Disappears

"Je m'attends pas à ce que tout le monde aime, mais c'est agréable de voir des gens de générations très diverses y accrocher" [dimanche 29 novembre 2015]

Le BBMix 2015 a été l'occasion d'une expérience intéressante : aller rencontrer le groupe de Chicago : Disappears (qui joue ce soir là)... sans la moindre question. Juste pour discuter, et voir où tout cela nous mènera. La totale impro. Risquer aussi bien le blanc gênant d'une demi-heure que l'alchimie logorrhéique venue du néant. De quel côté du spectre se situe le résultat ? On vous laisser en juger.

~ Interview réalisée par Wazoo et Grosprout.



G : Salut les gars ! Le truc, c'est qu'on est pas vraiment intéressé par faire une interview classique, donc je ne sais pas encore trop de quoi on va parler ! Vous avez une contrainte de temps ?

Brian Case (chant/guitare) : Non ça va, on verra bien. Parlons !

G : C'était pas trop compliqué pour vous de venir ? Vu que tout est bloqué par la COP21, etc.

Brian : Oui ça allait. On nous a dit que ce serait plutôt demain qu'on aurait des problèmes, vu qu'on doit faire un show à Lyon, et qu'on doit pouvoir se frayer un chemin jusqu'à l'aéroport. Donc je ne sais pas trop...

Wazoo : Il suffit de louer un hélicoptère et le tour est joué.

Brian : Ouais, on a qu'à prendre notre jet !

[interlude pour aider G. à ouvrir sa bière]

G : Quand vous êtes en tournée comme ça, est-ce que vous trouvez le temps de faire un break et d'aller un peu visiter ?

Brian : Pas tellement... Parfois oui, mais cette tournée en particulier nécessite de longs trajets en voiture, donc c'est complexe.

G : C'est pas frustrant ?

Brian : Si, c'est sûr; quand tu passes directement de la voiture à la salle de concert après bien 5h de route, puis tu fais le concert, tu vas te coucher à 2h du mat et tu te réveilles tôt le lendemain pour repartir... Parfois malheureusement c'est la seule façon de faire !

W : Vous êtes en France pour longtemps encore ?

Brian : Demain sera notre 5ème date en France pour cette tournée.

G : Vous faites le même set à chaque fois ?

Brian : Non, on change la setlist à chaque nouvelle date.

W : On vous avait vu à la Maroquinerie plus tôt dans l'année...

Brian : Ah oui, c'était genre en février, quelque chose comme ça non ?

W : Oui c'est ça ! Le set de ce soir sera complètement différent de celui de février alors. Je me souviens à la Maroquinerie, y avait des gens dans le public qui essayaient d'entamer un pogo, et ça m'agaçait, je trouvais que ça ne correspondait pas à la musique que vous faisiez sur scène ; je voulais juste rester planté là et planer, et toutes les 10 secondes je me prenais un mec qui me tombait dessus. J'étais genre « raaah mais pourquoi là, pourquoi juste à côté de moi ? »



Brian : Haha ouais, ce sont des choses qui arrivent...

Damon Carruesco (bassiste) : Y a pas de mauvais moments pour un pogo ! (rires) Quand tu veux !

W : Ça va être difficile aujourd'hui, avec tous les sièges (ndlr : on se trouve au Carré Hautefeuille de Boulogne)

G : Vous remarquez beaucoup de différences entre vos publics selon l'endroit où vous jouez ?

Brian : Oui ! Hier soir par exemple on jouait à Düdingen, en Suisse, et c'était un public très jeune. Alors que notre show à Londres, c'était surtout rempli de mecs plus vieux. Ça varie !

G : Toi, t'as quel âge ?

Brian : 38 ans.

G : Et ça faisait quoi de voir un public si jeune ?

Brian : Mec, c'était super ! (rires) La musique qu'on fait est assez spécifique, donc je m'attends pas à ce que tout le monde aime, mais c'est agréable de voir des gens de générations très diverses y accrocher.

W : J'ai eu le même sentiment la semaine dernière au Guess Who Festival ; à chaque concert je voyais un éventail d'âge très large, de 15 à 60 ans facile, même à des trucs très précis, du noise, de l'expérimental...

Brian : Ouais, super festival. On y était, et on s'est bien amusés. On se sent bien quand on fait partie d'un truc pareil, de voir que ça marche malgré l'ampleur du machin.

G : Quand vous faites plusieurs shows comme ça, est-ce que vous nouez des relations avec des gens ?

