Oiseaux-Tempête
Mettre une étiquette c'est souvent plus "exclure" que "définir" [lundi 13 juin 2016] |
Alors que leur nouveau disque Unworks & Rarities est sorti mi-juin, Fréderic & Stéphane, deux des membres d'Oiseaux Tempête, ont gentiment accepté de répondre à nos questions par mail, de longuement nous parler d'artwork, de Balavoine, mais aussi de collaborations & de leur manière de faire, de voir...
Interview menée par Happy Friday
Interview menée par Happy Friday
-Oiseaux-Tempête a débuté par une collaboration avec Stéphane Charpentier, expliquez nous comment le groupe s'est formé autour de ce projet.
Frédéric: Intuitivement en réalité, comme quasi toutes les étapes de l’aventure Oiseaux-Tempête. Nous sommes partis le photographe et vidéaste Stéphane Charpentier et moi en Grèce en 2011 et 2012. L’urgence commune de prendre le pouls et de documenter en images et en sons les bouleversements économiques, politiques, humains à l’oeuvre là-bas comme ici. Entre deux voyages, j’ai demandé à Stéphane Pigneul avec qui j’officiais déjà dans Le Réveil des Tropiques et FareWell Poetry de nous rejoindre pour imaginer une bande son, peut-être un disque, pourquoi pas un groupe.
On a joué ensemble, semé les graines de notre musique comme ça. Une répétition fortuite avec Ben McConnell à la batterie, puis un premier concert sans nom, enfin l’enregistrement du premier album à Mikrokosm à Lyon et sa sortie chez Sub Rosa sous une forme volontairement hybride: un premier double vinyle /CD illustré par les photos argentiques de Stéphane Charpentier, une collaboration autour d’un film / installation avec lui (The Divided Line) et des participations aux premières éditions du très beau spectacle alliant photographie, vidéo et musique live, Temps Zéro. Dans le même mouvement, au gré des concerts de Oiseaux-Tempête, d’autres musiciens ont rejoint ponctuellement le trio assez vite, comme Gareth Davis à la clarinette basse. Les mondes étaient déjà bien ouverts...
Stéphane: La véritable histoire de ce groupe pourrait se résumer par une sorte d’envie sans attente, le fameux « et si …? ». Chacun tente, suggère, annonce ou se tait, la liberté la plus totale, c’est ça la toile de fond. C’est notre premier groupe après des années de sacerdoce à dicter sa loi, tenter de construire des ou une image, à se laisser complètement aller. Le lâcher-prise. La prise de risque. Personne ne dira jamais à l’autre « fais ceci, joue cela ». La confiance totale dans son ami, son jeu, la fierté aussi, de partager ça ensemble. « Ouah il est en train de faire ça ??? ok ! » Rien ne sonnerait bien si quelqu’un d’entre nous avait peur. Je crois même que le groupe n’existerait pas sans cela. Et c’est comme le disait Frédéric, exactement ce qui s’est passé lors de notre première répétition tous les trois. Le groupe est né à ce moment là. Et notre plus grande chance c’est que ça continue, la magie est toujours là, à trois, quatre ou huit.
-Est-ce grâce à ce travail que vous avez décidé de continuer dans cette optique d'une musique assez cinématographique et imagée?
Frédéric: Pour moi le rapport étroit, presque charnel, entre musique et cinéma constitue en même temps une évidence et une tarte à la crème. Combien de moments passés dans un train ou dans un bus avec ton baladeur sur les écoutilles à regarder défiler le paysage, les gens, les situations, les paupières rivées ou l’oeil hagard? Ou à fermer les yeux et à imaginer, presque à entendre, des séquences purement mentales? C’est un peu pareil en studio, des images affleurent dans notre inconscient assez naturellement lorsqu’on improvise et qu’on joue ensemble. De notre côté on appelle ça “la magie” et ça nous ravit quand elle opère, on se sent chanceux et dépassé.
Après oui, il y a sans doute cet intérêt marqué pour le cinéma qu’on a Stéphane et moi depuis longtemps, chacun dans nos parcours et ensemble. J’ai l’impression d’avoir appris en partie la musique en écoutant les bandes sons de films que je transférais de mon lecteur VHS vers un minidisc ; j’écoutais ça comme d’autres des albums, dialogues et ambiances comprises: tous les Jim Jarmusch, les Histoires du Cinéma de JLG, les films de Guy Debord, de Stanley Kubrick, de David Lynch, de Philippe Grandrieux, Werner Herzog, plus tard Tarkovsky, Bela Tarr… J’ai fait mes premiers pas dans la musique via le cinéma il y a un peu plus d’une dizaine d’années en composant des musiques originales de court-métrages expérimentaux pour des cinéastes de l’Etna et les programmes de Nicole Brenez à la Cinémathèque Française ; peut-être même que sans cette embarquée-ci je n’aurais jamais osé passer le cap du groupe, des disques, des tournées…
Au sein de FareWell Poetry nous avions déjà travaillé avec Stéphane en étroite collaboration avec des films, ceux de la poète/cinéaste anglo-saxonne Jayne Amara Ross. Nous avions aussi joué avec le Réveil des Tropiques au festival Cinéma du Réel au Centre Pompidou sur les psychédéliques LightShow Films du l’américain Ken Brown. Pour Oiseaux-Tempête nous avons collaboré initialement avec Stéphane Charpentier, puis avec le cinéaste néerlandais Karel Doing pour des performances d’ “expanded cinema” autour de ses films Palindrome Series et Devil’s Kitchen. Nous avons contribué à quelques minutes de drone pour la bande son du long-métrage Les Ogres de Léa Fehner et nous travaillons présentement avec le duo de vidéastes As Human Pattern (aka Grégoire Orio et Grégoire Couvert) autour de notre prochain opus.
