Eric Brochard

"Le son avance, faut le suivre" [lundi 26 juin 2017]

Deuxième partie de l'interview fleuve du compositeur et musicien expérimental touche-à-tout Eric Brochard.

Interview menée par Wazoo, mise en forme & en son par Lok
(photo d'ouverture par Maëlle Charrier)



- Wazoo : Tu parles de Threesome, de ce que j'ai pu écouté il s'agit d'un de tes projets qui m'enthousiasme le plus. Tu le fais en duo avec Nicolas Lelièvre, pourrais-tu nous en parler ?

- Eric : Ce duo avec Nicolas provient de la fin d'un autre groupe, un trio, qui se nommait Spoo, (je jouais la contrebasse). On faisait une sorte de free-jazz avec quelques incursions stylistiques dans le métal, (débits rapides, sons saturés…), la différence est qu’on ne savait pas ce qu'on allait jouer avant de le jouer…musique improvisée quoi ! On a fait beaucoup de concerts avec ce trio pendant quelques années. Les temps changent et on a arrêté de jouer, mais avec Nicolas on voulait continuer de travailler ensemble.

- J'ai vu quelques vidéos live, pour sûr c'est autre chose !



- Pour sûr… on a cherché à faire quelque chose de différent ; voire même d’opposé ; on a travaillé, fait des sessions d'impros, d'autres et puis encore d'autres et puis on a commencé à trouver le son de ce groupe. Nous sommes allés répéter au Havre, au Fort de Tourneville où y a une association qui s'appelle Pieds Nus qui nous a accueilli pendant un certain temps et on a travaillé également le répertoire au Carré Bleu de Poitiers, qui nous soutient beaucoup...

-Carré Bleu ça me dit quelque chose, c'est là que vous avez enregistré tout l'album Threesome ?

- Seulement la partie qui fait 45min, le troisième morceau ; en décembre on y était en résidence, et les deux autres morceaux ont été enregistrés au Havre. Et donc sur ce coup là c'est vraiment basse électrique, et dans un son plutôt... Je ne vais pas dire "ambient" car c'en est pas mais...

- Quelque chose de très répétitif, de planant...

- Oui, il y a un côté très planant, avec une sorte de faux dub, on aime bien brouiller les cartes, on n’aime pas dévoiler les choses comme ça, on aime bien se surprendre.

- Ta musique me semble, surtout depuis récemment, éminemment cinématographique, de par son travaille sur les textures, sa temporalité particulière, ses drones évocateurs... Est-ce que tu t'adonnes parfois à la pratique du ciné-concert ?

- C'est toujours un peu différent le ciné concert. Le dernier que j'ai fait, c'est avec un musicien qui s'appelle Jean Aussanaire, qui est saxophoniste. Ce ciné-concert s’articule autour d'un film de Jean Epstein, qui s'appelle Finis Terrae. C'est une histoire qui se passe sur les iles bretonnes Bannec et à Ouessant. Pour être juste, on ne traite pas ce projet comme un ciné concert traditionnel, on a plutôt réécrit une musique originale pour le film. On ne fait pas un concert, on joue en direct la musique composée pour le film. C’est à tel point que la plupart du temps, le public nous oublie, et là, on a l’impression d’avoir réussi notre affaire. On l'a joué à Molène, Ouessant et Belle Ile en Mer, bientôt Houat et Hoedic, îles du Golf du Morbihan

- Est-ce que tu peux nous parler de tes collaborations ou commandes les plus insolites ? Il me semble que tu t'es déjà aventuré plusieurs fois hors de la sphère purement musicale.

- Ouais, hormis les concerts avec d'autres musiciens, j'ai beaucoup travaillé avec une circassienne, qui fait du mât chinois, un grand mât de 7m de haut, elle s'appelle Marie-Anne Michel, et elle fait une danse qui s'assimile beaucoup à la danse Buto, mais sur un mât.

Offrande duo from Carpe Diem / Marie-Anne Michel on Vimeo.



La performance dure à peu près 40min, et elle fait quasi une montée et une descente, c'est très très lent, et là dessus je joue Coding Music. On avait fait un spectacle plateau aussi, qui s'appelait MetanOïa. Et je vais jouer avec d'autres circassiens (une fildefériste, une qui fait du mât chinois)., c'est un peu incongru parce que c'est une commande du Parc National des Pyrénées, j’y joue à la contrebasse et la basse acoustique. On est à 1600m d'altitude, dans les pâturages, je fais le son pour le spectacle qu'on est en train de monter et qu'on va jouer juste deux fois, au mois d'août. C'est assez rigolo, on fait, on travaille, on le joue et c'est fini... ça, j'aime bien.

- Et dans ces cas là, comme par exemple avec la circassienne, comment est-ce que vous élaborez la collaboration ; est-ce que tu es engagé pour t'adapter à sa chorégraphie ? Est-ce qu'elle-même change sa danse en fonction de toi ?

- C'est un peu les deux, les circassiens ont des agrès qui ont des contraintes physiques, de sécurité, ils ne peuvent pas improviser à la volée. Donc c'est plutôt moi qui modifie mes angles d'attaque. J'ai déjà commencé à travailler avec eux trois jours au mois de juin – je joue surtout des matières sonores, des textures où j'utilise également la voix, des sons gutturaux, des chants harmoniques. Je propose des choses, et après en fonction on agence. Mais ils ne sont souvent pas habitués à entendre ce genre de sonorités, ils utilisent souvent des musiques avec du rythme, des musiques très codées, on sait très bien où on est, où on va… là c'est un peu différent.

- Et puis faut pas qu'elle se pète la gueule parce que tu joues trop bourrin.

