Oiseaux-Tempête
Paris [Le Trabendo] - jeudi 11 mai 2017 |
Viendra, viendra pas, viendra. Finalement Ben sera bien là ce soir. Ça ne peut lui faire que du bien d'aller au contact de ce style de musique. Oiseaux-Tempête, ma gueule, avec gavé d'invités : forte probabilité que ce soit du haut niveau.
Je pars de chez moi assez insatisfait de ma journée. Je me rattrape sur ma performance à vélo. Vingt minutes après, je suis dans un bar à la con mais-pas-trop en face du CNAM. A la con parce que les prix sont élevés et l'ambiance beauf-nouveau-riche, mais-pas-trop parce que l'happy hour adoucit la douloureuse, en face du CNAM parce que j'ai une copine en formation là-bas. Me voilà donc à l'apéro avec une belle palanquée de salariées d'association. Sympa les camarades, bien qu'un peu travailleuses sociales sur les bords. J'ai rien contre les travailleuses sociales, c'est juste qu'elles me saoulent quand elles se mettent à parler comme des instits. Mais j'ai rien contre les instits. Je parle avec la présidente d'une asso qui se sert des crédits ERASMUS pour travailler avec les roms sur les rapports interculturels. J'aime bien quand les pauvres utilisent les jouets des riches. Je lui file ma carte sans illusion, c'est une asso plutôt fauchée.
Je commande une deuxième pinte. J'ai aussi des potes qui arrivent au compte goutte. Fred me fait un débrief de vie, la mienne, comme il en a le talent. J'adore. C'est fluide, je ne me sens pas jugé, il a une vraie écoute. Je ne me sens pas en difficulté. Je finis ma deuxième pinte de Chouffe en regrettant de l'avoir commandée. Je paie et file vers La Villette pour le concert. Sur le vélo je maudis cette bière immonde, surchargée en glucose industriel et en alcool frelatée ; ça sent l'état vaseux aujourd'hui et l'hypoglycémie demain.
Je retrouve Ben vers 20h. J'ai pris deux grandes bières qu'on sirote avant de rentrer dans le Trabendo. On ne va pas rater pareille occasion de se taper un bout de discut. Il y a quelques semaines, Ben était dans les Antilles pour suivre sa meuf. Et "ça l'a pas fait", résumé qui n'appelle pas forcément d'analyse plus poussée pour l'instant. Retour en Bretagne pour lui. Les mêmes potes. Les mêmes discussions. La profondeur c'est bien, les racines, le besoin d'identité, tout ça... Mais la profondeur ne fait pas la hauteur. Du coup, quand son réseau pro l'a appelé pour prendre la direction d'une structure à développer à Paris, il a dit oui tout de suite. Back in town comme dirait Morphine. Il est précisément à Paris pour anticiper sa prise de poste.
Du coup on parle de ce qui nous rapproche professionnellement, des projets associatifs, de l'impact social, de la gouvernance, des publics accompagnés. On parle aussi de ce qui nous rapproche intellectuellement, c'est-à-dire le questionnement permanent. Un questionnement basé sur un processus récursif : des questions morales et des questions techniques qui s'impactent à tour de rôle. La fin (l'objet social d'une asso) justifie-t-elle les moyens, au point d'aller chercher du fric auprès de n'importe qui ? Admettons, mais alors comment faire en sorte que ces moyens et leurs origines n'impactent pas la structure, par une dépendance économique et une contamination symbolique ? Comment se prémunir collectivement de ces dérives en faisant un effort de conceptualisation et de transparence ? Cet effort est-il soutenable, et n'est-on pas en train de se faire bouffer par des concurrents qui, eux, trouvent la cohérence d'un projet d'entreprise dans un leadership autocrate, charismatique et messianique ?
"Il est peut-être temps qu'on y aille, non ?" On n'a bu qu'une bière chacun. On l'a bue étonnamment lentement. On a dû vachement parler.
Visiblement, il n'y a pas que sur scène qu'il y a des invités. Les places étaient bradées moitié prix, alors je pensais qu'il n'y aurait personne. Le premier truc qu'on nous demande c'est si on est invités. Quand on rentre, c'est bondé, c'est à peine si les fumeurs peuvent écraser leurs mégots. Pas besoin d'éteindre sa clope, vu que la pluie est continue. D'une certaine façon, il y a du monde, c'est une bonne chose pour les groupes Et pour la salle : c'est un public qui consomme. Nous en premier lieu.
