Jesu
Jesu / Sun Kil Moon |
Label :
Caldo Verde |
||||
Mars 2015
Mark Kozelek : Grmmgn... La semaine dernière j'me suis rendu à la boulangerie, Véronique la boulangère m'a regardé avec un drôle d'air, d'habitude on rigole toujours bien elle et moi alors je l'ai mal pris, je lui ai dis qu'un jour elle regretterai de pas m'avoir donné un sourire cette conne et j'ai claqué la porte. En sortant j'ai réalisé...
Justin Broadrick (ouvrant la porte du studio) : Hey Mark !
MK : Grmgn prf... Hey Just', wassup ?
JB : La routine mec, tranquille. T'es prêt pour enregistrer là ?
MK : Snirf. Ouais ouais, je répétais là, installe toi.
JB : 'kay (s'assoit et branche sa guitare)
MK : ... En sortant j'ai réalisé que Véronique m'avait maté bizarre sûrement à cause de la sale odeur que j'avais ramené avec moi, j'ai regardé sous ma chaussure et j'avais marché sur une merde de chien. Tout de suite je suis revenu sur mes pas, j'ai ouvert la porte de la boulangerie et j'ai pris Véronique dans mes bras, j'ai caressé ses cheveux et je lui ai dit qu'elle pourrait toujours compter sur moi quoi qu'il arrive. Quand elle m'a tendu ma baguette je me suis rappelé...
JB : Euh Mark, on peut y aller c'est bon ?
MK : Mmh... hein ? Ah ouais si tu veux allez, vas-y.
(Justin entame un riff bien gras)
MK : Quand elle m'a tendu la baguette je me suis rappelé ma grande cousine Hildegarde qui avait passé sa vie à se méfier des trucs qui trainent par terre et qui a fini par glisser sur une crotte de chien dans un moment d'inattention et qui a atterri sur une bûche qui lui déchaussa 13 dents. Je me rappelle les yeux bouffis de ma mère quand elle est venu m'apprendre la mort de ma grande cousine Hildegarde qui venait de se suicider après que son mari l'ait quittée pour sa dentiste, je me dis que si je la croise un jour là haut au paradis je lui filerait un bout de ma baguette de pain. Elle comprendra. Il est 4h47 et je repense à cette tâche qui n'est jamais partie de mon t-shirt Godflesh, ça me rend triste...
(Justin soupire et continue à jouer son riff)
[...]
Ce long préambule juste pour vous faire savoir comment je m'imagine les premières sessions d'enregistrement de Sun Kil Moon et Jesu pour leur album en commun ; Mark demeurant imperturbable dans son style poético-logorrhéique contre vents et marées, et Justin bien forcé de s'adapter derrière. Pour sûr le mariage des deux bonhommes avait de quoi intriguer. À ma gauche Kozelek, géant du slowcore 90's, prince de la mélancolie monocorde récemment muté en sublimeur du banal (et en troll social imprévisible). À ma droite Broadrick, anglais aux mille projets capable d'exécuter le grand écart acrobatique entre le rock industriel le plus étouffant et le shoegaze épuré à tendance post-rock (sans oublier des excursions electronica et ambiantes). Allait-on se retrouver avec une superposition brute de leurs deux identité musicales ou bien avec une alchimie plus subtile ? À première vue c'est plutôt la première proposition qui se profile, mais avec une hiérarchie assez évidente entre les deux collaborateurs. Car si le disque s'intitule poliment Jesu / Sun Kil Moon, on opérera assez vite une inversion tacite du rapport des deux artistes, par soucis d'honnêteté.
Comme suggéré dans ma petite saynète ci-dessus, celui qui mène le bal est sans aucun doute Kozelek, qui perpétue inlassablement (et ce pendant près de 80 minutes tout de même) sa récente lubie blogesque. Ceux qui ont déjà suivi Benji et surtout Universal Themes ne seront pas dépaysés – si ce n'est au niveau de l'accompagnement. Et on en vient à ce qui semble avoir été le rôle majeur de Jesu sur la plus grande partie de l'album du disque : bricoler un écrin instrumental pour contenir le "flow" intuitif de Kozelek. Voilà qui n'a pas dû être chose aisée vu le côté imprévisible et éclaté des performances vocales de l'Américain, on devine que Justin a plus souvent dû s'adapter à Mark que l'inverse. C'est tout particulièrement flagrant sur les deux pistes introductives, qui présente Broadrick en train de jouer inlassablement ses riffs gras à la Godflesh tandis que Kozelek bougonne comme à son habitude. Comme si les deux musiciens étaient sourds à la partition de l'autre, le mariage ne prend pas vraiment et Mark devient majoritairement incompréhensible car bouffé par la saturation de son comparse. Dommage quand le point central de sa musique est contenu dans la délivrance des paroles. Heureusement la piste suivante "Song of Shadows", bien que présentant la même formule, parvient à trouver un début de synergie entre les deux hommes ; Kozelek s'est mis à chanter plus classiquement, comme revenu au temps des Red House Painters, et Broadrick a adouci sa guitare – qui flirte désormais plus avec le shoegaze que l'indus, tandis qu'une mélodie de synthé allège le tout en fond. Enfin, l'album prend sa première véritable inspiration.
