Nonstop
Zyklon Bio |
Label :
2000 Records |
||||
Alors que l'année 2021 touchait à sa fin, semblant prolonger dramatiquement le sentiment de psychose qui s'était emparé de nous au cours des vingt derniers mois, on était loin d'imaginer le retour (quasi confidentiel) de Nonstop, projet ovniesque du Toulousain Frédo Roman.
Issu de la clique nihiliste de Diabologum et Programme, le trublion nous avait fait voyager à travers ses propres chimères dans l'excellent Road movie en béquilles, un album inclassable sorti en 2006, mêlant rap, rock ou electro bruitiste, poésie surréaliste et jeux de mots hallucinés. Le sens du verbe de Frédo Roman et son esthétique de la folie avaient de quoi interpeller, faisant de Nonstop une bête curieuse de ce qu'on a pu appeler "spoken word", au sein de la musique indé française. Un second opus tout aussi déjanté, J'ai rien compris mais je suis d'accord suivait en 2009. Autrement dit, c'est pendant plus d'une décennie que Frédo Roman a totalement disparu des radars, et probablement que l'ambiance décadence sociale, COVID et abrutissement général l'a encouragé à sortir de son silence, le temps d'une nuit, pour terminer sa trilogie, et nous servir ainsi ce nouveau disque qui aurait le goût de notre époque, avec un titre aussi acide qu'évocateur : Zyklon Bio.
Un petit mot sur l'artwork, tant l'identité visuelle est importante chez Nonstop : une fois n'est pas coutume, c'est l'immense Stéphane Blanquet qui signe la pochette. Et celle-ci ne pouvait pas mieux résumer ce nouveau disque qui s'avère beaucoup plus sombre que les deux premiers opus de la trilogie (le noir et blanc du célèbre illustrateur n'est, ici, pas anodin). Une orgie indescriptible nous emporte vers les entrailles d'un bordel sans nom, informe, impalpable, à l'image de ce Zyklon Bio qui constitue une œuvre musicale et littéraire sans précédent, radicale et singulière. Ne serait-ce que dans la forme : on est face à un morceau fleuve d'une demi-heure.
À n'en pas douter, Zyklon Bio relève plus de l'expérience que du pur plaisir auditif. Accompagné par les arrangements de Renan Guilcher (autrefois guitariste live de Nonstop), les instrus sont totalement dépouillées, minimalistes au possible, le but de Frédo Roman étant de créer des images mentales qui viendraient tourmenter l'auditeur.
L'œuvre s'ouvre sur les notes d'un synthé enfantin, malsain et angoissant comme pas permis : ce n'est pas un hasard si les premiers mots entonnés par le chanteur évoquent cet âge d'or du cauchemar ("Enfant je brûlais des fourmis à la loupe, en rêvant d'être béatifié"). Car on pourrait tout à fait considérer Zyklon Bio comme la bande-son d'un cauchemar, non seulement terrifiant mais totalement chaotique. Des beats hip hop à lourde basse apparaissent ça et là, les instrus défilant et se complétant les unes après les autres, tour à tour dérangeantes ou planantes, comme si chacune d'entre elle installait une ambiance différente au sein d'une même mosaïque tordue.
C'est cet enchaînement des atmosphères qui donne à Zyklon Bio cette apparence de train fantôme musical, nous emmenant d'une pièce à l'autre d'une parodie de musée des horreurs, en version carnavalesque. Cette drôle de chenille lugubre nous renvoie à ce que nous connaissons inconsciemment : il y a un côté radio pirate qui débite des messages sibyllins sur des instrus malades, avec un format rappelant la publicité, Nonstop nous proposant une véritable réclame de l'angoisse dont chaque spot a son lot de phrases coup de poing qui met une claque au cerveau, zappant, zappant, zappant...