Stéphane: De toute évidence, il y avait déjà de cela en nous. Notre background était suffisamment commun, et ce de façon tangible, pour simplement suivre notre instinct. De là à parler de poursuivre un travail je ne crois pas. Encore une fois, tout est si naturel, inconscient, qu’il est difficile d’affirmer que nous choisissons quoi que soit. Du reste pas la direction musicale. On ne s’interdit rien. J’ai toujours défendu cette idée qu’il faut faire exactement ce que tu sais faire. Et pas autre chose. Ne jamais prétendre être… Tu es comme ça, parle comme ça, joue comme ça ? Très bien, fonce, et voyons ce qu’il en sort. Si tu es doué pour dépecer des lapins électriques à la meuleuse ou exploser ta guitare avec un sextoy, que veux-tu que je te dise ? Si ça sonne !
-Vous avez un rapport au visuel très présent jusque dans l'artwork de vos disques, est-ce important pour vous de gâter les gens qui achètent encore de la musique physique?
Frédéric: Comment dissocier un album de sa pochette? Je crois qu’on essaie simplement de sortir des objets cohérents qui constituent un tout: tu peux choisir de rester en périphérie ou en surface, de ne prendre que la musique ou des extraits de celle-ci, ou bien de t’y abandonner en profondeur, d’aller creuser les notes de pochette, d’analyser les textes ou les field recordings (les enregistrements de terrain qui parsèment certains morceaux), et de te plonger dans les photos de l'artwork. Il y a une foule d’expériences diverses à vivre avec un disque. Pour chacun de nos albums la réflexion sur la pochette est éminemment importante et on y accorde un soin tout particulier, de la sélection des images à la qualité de l’impression, du choix du papier à la “tronche” de l’objet final et ce souvent en parallèle du processus de construction de la musique elle-même. Notre premier disque éponyme est illustré des photos de Stéphane Charpentier, Re-Works -le disque de remixes qui l’a suivi- d’une récréation graphique de cette pochette par Brian Cougar et IamSailor, Ütopiya? d’une photographie de Yusuf Sevincli, et Unworks & Rarities de clichés tirés de ma série photo au long cours, Peregrinus Ubique.
Stéphane: Autant le cinéma faisait "partie" de notre ADN musical, autant la photographie s’est elle greffée au cours de l’histoire du groupe. De Stéphane C. à Yusuf en passant par tous les fabuleux artistes de Temps Zéro pour finir par Frédéric qui a repris la photographie après l’avoir laissé de côté pendant un temps. Nous faisons effectivement partis de ces gens qui adorent parcourir les pochettes de disques comme des archéologues, y trouver un nom inconnu il y a 10 ans et s’apercevoir que tu as vu tous ses concerts depuis ! Et puis bien sûr il a l’artwork, le design graphique, mais nous avons notre botte secrète pour ça !
-Le côté "bel-ouvrage" de vos disques est-il de votre volonté seule ou cela fait-il partie d'une sorte de charte de qualité proposée par votre label Sub Rosa?
Frédéric: Les deux, j’imagine. Sub Rosa est un label exigeant qui publie de beaux objets et ce depuis sa création à la fin des années 80, au siècle dernier. C’est bon d’être dans une maison indépendante qui croit encore à l’objet disque, au format album et à ses possibles, en essayant de les proposer à pas cher. A l’heure des miniatures iTunes et du couteau dans le dos Spotify et Deezer, continuer à défendre des objets physiques pérennes c’est quasi du militantisme, du sacerdoce, mais ils y croient et nous aussi! Au delà de l’aspect “résistance”, je n’y vois pas du tout quelque chose de passéiste mais au contraire une quête de sens bien contemporaine.
A titre personnel, je télécharge illégalement beaucoup d’albums mais lorsque j’écoute régulièrement l’un deux je me le procure en vinyle ou en CD. Sinon comment aider les musiciens à continuer concrètement à enregistrer des disques ? Fred, qui tient le label avec Guy-Marc, est un excellent graphiste et accorde beaucoup d’attention à la réalisation des pochettes. C’est peut-être l’un de nos moments préférés de toutes les étapes de construction de nos disques que celui où l’on commence à réfléchir avec lui à l’artwork de l’opus à venir ; notre album qui prend forme et paradoxalement commence à nous échapper, matière couchée mais vibrante.
Stéphane: Factory Records avait Peter Saville, Storm Thorgerson faisait les Floyd ou les Led Zep, nous nous avons Fred aka Mountain de Sub Rosa ! Il y bien sûr les photographes, mais le point commun de tous nos disques c’est bien lui. Comme le dit Frédéric, nous sommes à chaque fois dans l’attente jubilatoire de voir ce qu’il va bien pouvoir faire avec le matériel qu’on lui donne, photos, notes, extraits de poèmes, crédits. Ce type est brillantissime ! Tous leurs disques sont beaux. Nous avons beaucoup de chances que ces deux là nous aient soutenu dès le début, et nous leur en sommes vraiment reconnaissants, à tous les niveaux. Sans eux, l’aventure serait certainement très différente.
-Justement, comment et pourquoi Sub Rosa, label Bruxellois?
Frédéric: Tout simplement. On se connaissait un peu via d’autres projets, on leur a envoyé un mail un matin de Printemps avec notre premier disque mixé et ils nous ont répondu qu’ils étaient “emballés” quelques minutes après... Chance, hasard et conjonction des astres.
Stéphane: Je me souviens très bien de ce jour là. Nous étions comme des gamins, rejoindre ce label que nous suivions depuis des années, c’était fou! S’en est suivi un excellent déjeuner à Bruxelles pour faire connaissance, le courant est passé immédiatement, l’affaire était dans le sac !