Brian : Oui, l'air de rien on s'est fait pas mal de bons amis avec les années. Par exemple ce groupe qui joue en ce moment (ndlr : depuis la loge, un petit écran de télé retransmet ce qui se passe sur scène, on assiste donc aux balances de Tomaga, première première partie), on s'est rencontré lors de notre première tournée, genre 5 ans auparavant, et on est amis depuis ce temps là.

Jonathan Van Herik (guitariste) : C'est assez fascinant de réaliser que tu peux avoir vu quelqu'un à peine plus de 4 soirs par ans, et malgré tout te sentir super connecté avec cette personne.

G : Est-ce que vous vous contentez de jouer de la musique, ou bien vous faites autre chose à côté ?

Brian : On a tous des trucs à côté. J'ai été barman pendant un certain temps, puis je me suis mis au graphic-design ; on joue tous de la musique ailleurs aussi... On est tous assez occupé quand on est à la maison.

G : Rappelez-moi où vous habitez ?

Brian : On est à Chicago.

W : Est-ce que c'est facile pour vous d'avoir vos jobs en plus de la musique ?

Jonathan : On a la chance d'être coincés dans les bons boulots haha, qui nous permettent de concilier les deux.

Brian : Ça peut être difficile parfois. Mais c'est important pour nous donc on se débrouille pour s'arranger afin que ça fonctionne quand même.

Damon : C'est toujours un peu un choc quand tu te trouves un job, tu te poses avec ta copine, tout ça, et que d'un coup tu te retrouves à l'aéroport pour partir en tournée en Europe. C'est un monde auquel il faut s'habituer.

Jonathan : Moi si j'avais pas de groupe je serais probablement en train d'errer dans toute l'Europe ! (rire)

W : Ouais on disait plus tôt que ça pouvait être un peu frustrant de ne pas avoir le temps de visiter un peu les environs quand vous arrivez dans une ville pour un concert.

G : En France on peut avoir la possibilité de vivre de ça plus facilement à mon avis, grâce à des aides que tu peux recevoir de l'état si jamais tu cumules suffisamment d'heures en tant que musicien, l’intermittence... Mais je me souviens par exemple avoir discuté avec un membre du groupe Sic Alps, et il m'avait dit qu'à côté il faisait des voix pour les Sims pour gagner sa vie ! (rire)

Brian : Il n'y a pas de budget pour les arts aux Etats-Unis. Même pour les grandes institutions !

W : Au début de votre existence en tant que groupe, était-ce dur de trouver votre public ? De vous en sortir financièrement et commercialement ?

Brian : Au début c'était facile de faire des concerts, de faire venir des gens aux show ; à Chicago on avait pas mal d'amis, qui étaient excités à l'idée de voir ce qu'on venait proposer. Mais ouais quand tu sort un disques, t'es balancé dans cette mare commune ; il y a tellement de disques qui paraissent chaque jour !

W : Particulièrement à notre époque.

Brian : Ouais une fois que tu rentres dans cette espèce de roue de hamster, ce cycle de promotion, il faut te débrouiller pour sortir du lot.

Jonathan : Quand on a commencé on s'est appuyé je pense sur les épaules de Brian et de sa réputation avec ses groupes comme les Ponies. Ça nous a ouvert les premières portes. Puis après ça, ça a été Steve Shelley (de Sonic Youth, qui a été leur batteur, ndlr) sans qui je ne sais pas trop où on en serait aujourd'hui ! Je pense qu'on est devenu plus expérimentaux depuis ; Steve était plus orienté « pop ». On a la chance d'avoir un public de base, qui nous donne l'espace pour tenter des trucs, s'amuser.



Brian : J'ai aussi commencé à réaliser qu'il n'y a pas d'intérêt à essayer de chercher la recette idéale ; il n'y a pas de formule parfaite ! Si tu te tiens à faire ce que tu veux faire, soit les gens s'en saisissent immédiatement, soit tu finis doucement, lentement, par trouver un groupe de gens que ça intéresse.... ou bien tu te contentes de jouer avec tes potes ! (rires)

W : C'est peut-être facilité par l'ère d'Internet. J'imagine qu'à l'époque si tu faisais partie d'une scène locale, c'était plus difficile d'essayer quelque chose de neuf. Parce que si tu n'atteins pas ces gens-là, ceux qui sont autour de toi, alors qui va t'écouter ? Aujourd'hui, aussi lent que ça puisse être, il y aura toujours des gens quelque par qui seront ouverts à ta musique.