- Ouais (rires), avec la fildefériste on a trouvé des choses, c'est un drone assez puissant avec un chant guttural, c'est méditatif, mais vraiment costaud. Elle a été très surprise au début (rires). Et moi physiquement, ça m'oblige à puiser assez loin dans mes ressources, pour pouvoir jouer tout ça.
Ensuite à partir de 2018, je dois écrire une musique pour une compagnie qui s'appelle La Cavale, le chorégraphe Eric Fessenmeyer m'a contacté il y a plusieurs mois là pour me demander de composer la musique de leur prochaine création. Nous allons être en résidence pendant 25 jours avec les danseurs, et après je rentre dans mon studio, je compose, j'enregistre, je leur donne la musique. Je ne sais pas encore ce que je vais jouer... C'est un projet qui est beaucoup axé sur le silence, sur l'espace. On se voit fin octobre déjà pour en discuter et puis après... Je pense que ça va être plus électronique. Et puis j'ai un troisième projet autour de la danse, qui devrait arriver en 2018-2019 aussi, avec un danseur Sud Africain, qui s'appelle Vincent Mantso. Je pense que ça va être contrebasse et voix sur ce projet. Et je vais certainement faire la musique, avec un musicien qui s'appelle Jacques Puech qui est auvergnat, qui joue, entre autre, de la cabrette et un orgue de cristal avec des verres qui tournent (« harmonica de verre », l'orgue des anges).

- Ce sera assez orienté traditionnel ?

- Peut être oui, certainement, lui venant de là, quand on entend une cabrette, forcément ça donne une direction, tout de suite on se situe ! Jacques fait partie d’un collectif qui s’appelle La Novia.



- Oui un collectif de musique traditionnelle et expérimentale, j'ai découvert l'année dernière, leurs projets me plaisent beaucoup.

- Ouais il en fait partie avec Yann Gourdon que je connais aussi.

- Tu dois connaître La Tène du coup non ?

Oui, ils jouent à Bruismes à Poitiers.

-De mieux en mieux ce festival !

- Ben faut que tu viennes à Poitiers ! (rires)

- Y a l'air d'y avoir une bonne scène dans le coin...

- Oui, Matthieu Perrinaud et l’équipe de Jazz à Poitiers se battent à bout de bras pour faire tenir tout ça c'est vraiment chouette. C'est un de plus en plus rare en France ce genre d'endroit.
Et puis j'ai aussi un projet, là c'est plutôt à très long terme, c'est quelque chose qui devrait voir le jour j'espère en 2020. C'est un travail autour d'un livre d'Alain Damasio, qui s'appelle La Horde du Contrevent.

- Mais nan ! C'est mon livre préféré !

- Chouette, on va le mettre en scène avec des comédiens, le comédien Guillaume Lecamus qui m'a contacté pour jouer ça, se sera une performance de 4/5 heures, avec plusieurs comédiens et un autre musicien, Jean François Plomb, qui jouera l'accordéon, le trombone et beaucoup de bidouilles faites à la main, il construit beaucoup d’objets sonores avec, par exemple des moteurs d'essuie glace. On a commencé à travailler, il y aura plusieurs étapes, une de mi-parcours en 2019 sur un set de concert, et après le gros du travail pour jouer toute l’histoire. Il fera des coupes je pense.

- Difficile de tout adapter en même temps, c'est un gros bouquin.

- Ouais on compte vraiment sur une perf' de 4 heures.

- J'étais déjà intéressé par ce que tu faisais avant, inutile de dire que tu as assez vivement piqué ma curiosité.

- Ouais ben je t'enverrai des infos sur l'avancement des projets !

- Et ça me permet d'arriver à ce qui sera je pense ma dernière question, à laquelle tu as déjà répondu en filigrane vu ta quantité colossale de projets : est-ce que tu parviens à vivre uniquement de ta musique ? Pas trop dur de joindre les deux bouts en faisant de la musique expérimentale ?

- Non non ça va j'y arrive. Par fois c'est moins simple, mais globalement, et je touche du bois, j'arrive à en vivre, mais il faut travailler beaucoup plus pour arriver à faire moins de concerts.

- J'insiste, mais ça m'intéresse de comprendre comment on peut vivre en France en faisant une musique tout de même très difficile d'accès pour le citoyen moyen.

- Disons qu'il y a beaucoup plus de gens qu'on croit qui écoutent ces musiques. Il y a beaucoup de lieux où il est possible de faire des concerts en France.

- À force d'accumuler des projets... petit à petit.

- Oui oui c'est sûr mais par moments, c'est assez anxiogène, et en plus, avec mes copains, en plus d’être musicien, on est un peu graphiste, on fait nos pochettes d'albums, on s’occupe de la communication, on fait les fiches techniques… on est vraiment multitâches.

- Et puis ça n'a pas l'air de décélérer, au vu de tes projets futurs, tu risques pas de crever de faim j'ai l'impression.

- Ouais bah tout va ensemble, comme ça ca peut donner l'impression de boulimie quoi. Y a ça parce que tout se nourrit l'un l'autre, et il y a aussi le fait qu'il faut avancer quoi. Si on reste les mains dans les poche à attendre qu'on nous appelle pour faire des trucs ben... On restera les mains dans les poches e et il se passera peut être pas grand chose quoi. Toujours une petite vision d'aller de l'avant, et puis le son il avance quoi, faut le suivre (rires) !

- Dis donc, ça ressemblait fort à une phrase de conclusion !

Ouais, ça ressemblait à ça ! (rires)

- Je vais pouvoir te laisser continuer ta belle vie !

Noorg from noorg on Vimeo.





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