-Quelle est la place d'Oiseaux-Tempête sur un label comme Sub Rosa, qui propose un catalogue pointu de musiques électroniques avant-gardistes et de musiques traditionnelles?
Frédéric: Je crois qu’on n’a jamais vraiment réfléchi à ça sous cette angle. Je trouve cela difficile de catégoriser la musique en général ; mettre une étiquette c’est souvent plus “exclure” que “définir”. Sub Rosa est un label défricheur qui s’intéresse aux musiques en marge, c’est peut-être l’un des fils conducteurs de toutes leurs sorties ; à leur image même, petite maison de disques indépendante belge mais à portée internationale. Et quel honneur de retrouver notre discographie au milieu de leurs fameuses anthologies des musiques noise et électronique, des albums de Charlemagne Palestine, Morton Feldman, William Burroughs, Charles Hayward, Scanner, Winter Family, Pauline Oliveiros et même Michael Gira ou Laibach!
Stéphane: Nous sommes je crois l’un des rares groupes du catalogue à tourner à ce rythme là, et très certainement l’un des plus « rock ». Donc oui, la question est légitime. Je pense que nous partageons une certaine idée de la musique, de ses formes, de ses contenus. L’aventure, la quête, l’ouverture, enfin diable il faudrait leur poser la question !!!
-Dans votre musique, chaque instrument a son espace dans lequel il a l'air de voyager assez librement. Est-ce pour aller encore plus loin dans ce sens que vous sortez maintenant ce Unworks & Rarities?
Frédéric: Tout ce que nous enregistrons a comme point de départ l’improvisation. On se place dans un espace, on branche nos instruments, on s’enquiert de si les autres sont prêts et à l’aise, et on y va. Un son, un geste, en induit un autre, on se répond, on s’écoute ; c’est la matrice à toute pyramide possible. Puis pour construire les disques on prend le temps et on tranche dans tout ça, on découpe, on jette, on garde sous le coude, on agence.
Les sessions qui constituent Unworks & Rarities sont disparates, contrairement à nos deux précédents albums studio. Il y a des pièces issues de ces mêmes sessions d’enregistrement à Mikrokosm à Lyon qui n’avaient pas trouvé leur place sur Ütopiya? ou sur Oiseaux-Tempête. Quelques morceaux sauvés d’une bande originale non utilisée et enregistrée l’année dernière au studio Gang à Paris. Ainsi que des lives plus “rough” enregistrés ces derniers mois à Magnum Diva notre home-studio ou à Petit Bain lors d’une résidence. Sur ce disque, une grande partie des musiciens avec qui nous avons collaboré depuis le début sont présents: G.W.Sok, Gareth Davis, Ben McConnell, Sylvain Joasson, Christine Ott, Jean-Michel Pirès. Ce n’est ni une anthologie, ni une compilation de chutes ou de faces B, ce serait plutôt un album intermédiaire, de transition, d’ouverture, connecté dans le temps avec ce qu’est le groupe aujourd’hui.
Stéphane: Rien n’était prémédité. Tous ces morceaux ont été "capturés" à des moments parfois assez éloignés dans le temps. Trois ans séparent "Quai de l’Exil" et "Nec Mergitur" par exemple. Les instruments sont libres car les gens qui les jouent le sont. Pour le coup, tous les morceaux de ce disque sont des improvisations pures. Il n’y avait aucune volonté cachée derrière. Nous avons simplement pensé que certains avaient désormais leur place sur un support, une sorte de sillon dans l’écorce.
-Est-ce un one shot ou le premier d'une série à suivre?
Frédéric: Le sous-titre de ce disque est (2012-2015). On enregistre quasi systématiquement toutes nos sessions avec Stéphane. Peut-être que comme tout comme notre album de remixes Re-Works, ces Unworks & Rarities pourraient avoir une suite si le matériel en vaut le coup, qui sait?
Stéphane: "celle-là ira sur Rarities two" entend-on penser parfois !
-Au moment de composer est-ce d'une image préconçue, choisie à l'avance que découle la musique?
Frédéric: On ne crée rien ex-nihilo, en tant que musicien on est nécessairement perméable, on s’imprègne, on se nourrit, en visuel, en sonore, en lectures, en amitié. Lors de notre première session d’enregistrement, Stéphane Charpentier était en studio avec nous et nous projetait régulièrement pendant nos improvisations des rushes vidéo qu’il avait tourné en Grèce. Pour Ütopiya? nous avions amené en session avec nous la photo de Yusuf Sevincli, et c’est elle et le son qui se dégageait de nos improvisations avec Gareth Davis qui nous ont encouragé à aller à Istanbul chercher d’autres matières et à aller plus loin.
De là, l’envie d’avoir de temps en temps une voix pour nous accompagner, celles de G.W.Sok ou parfois en live de Blackthread, et de mettre en musique certains poèmes de Nazim Hikmet, de Tarkovsky ou de Mahmoud Darwish. Ce peut-être telle image, telle réflexion, telle idée qui nous induit à jouer quelque chose de précis, consciemment ou non, ou alors au contraire telle improvisation qui entre en résonance avec tel image, tel texte, un field recordings qu’on a capté quelque part ou la voix de Noam Chomsky, Hakim Bey ou Slavoj Zizek... Au delà de l’oeuf ou de la poule, tout est lié, poétique et politique.
