David Byrne

American Utopia

American Utopia

 Label :     Nonesuch 
 Sortie :    vendredi 09 mars 2018 
 Format :  Album / CD  Vinyle  Numérique   

Après quatorze ans sans album solo (le dernier étant Growing Backwards sorti en 2004), et six ans sans album collaboratif, David Byrne reprends du service. Celui qu'on connaît surtout pour être l'ancien leader du célèbre groupe new-yorkais Talking Heads n'avait pas pris une retraite anticipée comme on aurait pu le croire : depuis la sortie et la tournée de Love This Giant, le dernier album qu'il avait composé en compagnie de St.Vincent en 2012, Byrne a profité de cette pause musicale pour écrire (cf la nouvelle mouture de son essai sur la musique How Music Works), co-organiser des festivals et des spectacles de danse (notamment le spectacle Contemporary Color), creuser dans sa collection de disques pour mettre au jour l'œuvre du musicien africain William Onyeabor (cf la sublime compilation Who Is William Onyeabor) ainsi que participer à des conférences ou bien mettre en forme sa propre web-radio pour promouvoir de nouveaux talents. Bref, notre "papy Byrne" international (et oui, il est plus tout jeune, du haut de ses 65 ans) n'est pas resté sans rien faire.

Mieux, depuis la fin de l'année 2016, il a recommencé à composer afin de sortir un nouvel album. Nommé American Utopia, ce nouveau disque traite bien évidemment du monde actuel. Byrne, un peu comme tout le monde, reste horrifié par l'élection de Trump, le sectarisme, le terrorisme, les tensions politiques et sociales ou le renfermement sur soi-même. Il tente donc dans cet album de dépeindre le monde tel qu'il l'est aujourd'hui. Cela étant dit, comme d'habitude avec David Byrne, la réalité est vue à travers son point de vue propre, qui lui permet au final de mieux la dépasser pour en proposer son alternative qui serait, en gros, une sorte "d'alternative fact" progressiste. C'est là qu'intervient vraiment l'utopie si l'on veut proprement parler. Byrne, dans le communiqué de presse annonçant l'arrivée d'un nouvel album le 8 janvier dernier, semble s'auto-renvoyer aux paroles d'un tube qu'il a écrit il y a trente-huit ans de ça :

"And you may ask yourself / Well, how did I get here?"

Et ben oui, David, comment on en est arrivé là ?
Où est passé le rêve américain ?

En fait, il se trouve que ce nouvel album doit se resituer dans le contexte d'une sorte de projet multimédia lancé par Byrne himself et nommé "Reasons To Be Cheerful" (d'après la chanson éponyme de Ian Dury). Ce projet, censé nous faire "positiver", nous invite également à garder le moral face aux difficultés que traverse le monde contemporain. Du coup, est-ce que American Utopia doit se "consommer" comme une sorte de prozac auditif ? A voir...

L'album s'ouvre sur "I Dance Like This", démarrant doucement sur quelques notes de piano et sur la voix, douce, posée de Byrne. On remarque une production assez poussée, avec un petit vocodeur à l'arrière plan. Et soudainement, sans prévenir, alors qu'on s'attend à une petite chanson introductive tranquille, l'ambiance bascule complètement dans une sorte de refrain schizophrénique : la voix devient monocorde et bizarre, l'accompagnement au piano est remplacé par une séquence rythmique quasi industrielle. Voila qui donne le ton à l'intégralité du disque : il faut s'attendre a tout !

La suite de l'album s'enchaine doucement, on remarque la production très léchée et contemporaine (le traitement de la réverb et de l'écho, notamment). Les jeux de mots subtils, si chers à Byrne, sont bien présents (écoutez attentivement le texte de "Dog's Mind", très à propos). On note une surprenante rythmique zouk sur "Everyday Is A Miracle", le retour bienvenu du côté afrobeat sur "It's Not Dark Up Here" et les expérimentations rythmiques sur le grand finale "Here".

Curieusement, l'album est dans son ensemble très cinématographique d'un point de vue sonore. Fini les enchainements de morceaux funky qui groovaient sec tout du long. Ici, nous avons surtout des pistes orientées down-tempo, ce qui est relativement nouveau pour David Byrne, même si il s'y était déjà un peu collé dans le passé avec l'album Feelings. Ici, c'est le single "Everybody's Coming To My House" qui fait véritablement le lien avec le passé de l'artiste : boucles mélodiques et rythme prononcé, basse ronde qui groove comme il se doit, solo de guitare traitée au synthé, voix hystérique et texte aux portes de la folie. Pas de doute, c'est bien du David Byrne assisté de Brian Eno qu'on retrouve là, évoquant à la fois le meilleur de Talking Heads et leur dernier album composé en commun, Everything That Happens Will Happen Today. A noter que ce n'est pas le seul titre écrit en collaboration directe, puisqu'il faut également citer le très down-tempo, presque ambient "This Is That", co-écrit avec le producteur électro Oneohtrix Point Never. Certaines autres chansons ont également bénéficié de l'apport d'autres producteurs, comme Sampha et Rodaidh McDonald.

De manière générale, c'est assez surprenant d'observer le contrepoint entre les mélodies, douces et aériennes; et les textes, tantôt caustiques, tantôt ironiques, portés par la voix tantôt chaude et posée, tantôt froide et robotique, le tout signé David Byrne. C'est certainement cette dichotomie, une sorte de schizophrénie musicale, qui fait la force de cet album. On retrouve d'ailleurs cette dichotomie jusque dans la pochette, sur la peinture mais aussi avec la typo : les mots "American" et "Utopia" sont diamétralement opposés, comme si c'était impossible de lier les deux...

Alors du coup, prozac ou pas prozac ? Difficile à dire. Ce qu'on peut dire en revanche, c'est qu'il s'agit d'un excellent album, finement produit et vraiment bien ficelé. Si ça s'écoute bien d'une traite (seulement 37 minutes), il est peut-être un peu dur d'entrer dans cet univers au premier abord. A force d'écoutes répétées, on finit par comprendre le message de Byrne : de retour avec cet album, on dirait bien qu'il veut définitivement en découdre avec "les forces du mal(heur) qui régissent le monde" et nous empêchent d'être heureux dans nos vies quotidiennes. Faites gaffe les mecs, David Byrne n'a plus de bubblegum et il est venu pour botter des culs ! Vivement les concerts moi je dis...


Bon   15/20
par EmixaM


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