Mais si le disque commence vraiment avec "Songs of Shadows", il ne prend son envol que lorsque s'entame "Last Night I Rocked the Room Like Elvis and Had Them Laughing Like Richard Pryor", qui redéfinit à lui tout seul l'ambiance du disque. Sans blague, ce morceau ouvre considérablement l'espace sonore, comme si les deux protagonistes sortaient de leur cabanon après 20 minutes à étouffer, et s'installaient au beau milieu d'une grande plaine déserte. Justin est passé du côté électronique de la Force, et n'en déplaise aux guitar-addicts incurables c'est bien là qu'il excelle, sur ce disque du moins. Il flâne dans une espèce de shoegaze synthétique d'une absolue légèreté, et tout d'un coup c'est comme si Kozelek de son côté se sentait libéré, son chant respire, ses paroles sont audibles et de ce fait nous frappent enfin de cette beauté ordinaire qui habitait Benji et Universal Themes. Dès lors, si l'on excepte l'intruse "Sally" qui voit les deux compagnons de fortune retomber dans leurs travers saturés, l'album ne cessera de profiter allègrement de sa liberté retrouvée. Jesu / Sun Kil Moon voit même Kozelek grimper encore d'un nouveau cran dans sa démarche de verbiage personnel, lorsqu'à deux reprises Mark entreprend de lire (avec une émotion palpable) une longue lettre de fan pour finir son morceau, laissant à son public le loisir de faire de leur propre petite vie une partie intégrante d'un album déjà bien rempli de tranches de vie. Joueur, Mark nomme même l'un des auteurs des lettres co-writer du morceau.
Au bout du compte, avec 1h20 au compteur, Jesu / Sun Kil Moon est un disque inégal, mais dans le meilleur sens du terme. Il comporte certes au bas mot trois morceaux parmi les plus dispensables du catalogue de Mark Kozelek (ma connaissance extrêmement superficielle de la carrière de Broadrick m'empêche de spéculer), mais ses instants de grâce sont des sommets indéniables de sa discographie. J'ai parlé du déclencheur "Last Night I Rocked [...]", mais il faudrait que je m'attarde également sur le recueillement poignant de "Exodus" qui au travers d'une cold-wave ambiante épurée portée par des choeurs angéliques à la Bon Iver rend hommage au fils de Nick Cave décédé l'été dernier ; que je me penche sur "Fragile" qui tisse un parallèle entre le combat de son ami d'enfance contre la leucémie et le décès récent de Chris Squire (de Yes), frappante de simplicité dans son habillage quasi-intégralement acoustique, à l'ancienne ; que je souligne la présence de "Father's Day" et de son beat qui pue le cool. Enfin, il faudrait que je m'attarde sur le quart d'heure de "Beautiful You", qui pousse le vice jusqu'à parler ostensiblement de sa propre création alors que Kozelek, enveloppé par des synthés tout à fait engourdissant, nous dit qu'il faudrait qu'il écoute les pièces d'ambient que Justin lui a apporté pour mettre des vocaux dessus, avant de philosopher sur des sujets aussi divers que l'expérience de Stanford Prison ou la façon dont les vagues de la baie de San Francisco lui gèlent les couilles (texto). Le pire, c'est que c'est magnifique.
Contre toute attente l'alchimie a bien eu lieu – quoique tardive et entrainant quelques ratés dans son sillage – et les deux artistes en ressortent grandis. Bien sûr, tout le monde ne sera pas touché par le storytelling jusqu'au-boutiste de Kozelek. Bien sûr sa personnalité ambivalente en freinera certains dans l'appréciation de ces confessions à cœur ouvert. Mais la musique de Mark est précieuse, par son humanité balancée à corps perdu, à la fois nombriliste et résolument tournée vers nous autres, ceux qui consentent à y prêter une oreille attentive. Enfin, il serait temps de conclure... à musique verbeuse chronique bavarde, je suppose. Si vous avez eu la patience de vous taper la lecture ce pavé, vous aurez certainement celle d'accorder une chance à cet album atypique et courageux, n'est-ce pas ?