Stéphane: C’est arrivé plusieurs fois, lors du premier disque, ou de nos sessions d’impro avec Temps-Zéro. Des images parfois très choquantes. Je me souviens notamment d’une fille se piquant dans les rues d’Athènes que Stéphane nous projetait au moment de "Buy Gold (Beat Song)" en studio. Je me rappelle parfaitement avoir été été parcouru d’une chair de poule nauséeuse pendant que je jouais. Il est évident que ça nous a fortement affecté. Tous. Mais ça peut être aussi des images mentales, des souvenirs de nos disparus, des Scarface en blue-ray; ou effectivement un tas de choses inconscientes que nous avons entendu ou parfois deviné…
-Vous avez collaboré avec beaucoup d'artistes différents, et en particulier avec Christine Ott. Comment se passe une collaboration avec une artiste classique quand on est un groupe de rock?
Frédéric: Avec Christine comme avec les autres invités, c’est avant tout une histoire d’affinités, d’amitié, de joyeux moments partagés, de lâcher-prise, de confiance. On a beaucoup de chance de collaborer avec autant de gens -musiciens, photographes, ingénieurs du son, label, tourneur- qui sont de belles personnes. Le studio, les à-côtés, la route, et toutes les aventures humaines autour. Christine est une fée des ondes martenots, entièrement habitée par son instrument, très sensible, capable de tout. Musicalement la connexion s’est faite super naturellement, comme si on jouait ensemble depuis des années, bien au-delà des genres dans lesquels on voudrait nous ranger.
Stéphane: Mais Christine est une vraie punk en vérité ! C’est très simple !
-Vous changez de base géographique pour chaque album, allez-vous garder cette ligne de conduite pour les prochains (nombreux on l'espère)?
Frédéric: Le prochain album, pour le Printemps 2017 on l’espère, a été enregistré entre Beyrouth et ici, en collaboration avec des musiciens de l’underground libanaise comme Charbel Haber, Sharif Sehnaoui, Fadi Tabbal, Abed Kobeissy, Ali El Hout, Youmna Saba… On y retrouvera aussi G.W.Sok, et puis des surprises... On a la tête dedans en ce moment-même, notre troisième volet autour de la Méditerranée. Partir pour questionner l’ici et l’ailleurs, tendre des ponts entre les mondes, tenter des connexions au moment où ceux qui détiennent le pouvoir nous voudrait tant séparés les uns des autres, c’est ce dont on a besoin. Pour la suite, on verra bien!
Stéphane: Oui on veut finir cette trilogie méditerranéenne, et ensuite on hésite : allez plus à l'Est, ou changer de continent. On nous dit parfois que notre musique invite au voyage, mais nous ne faisons que ça en réalité : avaler des kilomètres !
-Qu'écoutez vous en voyage ou sur la route?
Frédéric: Des trucs hyper différents. Aussi bien des nouveautés qu’on se fait découvrir, que des valeurs sûres comme Master Musicians of Bukkake, Beak, Swans, Labradford, Young Gods, Follakzoïd, Colin Stetson, Akosh S, Nick Cave & The Bad Seeds, Einstürzende Neubauten, Low, Earth, Anika, The Oscillation, Pansonic… Stéphane est un excellent co-pilote et ambianceur en tournée, il connaît les gouts de chacun et a toujours sous le baladeur le morceau ou l’album qu’il faut... Plus récemment, on a beaucoup écouté de musique du Moyen-Orient, contemporaine ou traditionelle, comme Malayeen, Johnny Kafta Anti-Vegetarian Orchestra, Alif, Maurice Louca, Jerusalem In My Heart, Karkhana, Oum Kalthoum, ou encore les excellentes compilations de Honest Jon’s records.
Stéphane: Fred est fan de toute les BO que les Tindersticks on fait pour Claire Denis, moi des Bastärd, de Faust, j’ai une tendance à virer electro minimale ces temps-ci, Byetone ou Sleeparchive, mais il y a un moment pour tout ! Les disques de Talk Talk sont excellents la nuit, tout comme les Pan American, ça calme la boite de vitesse aussi, elle aime bien. J’aime parfois mettre des morceaux pop avec du chant, comme Grandaddy ou Gainsbourg (Fred connait toutes les paroles par coeur). On a évidemment nos guilty pleasures, Bon Iver ou tel morceau de Dominique A (grande source de discorde dans le van l’ami Dom). On a pensé plusieurs fois sortir des podcast de toutes les choses qu’on écoute sur la route, je porte une attention très particulière à ça. Malheur à celui qui dégueule du Michel Berger ou du Balavoine. Comme on te le disait, nous sommes des aspirateurs inconscients, tu voudrais entendre le "Paradis Blanc" en plein milieu du set ce soir ?
-Pour terminer, un film et sa bande originale à nous conseiller?
Frédéric: Deux pour le prix d’un. Le film Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn et sa B.O tellurique composée par Peter Peter & Peter Kyed. Et toujours “Dead Man” de Jim Jarmusch avec la guitare électrique et écorchée de Neil Young, bande son improvisée live sur les séquences du film ; un exemple évident de ce que la magie au cinéma peut être: une expérience mystique, dépouillée et pourtant luxuriante.
Stéphane: Sans hésiter l’excellent travail de Trent Reznor et Atticus Ross pour toutes les BO des trois derniers Fincher mais plus notablement The Girl With The Dragon Tattoo où toutes les tracks sont inspirées. Etranges, violentes, parfois douces ou inquiétantes, à base de synthés modulaires et très peu de batteries. Trent Reznor délaisse pour une fois les lignes un peu cheap et indus et ose s’aventurer plus loin. Il est assez rare d’entendre les modules oeuvrer aussi bien, même Martin Gore, un vétéran de l’analogique et son dernier disque solo MG entièrement fait avec, ne parvient pas à faire aussi bien. Je recommande à tous les amoureux de l’étrange ces trois disques.
-«Bon sang de bois, pourquoi 'Yallah Karga' ne dure-t-elle pas plus longtemps?!»