La voix se fait plus en retrait que dans les précédents opus, et il y a presque une forme de pudeur curieuse chez Frédo Roman. Mais la nouveauté de Zyklon Bio, c'est l'utilisation de passages documentaires complètement lunaires, sortant de nulle part, qui illustrent très bien la violence visuelle, auditive et verbale à laquelle notre époque nous confronte en permanence, au quotidien : commentaires de football, micros-trottoirs désespérés et désespérants, débats politiques insensés, extrait de JT, deviennent tous terrifiants lorsque Nonstop nous les crache au visage en les amputant de tout contexte. C'est bien le contexte qui nous rassure. Disséquer ça et là les faits divers de nos vies nous ferait prendre conscience qu'on nage en pleine épouvante.
"Chaque virgule un coup de hache / Chaque point une tête tranchée / On appelle ça le dialogue social / On a remplacé les professeurs par des processeurs / Les écoles par des data center / Quand tout sera privé, on sera privé de tout" : clairement, le message a une dimension politique. Au milieu du disque, le témoignage capté dans la rue d'un gitan énervé s'adressant à Emmanuel Macron n'est pas là par hasard, et ce n'est pas uniquement le malaise humain du XXIe siècle qui est pointé du doigt dans cette mise en scène, sinon le désastre de la société française tout entière, se putréfiant avec les années.
Toujours est-il que le ton de Zyklon Bio est beaucoup plus hardcore que ses prédécesseurs, sadique, presque apocalyptique. Sûr que le prédicateur Frédo Roman aurait pris le bûcher à une autre époque : parce qu'il y a vraiment un côté discours de fin du monde, et parce que son prêche sous camisole dérangerait quiconque refuserait de voir la vérité en face, dans cet enchaînement volontairement incohérent de mots, d'images, de bruits et de chaos.
On retiendra quand même cette bonne dose d'humour noir, marque de fabrique de Nonstop et toujours aussi parfaitement maîtrisée. Certaines répliques fonctionnent comme un soulagement au milieu du chaos, renforçant paradoxalement cette sensation malsaine qui nous reste en travers de la gorge. Parfois hilarantes ("J'irai cracher sur vos tongs"), souvent surréalistes ("Comme un chanteur de charme après ablation du larynx, j'ai revu mes prétentions à la baisse", "L'homme invisible danse devant des caméras de surveillance", "Un esclave en VTT vient te donner la becquée pour ne pas rater l'épisode 8147 de la saison 23 de ta série préférée"), à d'autres moments poétiques ("Un charter rempli d'hirondelles, un coucher de soleil sur un tableau Excel", "À la télé un migrant boit un Coca sur un blockhaus, on aurait dit un Banksy", "J'ai un peu pensé à la mort et je me suis endormi, j'ai dormi comme un esclave"), les paroles évoquent un non-sens perpétuel, une contradiction de tout ce que l'on sait en même temps, si bien qu'il est difficile de savoir s'il s'agit d'une écriture automatique assumée et volontaire, ou d'un autre mécanisme littéraire propre à l'auteur. Celui-ci résume d'ailleurs son propos ainsi entre les bruits de sirène, d'alarmes et les fracas industriels qui servent d'instru : "Transhumance suicidaire, cannibalisme industriel, soleil vert, zyklon bio" ; tout est lâché, la complexe invraisemblance de notre époque et de nos existences ramenées à des fulgurances poétiques.
À l'arrivée, on est face à un propos complètement halluciné et cauchemardesque. Toutefois, Nonstop ne fait pas dans le morbide, la haine ou la noirceur totale : non, Zyklon Bio est la réponse grimaçante à une lobotomie sanglante, réfléchissant la monstruosité et non pas la laideur. C'est la pornographie appliquée à un magma d'idiotie humaine en fusion avec l'horreur de nos paradoxes, des créatures sans visage, sans ventre, sans bras, sans jambes ou sans rien que nous créons en permanence. À mi-chemin entre le documentaire et la fiction. La radicalité du message est totalement proportionnelle à l'époque dans laquelle nous évoluons ("2020 n'était qu'une bande-annonce..."). Il faudra retenir la phrase de Frédo Roman qui semble être entonnée pour nous qualifier sa démarche artistique, "entre Guy Georges et Basquiat". On n'aurait pu cauchemarder meilleur résumé de cette œuvre singulière.