Mark Kozelek : Grmmgn... La semaine dernière j'me suis rendu à la boulangerie, Véronique la boulangère m'a regardé avec un drôle d'air, d'habitude on rigole toujours bien elle et moi alors je l'ai mal pris, je lui ai dis qu'un jour elle regretterai de pas m'avoir donné un sourire cette conne et j'ai claqué la porte. En sortant j'ai réalisé...
Justin Broadrick (ouvrant la porte du studio) : Hey Mark !
MK : Grmgn prf... Hey Just', wassup ?
JB : La routine mec, tranquille. T'es prêt pour enregistrer là ?
MK : Snirf. Ouais ouais, je répétais là, installe toi.
JB : 'kay (s'assoit et branche sa guitare)
MK : ... En sortant j'ai réalisé que Véronique m'avait maté bizarre sûrement à cause de la sale odeur que j'avais ramené avec moi, j'ai regardé sous ma chaussure et j'avais marché sur une merde de chien. Tout de suite je suis revenu sur mes pas, j'ai ouvert la porte de la boulangerie et j'ai pris Véronique dans mes bras, j'ai caressé ses cheveux et je lui ai dit qu'elle pourrait toujours compter sur moi quoi qu'il arrive. Quand elle m'a tendu ma baguette je me suis rappelé...
JB : Euh Mark, on peut y aller c'est bon ?
MK : Mmh... hein ? Ah ouais si tu veux allez, vas-y.
(Justin entame un riff bien gras)
MK : Quand elle m'a tendu la baguette je me suis rappelé ma grande cousine Hildegarde qui avait passé sa vie à se méfier des trucs qui trainent par terre et qui a fini par glisser sur une crotte de chien dans un moment d'inattention et qui a atterri sur une bûche qui lui déchaussa 13 dents. Je me rappelle les yeux bouffis de ma mère quand elle est venu m'apprendre la mort de ma grande cousine Hildegarde qui venait de se suicider après que son mari l'ait quittée pour sa dentiste, je me dis que si je la croise un jour là haut au paradis je lui filerait un bout de ma baguette de pain. Elle comprendra. Il est 4h47 et je repense à cette tâche qui n'est jamais partie de mon t-shirt Godflesh, ça me rend triste...
(Justin soupire et continue à jouer son riff)
[...]
Ce long préambule juste pour vous faire savoir comment je m'imagine les premières sessions d'enregistrement de Sun Kil Moon et Jesu pour leur album en commun ; Mark demeurant imperturbable dans son style poético-logorrhéique contre vents et marées, et Justin bien forcé de s'adapter derrière. Pour sûr le mariage des deux bonhommes avait de quoi intriguer. À ma gauche Kozelek, géant du slowcore 90's, prince de la mélancolie monocorde récemment muté en sublimeur du banal (et en troll social imprévisible). À ma droite Broadrick, anglais aux mille projets capable d'exécuter le grand écart acrobatique entre le rock industriel le plus étouffant et le shoegaze épuré à tendance post-rock (sans oublier des excursions electronica et ambiantes). Allait-on se retrouver avec une superposition brute de leurs deux identité musicales ou bien avec une alchimie plus subtile ? À première vue c'est plutôt la première proposition qui se profile, mais avec une hiérarchie assez évidente entre les deux collaborateurs. Car si le disque s'intitule poliment Jesu / Sun Kil Moon, on opérera assez vite une inversion tacite du rapport des deux artistes, par soucis d'honnêteté.
Comme suggéré dans ma petite saynète ci-dessus, celui qui mène le bal est sans aucun doute Kozelek, qui perpétue inlassablement (et ce pendant près de 80 minutes tout de même) sa récente lubie blogesque. Ceux qui ont déjà suivi Benji et surtout Universal Themes ne seront pas dépaysés – si ce n'est au niveau de l'accompagnement. Et on en vient à ce qui semble avoir été le rôle majeur de Jesu sur la plus grande partie de l'album du disque : bricoler un écrin instrumental pour contenir le "flow" intuitif de Kozelek. Voilà qui n'a pas dû être chose aisée vu le côté imprévisible et éclaté des performances vocales de l'Américain, on devine que Justin a plus souvent dû s'adapter à Mark que l'inverse. C'est tout particulièrement flagrant sur les deux pistes introductives, qui présente Broadrick en train de jouer inlassablement ses riffs gras à la Godflesh tandis que Kozelek bougonne comme à son habitude. Comme si les deux musiciens étaient sourds à la partition de l'autre, le mariage ne prend pas vraiment et Mark devient majoritairement incompréhensible car bouffé par la saturation de son comparse. Dommage quand le point central de sa musique est contenu dans la délivrance des paroles. Heureusement la piste suivante "Song of Shadows", bien que présentant la même formule, parvient à trouver un début de synergie entre les deux hommes ; Kozelek s'est mis à chanter plus classiquement, comme revenu au temps des Red House Painters, et Broadrick a adouci sa guitare – qui flirte désormais plus avec le shoegaze que l'indus, tandis qu'une mélodie de synthé allège le tout en fond. Enfin, l'album prend sa première véritable inspiration.