Frédéric: Ahahahahahah, un type a shooté dans le micro, c’est ça non, Steph?
Stéphane: On l’entend bien dans le morceau d’ailleurs ! Si c’est frustrant, c’est que nous avons réussi notre idée folle !
Frédéric: Intuitivement en réalité, comme quasi toutes les étapes de l’aventure Oiseaux-Tempête. Nous sommes partis le photographe et vidéaste Stéphane Charpentier et moi en Grèce en 2011 et 2012. L’urgence commune de prendre le pouls et de documenter en images et en sons les bouleversements économiques, politiques, humains à l’oeuvre là-bas comme ici. Entre deux voyages, j’ai demandé à Stéphane Pigneul avec qui j’officiais déjà dans Le Réveil des Tropiques et FareWell Poetry de nous rejoindre pour imaginer une bande son, peut-être un disque, pourquoi pas un groupe.
On a joué ensemble, semé les graines de notre musique comme ça. Une répétition fortuite avec Ben McConnell à la batterie, puis un premier concert sans nom, enfin l’enregistrement du premier album à Mikrokosm à Lyon et sa sortie chez Sub Rosa sous une forme volontairement hybride: un premier double vinyle /CD illustré par les photos argentiques de Stéphane Charpentier, une collaboration autour d’un film / installation avec lui (The Divided Line) et des participations aux premières éditions du très beau spectacle alliant photographie, vidéo et musique live, Temps Zéro. Dans le même mouvement, au gré des concerts de Oiseaux-Tempête, d’autres musiciens ont rejoint ponctuellement le trio assez vite, comme Gareth Davis à la clarinette basse. Les mondes étaient déjà bien ouverts...
TEMPS ZERO / TOULOUSE 2013 / Oiseaux-Tempête live excerpts from Stephane Charpentier on Vimeo.
Stéphane: La véritable histoire de ce groupe pourrait se résumer par une sorte d’envie sans attente, le fameux « et si …? ». Chacun tente, suggère, annonce ou se tait, la liberté la plus totale, c’est ça la toile de fond. C’est notre premier groupe après des années de sacerdoce à dicter sa loi, tenter de construire des ou une image, à se laisser complètement aller. Le lâcher-prise. La prise de risque. Personne ne dira jamais à l’autre « fais ceci, joue cela ». La confiance totale dans son ami, son jeu, la fierté aussi, de partager ça ensemble. « Ouah il est en train de faire ça ??? ok ! » Rien ne sonnerait bien si quelqu’un d’entre nous avait peur. Je crois même que le groupe n’existerait pas sans cela. Et c’est comme le disait Frédéric, exactement ce qui s’est passé lors de notre première répétition tous les trois. Le groupe est né à ce moment là. Et notre plus grande chance c’est que ça continue, la magie est toujours là, à trois, quatre ou huit.
-Est-ce grâce à ce travail que vous avez décidé de continuer dans cette optique d'une musique assez cinématographique et imagée?
Frédéric: Pour moi le rapport étroit, presque charnel, entre musique et cinéma constitue en même temps une évidence et une tarte à la crème. Combien de moments passés dans un train ou dans un bus avec ton baladeur sur les écoutilles à regarder défiler le paysage, les gens, les situations, les paupières rivées ou l’oeil hagard? Ou à fermer les yeux et à imaginer, presque à entendre, des séquences purement mentales? C’est un peu pareil en studio, des images affleurent dans notre inconscient assez naturellement lorsqu’on improvise et qu’on joue ensemble. De notre côté on appelle ça “la magie” et ça nous ravit quand elle opère, on se sent chanceux et dépassé.
Après oui, il y a sans doute cet intérêt marqué pour le cinéma qu’on a Stéphane et moi depuis longtemps, chacun dans nos parcours et ensemble. J’ai l’impression d’avoir appris en partie la musique en écoutant les bandes sons de films que je transférais de mon lecteur VHS vers un minidisc ; j’écoutais ça comme d’autres des albums, dialogues et ambiances comprises: tous les Jim Jarmusch, les Histoires du Cinéma de JLG, les films de Guy Debord, de Stanley Kubrick, de David Lynch, de Philippe Grandrieux, Werner Herzog, plus tard Tarkovsky, Bela Tarr… J’ai fait mes premiers pas dans la musique via le cinéma il y a un peu plus d’une dizaine d’années en composant des musiques originales de court-métrages expérimentaux pour des cinéastes de l’Etna et les programmes de Nicole Brenez à la Cinémathèque Française ; peut-être même que sans cette embarquée-ci je n’aurais jamais osé passer le cap du groupe, des disques, des tournées…
Au sein de FareWell Poetry nous avions déjà travaillé avec Stéphane en étroite collaboration avec des films, ceux de la poète/cinéaste anglo-saxonne Jayne Amara Ross. Nous avions aussi joué avec le Réveil des Tropiques au festival Cinéma du Réel au Centre Pompidou sur les psychédéliques LightShow Films du l’américain Ken Brown. Pour Oiseaux-Tempête nous avons collaboré initialement avec Stéphane Charpentier, puis avec le cinéaste néerlandais Karel Doing pour des performances d’ “expanded cinema” autour de ses films Palindrome Series et Devil’s Kitchen. Nous avons contribué à quelques minutes de drone pour la bande son du long-métrage Les Ogres de Léa Fehner et nous travaillons présentement avec le duo de vidéastes As Human Pattern (aka Grégoire Orio et Grégoire Couvert) autour de notre prochain opus.