Issu de la clique nihiliste de Diabologum et Programme, le trublion nous avait fait voyager à travers ses propres chimères dans l'excellent Road movie en béquilles, un album inclassable sorti en 2006, mêlant rap, rock ou electro bruitiste, poésie surréaliste et jeux de mots hallucinés. Le sens du verbe de Frédo Roman et son esthétique de la folie avaient de quoi interpeller, faisant de Nonstop une bête curieuse de ce qu'on a pu appeler "spoken word", au sein de la musique indé française. Un second opus tout aussi déjanté, J'ai rien compris mais je suis d'accord suivait en 2009. Autrement dit, c'est pendant plus d'une décennie que Frédo Roman a totalement disparu des radars, et probablement que l'ambiance décadence sociale, COVID et abrutissement général l'a encouragé à sortir de son silence, le temps d'une nuit, pour terminer sa trilogie, et nous servir ainsi ce nouveau disque qui aurait le goût de notre époque, avec un titre aussi acide qu'évocateur : Zyklon Bio.
Un petit mot sur l'artwork, tant l'identité visuelle est importante chez Nonstop : une fois n'est pas coutume, c'est l'immense Stéphane Blanquet qui signe la pochette. Et celle-ci ne pouvait pas mieux résumer ce nouveau disque qui s'avère beaucoup plus sombre que les deux premiers opus de la trilogie (le noir et blanc du célèbre illustrateur n'est, ici, pas anodin). Une orgie indescriptible nous emporte vers les entrailles d'un bordel sans nom, informe, impalpable, à l'image de ce Zyklon Bio qui constitue une œuvre musicale et littéraire sans précédent, radicale et singulière. Ne serait-ce que dans la forme : on est face à un morceau fleuve d'une demi-heure.
À n'en pas douter, Zyklon Bio relève plus de l'expérience que du pur plaisir auditif. Accompagné par les arrangements de Renan Guilcher (autrefois guitariste live de Nonstop), les instrus sont totalement dépouillées, minimalistes au possible, le but de Frédo Roman étant de créer des images mentales qui viendraient tourmenter l'auditeur.
L'œuvre s'ouvre sur les notes d'un synthé enfantin, malsain et angoissant comme pas permis : ce n'est pas un hasard si les premiers mots entonnés par le chanteur évoquent cet âge d'or du cauchemar ("Enfant je brûlais des fourmis à la loupe, en rêvant d'être béatifié"). Car on pourrait tout à fait considérer Zyklon Bio comme la bande-son d'un cauchemar, non seulement terrifiant mais totalement chaotique. Des beats hip hop à lourde basse apparaissent ça et là, les instrus défilant et se complétant les unes après les autres, tour à tour dérangeantes ou planantes, comme si chacune d'entre elle installait une ambiance différente au sein d'une même mosaïque tordue.
C'est cet enchaînement des atmosphères qui donne à Zyklon Bio cette apparence de train fantôme musical, nous emmenant d'une pièce à l'autre d'une parodie de musée des horreurs, en version carnavalesque. Cette drôle de chenille lugubre nous renvoie à ce que nous connaissons inconsciemment : il y a un côté radio pirate qui débite des messages sibyllins sur des instrus malades, avec un format rappelant la publicité, Nonstop nous proposant une véritable réclame de l'angoisse dont chaque spot a son lot de phrases coup de poing qui met une claque au cerveau, zappant, zappant, zappant...
La voix se fait plus en retrait que dans les précédents opus, et il y a presque une forme de pudeur curieuse chez Frédo Roman. Mais la nouveauté de Zyklon Bio, c'est l'utilisation de passages documentaires complètement lunaires, sortant de nulle part, qui illustrent très bien la violence visuelle, auditive et verbale à laquelle notre époque nous confronte en permanence, au quotidien : commentaires de football, micros-trottoirs désespérés et désespérants, débats politiques insensés, extrait de JT, deviennent tous terrifiants lorsque Nonstop nous les crache au visage en les amputant de tout contexte. C'est bien le contexte qui nous rassure. Disséquer ça et là les faits divers de nos vies nous ferait prendre conscience qu'on nage en pleine épouvante.
