussi, peut-être que quand tu vis une éternité au bout d'un moment tu en as juste ras-le-bol de tout, même de vivre ! Tu es même fatigué d'être toi-même.
W : Emprunter ce point de vue te permet de chanter des choses que tu n'aurais pas pu chanter autrement, en tant que simplement Jenny Hval.
Jenny : Je me demande cependant, si j'étais amenée à vivre éternellement ; deviendrais-je une vieille dame pleine de sagesse, ou bien serais-je une stupide raciste qui ne croit plus en l'humanité ? Qui sait... je ne connais certainement pas la réponse. Mais c'est sans doute une bonne chose, que l'on meure.
W : Je pense aussi. Bon c'est facile à dire pour moi, j'ai 24 ans ! Est-ce qu'il nous reste encore du temps ? [je vérifie sur le dictaphone] Nous en sommes à 23 minutes, qu'en penses-tu ?
Jenny : Si tu veux tu peux me poser une dernière question, après j'irai reposer ma voix un coup.
W : Choisissons avec soin dans ce cas.
Jenny : Tu dois juste y mettre beaucoup de ce que toi tu penses, c'est ce qui sera important dans l'article de toute manière. Parce que mes citations seront aussi les tiennes, parce que c'est ton interview !
W : C'est vrai, ne serait-ce que parce qu'il y aura une traduction de l'anglais en français.
Jenny : Exactement. C'est amusant parce que j'ai une amie française, qui sera sur scène ce soir, qui me lit des interviews que j'ai données en français, elle trouve ça hilarant parce qu'alors elle lit ça dans sa langue alors qu'elle me connait en anglais... donc oui c'est forcément transformé, et c'est une bonne chose ! En quelque sorte tu publieras une cover de mes phrases !
W : Je suis honoré ! (rires) [ndlr : des vocalises nous parviennent de la scène, Olga Bell vient de débuter ses balances] Voilà qui me fournit la transition parfaite pour la question finale, qui porte sur la scène norvégienne – et il me semble qu'Olga est norvégienne...
Jenny : Non. Elle est américaine.
W : Merde... j'ai bien foiré ma transition. Bref, je me demandais quelle était ta relation avec la scène norvégienne, y a-t-il des artistes dont tu te sens proche ? J'y pense puisque tu as collaboré en début d'année avec Kim Myhr et le Trondheim Jazz Orchestra, as-tu beaucoup de contacts ?
Jenny : Oui bien sûr ! Je pense qu'on peut fermer la porte [ndlr : je m'exécute, au revoir Olga l'américaine] J'ai beaucoup d'amis et de contacts, mais pas tant que ça... c'est à dire que je ne suis pas très intéressante pour l'industrie musicale norvégienne, donc mes connexions sont plutôt underground. Ce qui tombe bien puisque j'ai toujours été plus intéressée par cette scène de toute manière ; ce sont des relations qui se sont nouées assez naturellement en ce sens. C'est un peu de là que je viens, de la scène métal, gothique...
W : Oui, tes "jeunes années" étaient dans ce style.
Jenny : Ce n'était pas tant un choix qu'une scène vers laquelle j'ai été poussée, mais c'était très intéressant pour moi. Je ne pense pas avoir ma place où que ce soit, et je pense qu'en Norvège je suis définitivement vu comme une artiste à part. Enfin mon album est en train de recevoir de belles critiques en Norvège en ce moment, ce qui est pour moi un grand honneur, mais ce n'est pas du tout vu comme faisant partie d'une scène, ou d'une tradition. Je veux dire, les gens peuvent le voir ainsi et ça ne m'offense pas le moins du monde, je pense que je suis une sorte de fruit bizarre ! Ce qui me convient tout à fait, j'ai toujours été un personnage étrange, ou du moins inhabituel partout où j'ai été – mais ça ne veut pas dire que je ne me lie pas avec les gens, j'ai travaillé avec des artistes d'improvisation que j'aime beaucoup, des groupes pop, des artistes visuels, j'admire beaucoup d'écrivains... J'ai mes branches qui se connectent un peu partout, mais je suis loin d'avoir rencontre tout le monde dans la "scène pop norvégienne", je n'ai pas ce type de réseau, je construis ma carrière très lentement. Je n'ai jamais été très ambitieuse avec cette face de la musique, donc je ne serais pas la meilleure personne à contacter si tu avais besoin par exemple d'être signé sur Sony Music en Norvège.
W : Grâce à ta collaboration In the End His Voice Will Be the Sound of Paper, j'ai découvert le label HUBRO et j'aime pratiquement tout ce que j'ai écouté dessus, principalement des improvisations...
Jenny : Pourtant c'est très divers ! Il y a tellement de musique différente... je suis loin de tout aimer mais il y a certainement...
W : J'aime tout particulièrement le dernier Jessica Sligter, A Sense of Growth.
Jenny : Oui je la connais bien, c'est une amie à moi ! Elle est néerlandaise. [ndlr : j'ai bien fait de ne pas l'ouvrir cette fois, je la pensais aussi norvégienne] Elle est incroyable, je la connais depuis des années elle a quelque chose de spécial. J'ai aussi collaboré avec elle, ça ne sera probablement jamais publié où que ce soit puisque ce n'était pas enregistré mais c'était super !
W : Merci de ton temps, en espérant que le surplus de temps ne sera pas fatal à ta voix !
L : Merci beaucoup !
Jenny : Merci à vous deux, à tout à l'heure !
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