Il y a du monde aussi à l'intérieur. Ben n'est jamais venu au Trabendo. Moi je n'y vais plus beaucoup, je ne me retrouve pas dans la prog et dans les tarifs d'entrée. Dommage, car c'est à mon avis une des meilleures salles à Paris et au-delà. L'acoustique est bonne et, surtout, la visibilité parfaite. Chose rare dans les petites salles, elle dispose de légères dénivellations, permettant à chacun d'y trouver sa place et son angle de vue. Ça me plait, moi qui suis légèrement plus grand que la moyenne. Ça m'évite de porter la culpabilité d'empêcher les autres de voir. J'y peux rien, je suis comme ça, né coupable.
Un concert vient de se terminer à notre arrivée. On a le temps de commander une bière avant le groupe suivant. J'attrape un type qui quitte le comptoir : "qui vient de jouer, là ?", il me répond "c'était le deuxième groupe". Merde. Fais chier. Quel bande de cons, on a raté l'Effondras et Noyades. "Déjà ?" J'ai un peu de mal à y croire. Je regarde l'heure. 21h30. Mais qu'est-ce qu'on a branlé tout ce temps ?
On a le temps d'un changement. Retour dehors. On retrouve une pote de Ben qui bosse dans la zic. On traine. On rentre, ça a recommencé. En plus de la formation classique de Oiseaux-Tempête, s'ajoutent trois musiciens de la scène noise et folklorique-hybride du Liban. Comme assez souvent dans ce genre de rencontres entre musiciens, les compositions prennent la tournure suivante : des alternances de solos, comme dans le jazz, ou plutôt de deux ou trois instruments jouant une séquence, avant de passer à une autre séquence ; des montées en puissance progressives, sur la base de couches sonores additionnées et de succession de gammes à la basse ; des morceaux très longs. La recette est déjà entendue, chez DAAU et Ezékiel, comme ans pas mal de groupes de Constellation... Et pourtant. Pourtant elle fonctionne merveilleusement bien. Les instruments des musiciens libanais apportent une fraicheur harmonique transportante. Je ne saurais pas vous dire si là-où-ce-que-y-a des cordes c'est du Buzuq, du Turkish Tanbur, du Baglama, je ne saurais pas vous dire si là-où-ce-que-y-a des tam-tam c'est du Riqq et du Bandir. Par contre, je peux vous dire que ça sonne mortel. Et que Buzuq ça veut dire vers de terre en breton, ce dont tout le monde se fout. Les séquences mélodiques superposées de cordes et de percus chaudes, grandissent avec une batterie de plus en plus puissante, elles sont reliées rythmiquement et harmoniquement par Mondkompf aux machines, et hop, on repasse aux pierres aiguisées et granitiques de Oiseaux-Tempête, séquence saxophone qui a des problèmes avec ses parents, roule sans permis, sort des sentiers battus, revient se garer. Ça décape, on est mieux. De temps en temps, G.W.Sok vient chanter avec une voix qui fait peur. Enfin parler plutôt que chanter, avec son texte à la main. C'est un mec de the Ex, alors on peut pas dire de mal, mais quand même, la vérité c'est que j'ai préféré les morceaux pendant lesquels la voix n'était pas là.
Derrière le groupe s'enchainent des images volatiles, de paysages de campagne et de ville, probablement du Liban. Chaque plan donne envie de s'évader dans la profondeur du plan, chaque plan donne l'idée que l'on ne peut pas s'échapper en dehors du plan. Je pense que les images sont bonnes mais desservent en partie l'écriture symphonique des morceaux. Elles ne sont pas au bon endroit. Ben, lui, trouve la projection naze. J'ai déjà remarqué ça, avec Ben : plus il est bourré, plus il est tranché, pas de demi-mesure. Il n'accroche pas aux images mais est totalement subjugué par la musique. Le concert se termine, et je me dis que ça fait plaisir d'apporter une part de découverte musicale à un ami.
On file.
Ben dort chez moi pendant son séjour à Paris. Je sens qu'il ne veut pas en rester là ce soir et serait prêt à partir sur un no limit. Je dis non. Il insiste, je tiens bon. Demain je vais chez ma grand-mère, il y aura sans doute des dispositions à prendre concernant la prise en charge de sa dépendance, et il y est hors de question que je rate mon train ou que j'arrive en vrac.