"Chaque virgule un coup de hache / Chaque point une tête tranchée / On appelle ça le dialogue social / On a remplacé les professeurs par des processeurs / Les écoles par des data center / Quand tout sera privé, on sera privé de tout" : clairement, le message a une dimension politique. Au milieu du disque, le témoignage capté dans la rue d'un gitan énervé s'adressant à Emmanuel Macron n'est pas là par hasard, et ce n'est pas uniquement le malaise humain du XXIe siècle qui est pointé du doigt dans cette mise en scène, sinon le désastre de la société française tout entière, se putréfiant avec les années.
Toujours est-il que le ton de Zyklon Bio est beaucoup plus hardcore que ses prédécesseurs, sadique, presque apocalyptique. Sûr que le prédicateur Frédo Roman aurait pris le bûcher à une autre époque : parce qu'il y a vraiment un côté discours de fin du monde, et parce que son prêche sous camisole dérangerait quiconque refuserait de voir la vérité en face, dans cet enchaînement volontairement incohérent de mots, d'images, de bruits et de chaos.
On retiendra quand même cette bonne dose d'humour noir, marque de fabrique de Nonstop et toujours aussi parfaitement maîtrisée. Certaines répliques fonctionnent comme un soulagement au milieu du chaos, renforçant paradoxalement cette sensation malsaine qui nous reste en travers de la gorge. Parfois hilarantes ("J'irai cracher sur vos tongs"), souvent surréalistes ("Comme un chanteur de charme après ablation du larynx, j'ai revu mes prétentions à la baisse", "L'homme invisible danse devant des caméras de surveillance", "Un esclave en VTT vient te donner la becquée pour ne pas rater l'épisode 8147 de la saison 23 de ta série préférée"), à d'autres moments poétiques ("Un charter rempli d'hirondelles, un coucher de soleil sur un tableau Excel", "À la télé un migrant boit un Coca sur un blockhaus, on aurait dit un Banksy", "J'ai un peu pensé à la mort et je me suis endormi, j'ai dormi comme un esclave"), les paroles évoquent un non-sens perpétuel, une contradiction de tout ce que l'on sait en même temps, si bien qu'il est difficile de savoir s'il s'agit d'une écriture automatique assumée et volontaire, ou d'un autre mécanisme littéraire propre à l'auteur. Celui-ci résume d'ailleurs son propos ainsi entre les bruits de sirène, d'alarmes et les fracas industriels qui servent d'instru : "Transhumance suicidaire, cannibalisme industriel, soleil vert, zyklon bio" ; tout est lâché, la complexe invraisemblance de notre époque et de nos existences ramenées à des fulgurances poétiques.
À l'arrivée, on est face à un propos complètement halluciné et cauchemardesque. Toutefois, Nonstop ne fait pas dans le morbide, la haine ou la noirceur totale : non, Zyklon Bio est la réponse grimaçante à une lobotomie sanglante, réfléchissant la monstruosité et non pas la laideur. C'est la pornographie appliquée à un magma d'idiotie humaine en fusion avec l'horreur de nos paradoxes, des créatures sans visage, sans ventre, sans bras, sans jambes ou sans rien que nous créons en permanence. À mi-chemin entre le documentaire et la fiction. La radicalité du message est totalement proportionnelle à l'époque dans laquelle nous évoluons ("2020 n'était qu'une bande-annonce..."). Il faudra retenir la phrase de Frédo Roman qui semble être entonnée pour nous qualifier sa démarche artistique, "entre Guy Georges et Basquiat". On n'aurait pu cauchemarder meilleur résumé de cette œuvre singulière.
Très bon 16/20 | par Pumpkin Ben |
En écoute ici : https://2000records.bandcamp.com/album/zyklon-bio-2
Disponible en version vinyle chez 2000 records et sortie K7 chez Langue Pendue (https://languependue.com/).
Disponible en version vinyle chez 2000 records et sortie K7 chez Langue Pendue (https://languependue.com/).
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