Jonathan : Les gens sont exposés à tellement de musiques différentes de nos jours, il y a un public pour tout !

Brian : Tout a été réédité, il n'y a plus de secrets tu vois, à part pour les nouveaux trucs dont personne n'a entendu parler.

G : Vous vous servez beaucoup d'internet pour vous informer de ce qu'il se passe ?

Brian : Totalement ! J'adore dénicher des nouveaux trucs... et puis on est plus vieux maintenant, c'est intéressant de savoir ce qu'écoutent les kids de 18 ans, et quelles sont leurs influences. Savoir ce que grandir avec Internet peut faire pour quelqu'un qui essaie de créer quelque chose... c'est curieux.

Jonathan : Je trouve que c'est important d'essayer de se forcer à découvrir des trucs en plus de ce qui se joue dans tes environs. Parfois à Chicago on a une espèce de « Free Monday » ou il y a des entrées libres pour venir voir 4 groupes dont je n'ai jamais entendu parler, parfois il me suffit juste d'aller me balader sur YouTube pour choper des vidéos etc sur les groupes. C'est important de faire les deux parce que...

Brian : Parfois quand t'écoutes quelqu'un et quand tu le vois en show ça n'a rien à voir ! Dès que tu commences à lire des choses à ce propos et interagir avec quelqu'un via l'image qu'ils essaient d'imprimer chez toi, t'as des préjugés, ton expérience a déjà été affectée. Ça peut être aussi bien d'avoir une impression brute qui n'ait pas été altérée ou conditionnée par la promotion, le packaging etc.

W : Oui je suis d'accord ; moi par exemple je n'ai pas fait de concerts pendant très longtemps – j'étais plutôt du genre à être chez moi avec des CDs et les téléchargements. J'en fais maintenant de plus en plus, et la semaine dernière par exemple au Guess Who j'ai découvert un groupe appelé The Necks...

Brian : Oh ils sont tellement bons ! Ils ont joué après qu'on soit parti.

W : Ouais, et je peux maintenant dire que c'était le meilleur concert de ma vie alors que je n'en avais jamais entendu parler avant, un gars m'avait juste dit que c'était un excellent groupe live (ndlr : Pab si tu me lis...). J'y suis allé ne sachant pas à quoi m'attendre, et j'ai pris une méchante claque.

Brian : Maintenant que t'en parles, il me semble que chacun de mes concerts favoris étaient par des groupes dont je ne savais rien – peut-être qu'à ces moments j'étais sous la bonne drogue (rire), dans le bon environnement – et c'était l'expérience de toutes ces choses qui ont rendu ça mémorable pour toute une vie. C'est différent quand tu te rends à un concert d'un groupe que tu adores et que t'es genre : « J'espère qu'il jouera ci ou ça ».

W : Tu te concentres avant tout sur tes attentes.

Brian : Oui, alors que si c'est un groupe dont tu ne sais rien...

G : Je respecte ça, mais parfois tu peux aussi avoir des types qui sont un peu comme des rats de bibliothèques, des super collecteurs, à pouvoir te dire : « Ouais sur le troisième morceau du concert ils ont fait ci et ça de différent par rapport au disque etc... » ça peut aussi être intéressant !

Brian : Je vois, ça peut être cool c'est vrai, le mec qui est tellement passionné et renseigné qu'il peut venir te voir à la fin du concert et te dire : « Hey mec, t'as un peu changé les paroles j'ai remarqué » (rires)

Jonathan : Ces gens là, j'ai l'impression que pour eux l'expérience musicale est plus vécue comme une commodité, quelque chose que tu collectes, et ce qu'ils veulent c'est en attraper autant qu'ils peuvent. Pour les mettre sur une étagère.

Brian : C'est cool de rencontrer quelqu'un qui est si obsessionnel ! Ils ont des librairies entières et il en connaissent le contenu sur le bout des doigts.

G : Moi ça me fascine ! Je ne suis pas comme ça, mais je suis content qu'ils existent...

W : Il peuvent t'orienter et te conseiller des trucs.

Jonathan : Ils marchent sur des territoires où tu ne vas pas et il en rapportent des témoignages, ils vont aux show où tu ne vas pas et enregistrent un bootleg... Du coup quand toi tu rentres en phase avec un groupe soudainement, et que tu veux tout connaître à leur propos t'es content de savor que le chemin est déjà balisé.