Stéphane: De toute évidence, il y avait déjà de cela en nous. Notre background était suffisamment commun, et ce de façon tangible, pour simplement suivre notre instinct. De là à parler de poursuivre un travail je ne crois pas. Encore une fois, tout est si naturel, inconscient, qu’il est difficile d’affirmer que nous choisissons quoi que soit. Du reste pas la direction musicale. On ne s’interdit rien. J’ai toujours défendu cette idée qu’il faut faire exactement ce que tu sais faire. Et pas autre chose. Ne jamais prétendre être… Tu es comme ça, parle comme ça, joue comme ça ? Très bien, fonce, et voyons ce qu’il en sort. Si tu es doué pour dépecer des lapins électriques à la meuleuse ou exploser ta guitare avec un sextoy, que veux-tu que je te dise ? Si ça sonne !
-Vous avez un rapport au visuel très présent jusque dans l'artwork de vos disques, est-ce important pour vous de gâter les gens qui achètent encore de la musique physique?
Frédéric: Comment dissocier un album de sa pochette? Je crois qu’on essaie simplement de sortir des objets cohérents qui constituent un tout: tu peux choisir de rester en périphérie ou en surface, de ne prendre que la musique ou des extraits de celle-ci, ou bien de t’y abandonner en profondeur, d’aller creuser les notes de pochette, d’analyser les textes ou les field recordings (les enregistrements de terrain qui parsèment certains morceaux), et de te plonger dans les photos de l'artwork. Il y a une foule d’expériences diverses à vivre avec un disque. Pour chacun de nos albums la réflexion sur la pochette est éminemment importante et on y accorde un soin tout particulier, de la sélection des images à la qualité de l’impression, du choix du papier à la “tronche” de l’objet final et ce souvent en parallèle du processus de construction de la musique elle-même. Notre premier disque éponyme est illustré des photos de Stéphane Charpentier, Re-Works -le disque de remixes qui l’a suivi- d’une récréation graphique de cette pochette par Brian Cougar et IamSailor, Ütopiya? d’une photographie de Yusuf Sevincli, et Unworks & Rarities de clichés tirés de ma série photo au long cours, Peregrinus Ubique.
Stéphane: Autant le cinéma faisait "partie" de notre ADN musical, autant la photographie s’est elle greffée au cours de l’histoire du groupe. De Stéphane C. à Yusuf en passant par tous les fabuleux artistes de Temps Zéro pour finir par Frédéric qui a repris la photographie après l’avoir laissé de côté pendant un temps. Nous faisons effectivement partis de ces gens qui adorent parcourir les pochettes de disques comme des archéologues, y trouver un nom inconnu il y a 10 ans et s’apercevoir que tu as vu tous ses concerts depuis ! Et puis bien sûr il a l’artwork, le design graphique, mais nous avons notre botte secrète pour ça !
-Le côté "bel-ouvrage" de vos disques est-il de votre volonté seule ou cela fait-il partie d'une sorte de charte de qualité proposée par votre label Sub Rosa?
Frédéric: Les deux, j’imagine. Sub Rosa est un label exigeant qui publie de beaux objets et ce depuis sa création à la fin des années 80, au siècle dernier. C’est bon d’être dans une maison indépendante qui croit encore à l’objet disque, au format album et à ses possibles, en essayant de les proposer à pas cher. A l’heure des miniatures iTunes et du couteau dans le dos Spotify et Deezer, continuer à défendre des objets physiques pérennes c’est quasi du militantisme, du sacerdoce, mais ils y croient et nous aussi! Au delà de l’aspect “résistance”, je n’y vois pas du tout quelque chose de passéiste mais au contraire une quête de sens bien contemporaine.
A titre personnel, je télécharge illégalement beaucoup d’albums mais lorsque j’écoute régulièrement l’un deux je me le procure en vinyle ou en CD. Sinon comment aider les musiciens à continuer concrètement à enregistrer des disques ? Fred, qui tient le label avec Guy-Marc, est un excellent graphiste et accorde beaucoup d’attention à la réalisation des pochettes. C’est peut-être l’un de nos moments préférés de toutes les étapes de construction de nos disques que celui où l’on commence à réfléchir avec lui à l’artwork de l’opus à venir ; notre album qui prend forme et paradoxalement commence à nous échapper, matière couchée mais vibrante.
Stéphane: Factory Records avait Peter Saville, Storm Thorgerson faisait les Floyd ou les Led Zep, nous nous avons Fred aka Mountain de Sub Rosa ! Il y bien sûr les photographes, mais le point commun de tous nos disques c’est bien lui. Comme le dit Frédéric, nous sommes à chaque fois dans l’attente jubilatoire de voir ce qu’il va bien pouvoir faire avec le matériel qu’on lui donne, photos, notes, extraits de poèmes, crédits. Ce type est brillantissime ! Tous leurs disques sont beaux. Nous avons beaucoup de chances que ces deux là nous aient soutenu dès le début, et nous leur en sommes vraiment reconnaissants, à tous les niveaux. Sans eux, l’aventure serait certainement très différente.
-Justement, comment et pourquoi Sub Rosa, label Bruxellois?
Frédéric: Tout simplement. On se connaissait un peu via d’autres projets, on leur a envoyé un mail un matin de Printemps avec notre premier disque mixé et ils nous ont répondu qu’ils étaient “emballés” quelques minutes après... Chance, hasard et conjonction des astres.
Stéphane: Je me souviens très bien de ce jour là. Nous étions comme des gamins, rejoindre ce label que nous suivions depuis des années, c’était fou! S’en est suivi un excellent déjeuner à Bruxelles pour faire connaissance, le courant est passé immédiatement, l’affaire était dans le sac !
-Quelle est la place d'Oiseaux-Tempête sur un label comme Sub Rosa, qui propose un catalogue pointu de musiques électroniques avant-gardistes et de musiques traditionnelles?