Mais si le disque commence vraiment avec "Songs of Shadows", il ne prend son envol que lorsque s'entame "Last Night I Rocked the Room Like Elvis and Had Them Laughing Like Richard Pryor", qui redéfinit à lui tout seul l'ambiance du disque. Sans blague, ce morceau ouvre considérablement l'espace sonore, comme si les deux protagonistes sortaient de leur cabanon après 20 minutes à étouffer, et s'installaient au beau milieu d'une grande plaine déserte. Justin est passé du côté électronique de la Force, et n'en déplaise aux guitar-addicts incurables c'est bien là qu'il excelle, sur ce disque du moins. Il flâne dans une espèce de shoegaze synthétique d'une absolue légèreté, et tout d'un coup c'est comme si Kozelek de son côté se sentait libéré, son chant respire, ses paroles sont audibles et de ce fait nous frappent enfin de cette beauté ordinaire qui habitait Benji et Universal Themes. Dès lors, si l'on excepte l'intruse "Sally" qui voit les deux compagnons de fortune retomber dans leurs travers saturés, l'album ne cessera de profiter allègrement de sa liberté retrouvée. Jesu / Sun Kil Moon voit même Kozelek grimper encore d'un nouveau cran dans sa démarche de verbiage personnel, lorsqu'à deux reprises Mark entreprend de lire (avec une émotion palpable) une longue lettre de fan pour finir son morceau, laissant à son public le loisir de faire de leur propre petite vie une partie intégrante d'un album déjà bien rempli de tranches de vie. Joueur, Mark nomme même l'un des auteurs des lettres co-writer du morceau.
Au bout du compte, avec 1h20 au compteur, Jesu / Sun Kil Moon est un disque inégal, mais dans le meilleur sens du terme. Il comporte certes au bas mot trois morceaux parmi les plus dispensables du catalogue de Mark Kozelek (ma connaissance extrêmement superficielle de la carrière de Broadrick m'empêche de spéculer), mais ses instants de grâce sont des sommets indéniables de sa discographie. J'ai parlé du déclencheur "Last Night I Rocked [...]", mais il faudrait que je m'attarde également sur le recueillement poignant de "Exodus" qui au travers d'une cold-wave ambiante épurée portée par des choeurs angéliques à la Bon Iver rend hommage au fils de Nick Cave décédé l'été dernier ; que je me penche sur "Fragile" qui tisse un parallèle entre le combat de son ami d'enfance contre la leucémie et le décès récent de Chris Squire (de Yes), frappante de simplicité dans son habillage quasi-intégralement acoustique, à l'ancienne ; que je souligne la présence de "Father's Day" et de son beat qui pue le cool. Enfin, il faudrait que je m'attarde sur le quart d'heure de "Beautiful You", qui pousse le vice jusqu'à parler ostensiblement de sa propre création alors que Kozelek, enveloppé par des synthés tout à fait engourdissant, nous dit qu'il faudrait qu'il écoute les pièces d'ambient que Justin lui a apporté pour mettre des vocaux dessus, avant de philosopher sur des sujets aussi divers que l'expérience de Stanford Prison ou la façon dont les vagues de la baie de San Francisco lui gèlent les couilles (texto). Le pire, c'est que c'est magnifique.
Contre toute attente l'alchimie a bien eu lieu – quoique tardive et entrainant quelques ratés dans son sillage – et les deux artistes en ressortent grandis. Bien sûr, tout le monde ne sera pas touché par le storytelling jusqu'au-boutiste de Kozelek. Bien sûr sa personnalité ambivalente en freinera certains dans l'appréciation de ces confessions à cœur ouvert. Mais la musique de Mark est précieuse, par son humanité balancée à corps perdu, à la fois nombriliste et résolument tournée vers nous autres, ceux qui consentent à y prêter une oreille attentive. Enfin, il serait temps de conclure... à musique verbeuse chronique bavarde, je suppose. Si vous avez eu la patience de vous taper la lecture ce pavé, vous aurez certainement celle d'accorder une chance à cet album atypique et courageux, n'est-ce pas ?
Bon 15/20 | par X_Wazoo |
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