Brian : C'est comme quelqu'un qui est vraiment très très bon dans son travail, zélé. Ils savent tout ce qu'il y a à savoir, comme ces mecs qui connaissent tout aux ordinateurs et peuvent tout te démonter et le remonter différemment, te trouver telle ou telle pièce... c'est si impressionnant.

G : Ils font des vidéos sur YouTube où ils t'expliquent comment faire !

Damon : J'utilise ça tout le temps...

Brian : Ouais ! Genre mes chiottes sont cassées, comment est-ce que je les répare ? Ou mon frigo ou je ne sais quoi, à chaque fois je regarde une vidéo sur YouTube. Parce qu'il y a forcément ce type qui t'a préparé une vidéo de 10 minutes sur ce petit problème super spécifique ! (rires) J'adore, c'est génial ! Y a tellement de faces différentes à cette nouvelle culture... Tu ne peux pas l'envisager sous un angle, faut tout prendre en considération. Et ce mec qui te fait la vidéo sur comment réparer ton frigo ; il a aucune raison de le faire ! Mais il l'a fait, et ça aide des gens.

W : Peut-être qu'il veut juste faire son petit truc original de son côté, peu importe si c'est très spécifique, il doit se dire : « Au moins je sais que personne d'autre n'a fait ça ! » Il met sa petite pierre... L'important oui c'est que ça serve !

[La rediffusion des balances de Tomaga empêchent de comprendre ce qui se dit lors des secondes qui suivent]

G : Cette musique est tellement bonne...

Brian : Oh Tomaga ? Oui c'est super, on les connait depuis longtemps, faut absolument les voir jouer sur scène. Ils sont deux et ils font le boulot de quatre personnes c'est impressionnant.

G : Ouais, y a quelque chose de très rythmique et entrainant et en même temps c'est un peu de la musique contemporaine...

Brian : Leur truc c'est la « Library Music », qui viennent des années 60/70, ces enregistrements étranges qui existent pour des raisons purement sonores ou scientifiques ; des sons de synthétiseurs, des modulateurs... C'est de là qu'ils viennent je pense mais leur approche est très moderne.



Damon : J'aime bien ce type de disques... j'ai toute une collection française bizarre de disques du genre, avec des pochettes argentées (il balance des noms impossibles à retranscrire).

W : J'ai un bouquin sur la musique expérimentale de Philippe Robert, je l'ai pas encore fini, mais j'ai écouté récemment une compile en trois albums appelée OHM: The Early Gurus of Electronic Music...

Damon : Ouais je vois !

W : Dessus il y a pas mal de machins très expérimentaux, particulièrement sur le premier CD qui date des années 30 ou 40 ; une bonne partie n'est pas écoutable mais rien que de savoir qu'à cette époque il y avait déjà de la musique électronique ça me fascine.

Jonathan : John Cage, David Tudor, Eylin Radik, Yoko Ono est dessus aussi !

W : Purée le morceau de John Cage j'ai vraiment du mal... Il y avait aussi un fragment d'une pièce de La Monte Young, c'est 6 minutes d'une note ininterrompue qui ressemble au son d'un acouphène. Je suis content que ça existe mais pfou... Je suis surtout content que des gens aient pu puiser dans ce genre de compositions des inspirations pour faire une musique plus catchy, plus abordable.

Brian : Mais c'est ça le truc ! Tu l'écoutes, tu réagis, t'es très tendu, t'as envie que ça s'arrête mais ça continue, c'est physique.

Damon : Je suis sûr qu'il y a tout un concept sous-jacent...

W : Une partie du problème doit venir du fait que c'est un extrait. En 6 minutes j'ai juste le temps d'être irrité et de m'ennuyer, alors que si ça dure 40 minutes par exemple il peut y avoir un effet hypnotique... Un peu comme si on ne prenait que 6 minutes du Strumming Music de Charlemagne Palestine par exemple.

Brian : Tu as vu sa performance au Guess Who ?

W : Ouais.

Brian : C'était bon ?

W : Oh oui. C'était super bizarre parce qu'au début y avait juste une pièce ambiante en fond avant le début du concert, il était juste planté là...

Damon : Avec tous ses animaux en peluche ?