Frédéric: Je crois qu’on n’a jamais vraiment réfléchi à ça sous cette angle. Je trouve cela difficile de catégoriser la musique en général ; mettre une étiquette c’est souvent plus “exclure” que “définir”. Sub Rosa est un label défricheur qui s’intéresse aux musiques en marge, c’est peut-être l’un des fils conducteurs de toutes leurs sorties ; à leur image même, petite maison de disques indépendante belge mais à portée internationale. Et quel honneur de retrouver notre discographie au milieu de leurs fameuses anthologies des musiques noise et électronique, des albums de Charlemagne Palestine, Morton Feldman, William Burroughs, Charles Hayward, Scanner, Winter Family, Pauline Oliveiros et même Michael Gira ou Laibach!
Stéphane: Nous sommes je crois l’un des rares groupes du catalogue à tourner à ce rythme là, et très certainement l’un des plus « rock ». Donc oui, la question est légitime. Je pense que nous partageons une certaine idée de la musique, de ses formes, de ses contenus. L’aventure, la quête, l’ouverture, enfin diable il faudrait leur poser la question !!!
-Dans votre musique, chaque instrument a son espace dans lequel il a l'air de voyager assez librement. Est-ce pour aller encore plus loin dans ce sens que vous sortez maintenant ce Unworks & Rarities?
Frédéric: Tout ce que nous enregistrons a comme point de départ l’improvisation. On se place dans un espace, on branche nos instruments, on s’enquiert de si les autres sont prêts et à l’aise, et on y va. Un son, un geste, en induit un autre, on se répond, on s’écoute ; c’est la matrice à toute pyramide possible. Puis pour construire les disques on prend le temps et on tranche dans tout ça, on découpe, on jette, on garde sous le coude, on agence.
Les sessions qui constituent Unworks & Rarities sont disparates, contrairement à nos deux précédents albums studio. Il y a des pièces issues de ces mêmes sessions d’enregistrement à Mikrokosm à Lyon qui n’avaient pas trouvé leur place sur Ütopiya? ou sur Oiseaux-Tempête. Quelques morceaux sauvés d’une bande originale non utilisée et enregistrée l’année dernière au studio Gang à Paris. Ainsi que des lives plus “rough” enregistrés ces derniers mois à Magnum Diva notre home-studio ou à Petit Bain lors d’une résidence. Sur ce disque, une grande partie des musiciens avec qui nous avons collaboré depuis le début sont présents: G.W.Sok, Gareth Davis, Ben McConnell, Sylvain Joasson, Christine Ott, Jean-Michel Pirès. Ce n’est ni une anthologie, ni une compilation de chutes ou de faces B, ce serait plutôt un album intermédiaire, de transition, d’ouverture, connecté dans le temps avec ce qu’est le groupe aujourd’hui.
Stéphane: Rien n’était prémédité. Tous ces morceaux ont été "capturés" à des moments parfois assez éloignés dans le temps. Trois ans séparent "Quai de l’Exil" et "Nec Mergitur" par exemple. Les instruments sont libres car les gens qui les jouent le sont. Pour le coup, tous les morceaux de ce disque sont des improvisations pures. Il n’y avait aucune volonté cachée derrière. Nous avons simplement pensé que certains avaient désormais leur place sur un support, une sorte de sillon dans l’écorce.
-Est-ce un one shot ou le premier d'une série à suivre?
Frédéric: Le sous-titre de ce disque est (2012-2015). On enregistre quasi systématiquement toutes nos sessions avec Stéphane. Peut-être que comme tout comme notre album de remixes Re-Works, ces Unworks & Rarities pourraient avoir une suite si le matériel en vaut le coup, qui sait?
Stéphane: "celle-là ira sur Rarities two" entend-on penser parfois !
-Au moment de composer est-ce d'une image préconçue, choisie à l'avance que découle la musique?
Frédéric: On ne crée rien ex-nihilo, en tant que musicien on est nécessairement perméable, on s’imprègne, on se nourrit, en visuel, en sonore, en lectures, en amitié. Lors de notre première session d’enregistrement, Stéphane Charpentier était en studio avec nous et nous projetait régulièrement pendant nos improvisations des rushes vidéo qu’il avait tourné en Grèce. Pour Ütopiya? nous avions amené en session avec nous la photo de Yusuf Sevincli, et c’est elle et le son qui se dégageait de nos improvisations avec Gareth Davis qui nous ont encouragé à aller à Istanbul chercher d’autres matières et à aller plus loin.
De là, l’envie d’avoir de temps en temps une voix pour nous accompagner, celles de G.W.Sok ou parfois en live de Blackthread, et de mettre en musique certains poèmes de Nazim Hikmet, de Tarkovsky ou de Mahmoud Darwish. Ce peut-être telle image, telle réflexion, telle idée qui nous induit à jouer quelque chose de précis, consciemment ou non, ou alors au contraire telle improvisation qui entre en résonance avec tel image, tel texte, un field recordings qu’on a capté quelque part ou la voix de Noam Chomsky, Hakim Bey ou Slavoj Zizek... Au delà de l’oeuf ou de la poule, tout est lié, poétique et politique.
Stéphane: C’est arrivé plusieurs fois, lors du premier disque, ou de nos sessions d’impro avec Temps-Zéro. Des images parfois très choquantes. Je me souviens notamment d’une fille se piquant dans les rues d’Athènes que Stéphane nous projetait au moment de "Buy Gold (Beat Song)" en studio. Je me rappelle parfaitement avoir été été parcouru d’une chair de poule nauséeuse pendant que je jouais. Il est évident que ça nous a fortement affecté. Tous. Mais ça peut être aussi des images mentales, des souvenirs de nos disparus, des Scarface en blue-ray; ou effectivement un tas de choses inconscientes que nous avons entendu ou parfois deviné…
-Vous avez collaboré avec beaucoup d'artistes différents, et en particulier avec Christine Ott. Comment se passe une collaboration avec une artiste classique quand on est un groupe de rock?