Je nous fais un bon petit plat en rentrant.
Zou, au lit.
Je pars de chez moi assez insatisfait de ma journée. Je me rattrape sur ma performance à vélo. Vingt minutes après, je suis dans un bar à la con mais-pas-trop en face du CNAM. A la con parce que les prix sont élevés et l'ambiance beauf-nouveau-riche, mais-pas-trop parce que l'happy hour adoucit la douloureuse, en face du CNAM parce que j'ai une copine en formation là-bas. Me voilà donc à l'apéro avec une belle palanquée de salariées d'association. Sympa les camarades, bien qu'un peu travailleuses sociales sur les bords. J'ai rien contre les travailleuses sociales, c'est juste qu'elles me saoulent quand elles se mettent à parler comme des instits. Mais j'ai rien contre les instits. Je parle avec la présidente d'une asso qui se sert des crédits ERASMUS pour travailler avec les roms sur les rapports interculturels. J'aime bien quand les pauvres utilisent les jouets des riches. Je lui file ma carte sans illusion, c'est une asso plutôt fauchée.
Je commande une deuxième pinte. J'ai aussi des potes qui arrivent au compte goutte. Fred me fait un débrief de vie, la mienne, comme il en a le talent. J'adore. C'est fluide, je ne me sens pas jugé, il a une vraie écoute. Je ne me sens pas en difficulté. Je finis ma deuxième pinte de Chouffe en regrettant de l'avoir commandée. Je paie et file vers La Villette pour le concert. Sur le vélo je maudis cette bière immonde, surchargée en glucose industriel et en alcool frelatée ; ça sent l'état vaseux aujourd'hui et l'hypoglycémie demain.
Je retrouve Ben vers 20h. J'ai pris deux grandes bières qu'on sirote avant de rentrer dans le Trabendo. On ne va pas rater pareille occasion de se taper un bout de discut. Il y a quelques semaines, Ben était dans les Antilles pour suivre sa meuf. Et "ça l'a pas fait", résumé qui n'appelle pas forcément d'analyse plus poussée pour l'instant. Retour en Bretagne pour lui. Les mêmes potes. Les mêmes discussions. La profondeur c'est bien, les racines, le besoin d'identité, tout ça... Mais la profondeur ne fait pas la hauteur. Du coup, quand son réseau pro l'a appelé pour prendre la direction d'une structure à développer à Paris, il a dit oui tout de suite. Back in town comme dirait Morphine. Il est précisément à Paris pour anticiper sa prise de poste.
Du coup on parle de ce qui nous rapproche professionnellement, des projets associatifs, de l'impact social, de la gouvernance, des publics accompagnés. On parle aussi de ce qui nous rapproche intellectuellement, c'est-à-dire le questionnement permanent. Un questionnement basé sur un processus récursif : des questions morales et des questions techniques qui s'impactent à tour de rôle. La fin (l'objet social d'une asso) justifie-t-elle les moyens, au point d'aller chercher du fric auprès de n'importe qui ? Admettons, mais alors comment faire en sorte que ces moyens et leurs origines n'impactent pas la structure, par une dépendance économique et une contamination symbolique ? Comment se prémunir collectivement de ces dérives en faisant un effort de conceptualisation et de transparence ? Cet effort est-il soutenable, et n'est-on pas en train de se faire bouffer par des concurrents qui, eux, trouvent la cohérence d'un projet d'entreprise dans un leadership autocrate, charismatique et messianique ?
"Il est peut-être temps qu'on y aille, non ?" On n'a bu qu'une bière chacun. On l'a bue étonnamment lentement. On a dû vachement parler.
Visiblement, il n'y a pas que sur scène qu'il y a des invités. Les places étaient bradées moitié prix, alors je pensais qu'il n'y aurait personne. Le premier truc qu'on nous demande c'est si on est invités. Quand on rentre, c'est bondé, c'est à peine si les fumeurs peuvent écraser leurs mégots. Pas besoin d'éteindre sa clope, vu que la pluie est continue. D'une certaine façon, il y a du monde, c'est une bonne chose pour les groupes Et pour la salle : c'est un public qui consomme. Nous en premier lieu.