W : Ouais ! (rire) Les animaux en peluche, les vêtements étranges et multicolores... Et il était juste là en train de se balancer d'avant en arrière comme en plein trip. Au début du concert il s'est levé pour se déplacer dans la salle avec deux verres de cognac à la main, qu'il entrechoquait régulièrement, ding ding... Avant de finir par les boire bien sûr. C'était peut-être une cérémonie d'introduction je sais pas... Puis il s'est assis sur le piano et a commencé à faire des vocalises étranges, et enfin il a joué son piano. Il a joué une pièce du même style que Strumming Music, du genre qui fait vibrer tout le piano et même toute la salle (qui avait une acoustique superbe) avec quelques notes répétées en boucle. Tout ça pour dire que c'est sur le long terme que se construit l'intérêt de ce genre de pièces.

[Brève interruption car le dîner du groupe vient d'arriver]



Jonathan : Je pense que quand tu es Charlemagne Palestine en festival et que tu joues au milieu d'une setlist aussi variée – mettons après Swans par exemple – et que tu veux avoir un impact aussi fort, ça peut être une bonne idée de commencer le show avec ce genre de rituel, ça peut être une façon de sortir le public de ce qu'il vient de vivre quelques minutes plus tôt avec un groupe complètement différent, ça te met dans une zone...

W : … où tu commences à être vraiment intrigué en plus ! Où tu te demandes ce que le type va bien être capable de jouer après une telle introduction.

Jonathan : Ce serait un peu comme si après ça si ça dure assez longtemps tu te mets à être affamé et tu es prêt à manger n'importe quel type de son, n'importe quelle musique qui vient à toi !

Brian : Je pense que c'est plutôt comme si au contraire tu étais plein à craquer, tu viens de t'empiffrer avec d'autres concerts toute la journée, tu continues à manger et tu es genre « Raaah je veux plus » (rire) Mais si tu attends une vingtaine de minutes dans ces conditions alors tu peux vraiment être prêt à en reprendre.

W : Par exemple la veille il y avait Lubomyr Melnyk qui jouait, qu'on vante comme étant le pianiste le plus rapide du monde, capable de jouer jusqu'à 12 notes en une seconde je crois... Et quand il a introduit son concert il était à la fois aussi naïf qu'un enfant et très pompeux et prétentieux. Du style « Je vais vous jouer quelque chose d'unique que je suis le seul à être capable de jouer ; personne n'a jamais fait ça avant ; c'est une musique complètement nouvelle » etc, à chaque fois le même discours avant chaque morceau, jusqu'à la nausée. Alors que finalement quand il jouait ses morceaux, à mes oreilles c'était certes joli et techniquement impressionnant, mais finalement c'étaient des compositions assez ordinaires, simplement il mettait plus de notes entre les notes. Ça n'avait rien de révolutionnaire ou de nouveau, c'étaient de jolies suites d'accord très riches en notes. Contrairement à Charlemagne Palestine qui fait quelque chose de vraiment transcendant et qui sonne encore sans âge aujourd'hui (alors qu'il a trouvé son style depuis les années 60) sans avoir cette prétention, juste une bizarrerie bien à lui. Si Melnyk s'était introduit plus modestement j'aurais sans doute été plus clément avec sa musique et sa prestation, comme quoi ça peut jouer beaucoup.

G : Et parfois on peut vivre le contraire : on peut être surpris à quel point on peut être ému par quelque chose de techniquement très basique.

Jonathan : C'est un mystère. Logiquement on pourrait croire qu'un plus grand niveau de technicité et de virtuosité devrait produire de meilleurs résultats émotionnels. Mais ce n'est pas toujours ainsi. C'est étrange, est-ce qu'on peut juste ressentir de l'honnêteté dans des vibrations ?

W : Je suppose que c'est une pensée qui ne doit pas vous quitter vous-mêmes en tant qu'artistes.

Brian : Oh c'est plutôt un truc d'auditeur finalement, c'est personnel, c'est toi qui va recevoir cette musique et en faire quelque chose. Certains aiment les trucs techniques comme le prog ou le metal, d'autres ne vivent que par les Ramones ! Et ça te fait réfléchir sur l'évolution de la musique, des trucs les plus primaux aux grandes orchestrations. Pour moi ça n'est pas sans lien avec l'évolution de la technologie. Quand on a une salle de concert si grande ça paraît normal de vouloir y entendre une symphonie qui va exploiter au mieux le matériel, les outils dont on dispose à ce moment là.

W : ça me fait penser à une conférence de David Byrne sur TED où il parle de la façon dont l'architecture a pu influencer l'évolution la musique. C'était super intéressant, plus grand est le théâtre que tu construit, plus grandiose sera la symphonie ! Alors que lui quand il commençait avec les Talking Heads il jouait dans des salles toutes petites, des caves...