Frédéric: Avec Christine comme avec les autres invités, c’est avant tout une histoire d’affinités, d’amitié, de joyeux moments partagés, de lâcher-prise, de confiance. On a beaucoup de chance de collaborer avec autant de gens -musiciens, photographes, ingénieurs du son, label, tourneur- qui sont de belles personnes. Le studio, les à-côtés, la route, et toutes les aventures humaines autour. Christine est une fée des ondes martenots, entièrement habitée par son instrument, très sensible, capable de tout. Musicalement la connexion s’est faite super naturellement, comme si on jouait ensemble depuis des années, bien au-delà des genres dans lesquels on voudrait nous ranger.
Stéphane: Mais Christine est une vraie punk en vérité ! C’est très simple !
-Vous changez de base géographique pour chaque album, allez-vous garder cette ligne de conduite pour les prochains (nombreux on l'espère)?
Frédéric: Le prochain album, pour le Printemps 2017 on l’espère, a été enregistré entre Beyrouth et ici, en collaboration avec des musiciens de l’underground libanaise comme Charbel Haber, Sharif Sehnaoui, Fadi Tabbal, Abed Kobeissy, Ali El Hout, Youmna Saba… On y retrouvera aussi G.W.Sok, et puis des surprises... On a la tête dedans en ce moment-même, notre troisième volet autour de la Méditerranée. Partir pour questionner l’ici et l’ailleurs, tendre des ponts entre les mondes, tenter des connexions au moment où ceux qui détiennent le pouvoir nous voudrait tant séparés les uns des autres, c’est ce dont on a besoin. Pour la suite, on verra bien!
Stéphane: Oui on veut finir cette trilogie méditerranéenne, et ensuite on hésite : allez plus à l'Est, ou changer de continent. On nous dit parfois que notre musique invite au voyage, mais nous ne faisons que ça en réalité : avaler des kilomètres !
-Qu'écoutez vous en voyage ou sur la route?
Frédéric: Des trucs hyper différents. Aussi bien des nouveautés qu’on se fait découvrir, que des valeurs sûres comme Master Musicians of Bukkake, Beak, Swans, Labradford, Young Gods, Follakzoïd, Colin Stetson, Akosh S, Nick Cave & The Bad Seeds, Einstürzende Neubauten, Low, Earth, Anika, The Oscillation, Pansonic… Stéphane est un excellent co-pilote et ambianceur en tournée, il connaît les gouts de chacun et a toujours sous le baladeur le morceau ou l’album qu’il faut... Plus récemment, on a beaucoup écouté de musique du Moyen-Orient, contemporaine ou traditionelle, comme Malayeen, Johnny Kafta Anti-Vegetarian Orchestra, Alif, Maurice Louca, Jerusalem In My Heart, Karkhana, Oum Kalthoum, ou encore les excellentes compilations de Honest Jon’s records.
Stéphane: Fred est fan de toute les BO que les Tindersticks on fait pour Claire Denis, moi des Bastärd, de Faust, j’ai une tendance à virer electro minimale ces temps-ci, Byetone ou Sleeparchive, mais il y a un moment pour tout ! Les disques de Talk Talk sont excellents la nuit, tout comme les Pan American, ça calme la boite de vitesse aussi, elle aime bien. J’aime parfois mettre des morceaux pop avec du chant, comme Grandaddy ou Gainsbourg (Fred connait toutes les paroles par coeur). On a évidemment nos guilty pleasures, Bon Iver ou tel morceau de Dominique A (grande source de discorde dans le van l’ami Dom). On a pensé plusieurs fois sortir des podcast de toutes les choses qu’on écoute sur la route, je porte une attention très particulière à ça. Malheur à celui qui dégueule du Michel Berger ou du Balavoine. Comme on te le disait, nous sommes des aspirateurs inconscients, tu voudrais entendre le "Paradis Blanc" en plein milieu du set ce soir ?
-Pour terminer, un film et sa bande originale à nous conseiller?
Frédéric: Deux pour le prix d’un. Le film Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn et sa B.O tellurique composée par Peter Peter & Peter Kyed. Et toujours “Dead Man” de Jim Jarmusch avec la guitare électrique et écorchée de Neil Young, bande son improvisée live sur les séquences du film ; un exemple évident de ce que la magie au cinéma peut être: une expérience mystique, dépouillée et pourtant luxuriante.
Stéphane: Sans hésiter l’excellent travail de Trent Reznor et Atticus Ross pour toutes les BO des trois derniers Fincher mais plus notablement The Girl With The Dragon Tattoo où toutes les tracks sont inspirées. Etranges, violentes, parfois douces ou inquiétantes, à base de synthés modulaires et très peu de batteries. Trent Reznor délaisse pour une fois les lignes un peu cheap et indus et ose s’aventurer plus loin. Il est assez rare d’entendre les modules oeuvrer aussi bien, même Martin Gore, un vétéran de l’analogique et son dernier disque solo MG entièrement fait avec, ne parvient pas à faire aussi bien. Je recommande à tous les amoureux de l’étrange ces trois disques.
-«Bon sang de bois, pourquoi 'Yallah Karga' ne dure-t-elle pas plus longtemps?!»
Frédéric: Ahahahahahah, un type a shooté dans le micro, c’est ça non, Steph?
Stéphane: On l’entend bien dans le morceau d’ailleurs ! Si c’est frustrant, c’est que nous avons réussi notre idée folle !
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