Il y a du monde aussi à l'intérieur. Ben n'est jamais venu au Trabendo. Moi je n'y vais plus beaucoup, je ne me retrouve pas dans la prog et dans les tarifs d'entrée. Dommage, car c'est à mon avis une des meilleures salles à Paris et au-delà. L'acoustique est bonne et, surtout, la visibilité parfaite. Chose rare dans les petites salles, elle dispose de légères dénivellations, permettant à chacun d'y trouver sa place et son angle de vue. Ça me plait, moi qui suis légèrement plus grand que la moyenne. Ça m'évite de porter la culpabilité d'empêcher les autres de voir. J'y peux rien, je suis comme ça, né coupable.
Un concert vient de se terminer à notre arrivée. On a le temps de commander une bière avant le groupe suivant. J'attrape un type qui quitte le comptoir : "qui vient de jouer, là ?", il me répond "c'était le deuxième groupe". Merde. Fais chier. Quel bande de cons, on a raté l'Effondras et Noyades. "Déjà ?" J'ai un peu de mal à y croire. Je regarde l'heure. 21h30. Mais qu'est-ce qu'on a branlé tout ce temps ?
On a le temps d'un changement. Retour dehors. On retrouve une pote de Ben qui bosse dans la zic. On traine. On rentre, ça a recommencé. En plus de la formation classique de Oiseaux-Tempête, s'ajoutent trois musiciens de la scène noise et folklorique-hybride du Liban. Comme assez souvent dans ce genre de rencontres entre musiciens, les compositions prennent la tournure suivante : des alternances de solos, comme dans le jazz, ou plutôt de deux ou trois instruments jouant une séquence, avant de passer à une autre séquence ; des montées en puissance progressives, sur la base de couches sonores additionnées et de succession de gammes à la basse ; des morceaux très longs. La recette est déjà entendue, chez DAAU et Ezékiel, comme ans pas mal de groupes de Constellation... Et pourtant. Pourtant elle fonctionne merveilleusement bien. Les instruments des musiciens libanais apportent une fraicheur harmonique transportante. Je ne saurais pas vous dire si là-où-ce-que-y-a des cordes c'est du Buzuq, du Turkish Tanbur, du Baglama, je ne saurais pas vous dire si là-où-ce-que-y-a des tam-tam c'est du Riqq et du Bandir. Par contre, je peux vous dire que ça sonne mortel. Et que Buzuq ça veut dire vers de terre en breton, ce dont tout le monde se fout. Les séquences mélodiques superposées de cordes et de percus chaudes, grandissent avec une batterie de plus en plus puissante, elles sont reliées rythmiquement et harmoniquement par Mondkompf aux machines, et hop, on repasse aux pierres aiguisées et granitiques de Oiseaux-Tempête, séquence saxophone qui a des problèmes avec ses parents, roule sans permis, sort des sentiers battus, revient se garer. Ça décape, on est mieux. De temps en temps, G.W.Sok vient chanter avec une voix qui fait peur. Enfin parler plutôt que chanter, avec son texte à la main. C'est un mec de the Ex, alors on peut pas dire de mal, mais quand même, la vérité c'est que j'ai préféré les morceaux pendant lesquels la voix n'était pas là.
Derrière le groupe s'enchainent des images volatiles, de paysages de campagne et de ville, probablement du Liban. Chaque plan donne envie de s'évader dans la profondeur du plan, chaque plan donne l'idée que l'on ne peut pas s'échapper en dehors du plan. Je pense que les images sont bonnes mais desservent en partie l'écriture symphonique des morceaux. Elles ne sont pas au bon endroit. Ben, lui, trouve la projection naze. J'ai déjà remarqué ça, avec Ben : plus il est bourré, plus il est tranché, pas de demi-mesure. Il n'accroche pas aux images mais est totalement subjugué par la musique. Le concert se termine, et je me dis que ça fait plaisir d'apporter une part de découverte musicale à un ami.
On file.
Ben dort chez moi pendant son séjour à Paris. Je sens qu'il ne veut pas en rester là ce soir et serait prêt à partir sur un no limit. Je dis non. Il insiste, je tiens bon. Demain je vais chez ma grand-mère, il y aura sans doute des dispositions à prendre concernant la prise en charge de sa dépendance, et il y est hors de question que je rate mon train ou que j'arrive en vrac.
Je nous fais un bon petit plat en rentrant.
Zou, au lit.
Parfait 17/20 | par Grosprout |
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