Brian : Le CBGB's ouais. Avec plein de merdes affichées sur les murs...

W : Oui, et il disait que ça faisait complètement sens d'aller dans un endroit comme ça et de se mettre à y jouer quelque chose de punk. Très brut, très rapide...

Brian : Très sale ! Et même petit... les premiers albums des Talking Heads ont un son très "réduit", ils les faisaient dans des tout petits studios et ça s'entendait. Les albums de U2 maintenant sont faits pour être joués devant un minimum de 20.000 personnes. La musique même est faite pour un stade, pour être spectaculaire d'une façon complètement différente. Différente de ce qu'on fait en tout cas ! Tu as lu son bouquin, celui de David Byrne ? Ça s'appelle How Music Works.

W : Ah non même pas, je ne savais pas qu'il en avait écrit.

Brian : C'est super bon, et ça correspondait sûrement avec la conférence TED d'ailleurs chronologiquement. Il y a tout un chapitre sur l'architecture.

G : Tu étais là pour la Colonie de vacances ?

W : Je voulais y être mais j'ai pas pu... Vous connaissez le principe ? (le groupe fait signe que non)

G : C'est un concert où il y a 4 groupes dans une même salle, chacun dans un coin différent, et qui jouent tous en même temps. Et le public est au milieu.

Le groupe : Cool !

G : Musicalement ça n'apporte pas nécessairement grand chose, le set est sensiblement le même, mais le son est très puissant et ça vient de toutes les directions... T'es vraiment soufflé par ce qui t'arrive.

Brian : Ouais ça doit être très physique... déjà quand je suis sur scène à côté de Noah (le batteur) je peux sentir ce qui vient de la batterie, l'air que ça pousse vers toi. Tu peux sentir ces choses, et ça peut te faire changer ton appréciation de la prestation à laquelle tu assistes.

W : Ce que tu dis m'évoque forcément un concert de Sunn O))) comme celui qu'on a eu au Guess Who.

Brian : Très bon exemple !



W : Je ne saurais pas dire si « musicalement » c'était bon, mais mes oreilles et tout mon corps étaient en train de vibrer. J'étais content de partir pour pouvoir aller voir le concert suivant parce que c'était très éprouvant, oppressant, je suis resté 20 minutes...

Brian : Tu te sentais malade ?

W : Ouais presque... je ne peux pas dire si j'ai aimé ou pas, je ne le sais toujours pas et c'est compliqué de juger, mais c'était une expérience que je suis content d'avoir vécu ! Entièrement physique. Avec la fumée qui emplissait toute la salle en plus...

Damon : Tu as tout dit ; c'est surtout le fait de savoir que quelque chose comme ça existe, c'est comme La Monte Young ! Il a établi ce type de paramètres dans son propre spectre musical, quelque chose de très cérébral, et il doit aller aussi loin qu'il le peut pour pouvoir en quelque sorte établir des limites musicales ! Sunn O))) c'est un peu d'une même façon.

Brian : Mais La Monte Young est aussi physique. Différemment mais en fin de compte... Sunn O))) c'est plutôt l'idée de contrôler entièrement, d'envahir tout l'espace sonore à proximité, c'est une histoire de pure puissance.

W : J'ai jamais vu une scène autant remplie de fumée... je n'ai honnêtement pas vu tous les membres du groupe alors que je n'étais pas très loin de la scène.

Brian : Ouais ça fait complètement partie du truc ! Tu es dans un environnement à part et voilà ce qu'il s'y passe.

Jonathan : Le nuage de fumée porte la musique d'une certaine façon !

G : Il y a peut-être même des sons qu'on entend différemment d'un individu à un autre... Mais imaginez comme ce serait impossible de s'en rendre compte. Ce serait comme expliquer à un daltonien à quoi ressemble les couleurs qu'il ne distingue pas. C'est indescriptible. Si on entend des sons différents, ou des sons que les autres n'entendent, ne perçoivent pas, ce serait impossible à décrire. Peut-être qu'on entend tous des choses différentes en écoutant la même musique !

Brian : Complètement, j'en suis convaincu. Tout vient de la perspective que chacun se construit individuellement au cours de sa vie.

[on leur annonce alors qu'il est l'heure de se préparer et l'on se quitte ainsi, tous ravis de cette petite expérience réalisée tout en simplicité et en bonhommie]





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