Nico
Interview de Pierre Lemarchand pour le livre Nico, The End... [vendredi 10 juillet 2020] |
L'homme passionné de musique, le passeur Pierre Lemarchand vaut que l'on s'attarde sur son travail. J'ai la chance de l'écouter depuis longtemps, il m'a fait découvrir un grand nombre d'artistes, dont l'immense Karen Dalton, je lis ses articles aussi, mais moins souvent. Je lui ai posé quelques questions à l'occasion de la parution de nouveau livre : "Nico, The End..." chez Densité dans l'élégante collection Discogonie.
Interview menée par NicoTag
Interview menée par NicoTag
Pour débuter, peux-tu nous parler de tes différentes activités, actuelles et passées, en rapport avec la musique ? Des livres que tu as publié ? Ton rôle de passeur en quelque sorte ?
La musique a toujours été centrale dans ma vie, d'aussi loin que je me souvienne. Mes disques, mon walkman à cassettes ont longtemps été mes meilleurs compagnons et la médiathèque la plus proche l'endroit où je me réfugiais dès que je le pouvais ! Mais ce rôle de passeur comme tu le dis joliment, ça arrive bien plus tard. A trente ans je dirais – il y a donc une quinzaine d'années. Je réalise alors une émission pour une radio associative à Rouen, où je réside. Il y a déjà pas mal d'émissions centrées sur les esthétiques rock/folk, aussi je propose de faire une émission sur le (free) jazz. Elle s'appelle "Jazz A Part" et quand je commence, je n'y connais rien du tout, je n'ai jamais fait ça. Mais tout de suite, je trouve ça formidable. De 2004 à 2014, je la réalise dans les studios de la radio HDR (je fais tout, y compris la technique, c'est en direct, le vendredi soir). Et petit à petit, d'autres radios la programment, un noyau d'auditeurs se constitue... En 2010, à Rouen toujours, avec des camarades, on lance le "Jazz A Part Festival". Il y aura 5 éditions, et j'éprouve alors d'autres volets de ce travail de passeur : la programmation, l'organisation de concert, la communication, le graphisme... Et je vis d'autres beaux moments, qui me font me rapprocher d'artistes que j'admire immensément (Iva Bittova, Akosh S, Don Moye, Pamelia Kurstin, Jacques Thollot.... tant d'autres encore...). En 2014, après dix années consacrées à "Jazz A Part" je ferme un cycle et en ouvre un autre avec une nouvelle émission, "Eldorado", dédiée cette fois aux musiques rock et folk (mes premières amours), et réalisée tout seul, de A à Z, chez moi. L'un des principes de l'émission est que j'en écris les textes. J'ai toujours un peu écrit mais "Eldorado" me conduit à une pratique quotidienne de l'écriture. Alors naît mon premier livre, Karen Dalton-Le Souvenir Des Montagnes, en 2016. Un travail d'enquête, un travail d'écriture, une déclaration d'amour à une certaine musique... Ce livre n'est pas tel que je l'espérais, son histoire n'a pas été simple (je te la raconterai peut être à une autre occasion !) mais il est là, et me fait réaliser que j'aime profondément écrire sur le rock. Mon activité de journaliste (pour "Magic", pour "Abus dangereux"...) et d'auteur (d'autres livres viendront) doivent tout au lien que j'ai tissé, intimement, avec Karen Dalton. Je dois beaucoup à son intégrité, sa sauvagerie, ses blessures et son immense talent... C'est indéniable.
Qu'est ce qui t'a amené à écrire ce livre sur Nico ?
Quand je rencontre Hugues Masselo, l'homme derrière les éditions Densité, en 2016, et que nous décidons de travailler ensemble, il me demande de lui adresser une liste d'une dizaine de disques sur lesquels j'aimerais écrire (car le principe de la collection Discogonie c'est cela : un livre sur un disque). Je lui envoie donc une liste et dedans, il y a Rock Bottom de Wyatt, Lady Sings The Blues de Billie Holiday, Horses de Patti Smith, Melody Nelson de Gainsbourg, Closer de Joy Division et The End... de Nico. Finalement, il me propose d'écrire sur Fantaisie Militaire de Bashung et je dis OK. Ce sera une formidable aventure d'écriture et le livre paraît en janvier 2018... Quand se pose la question d'un nouveau livre pour Densité, je repense à Nico. Je le propose à Hugues et c'est lui qui dit alors OK !
Pourquoi Nico ? Ca ne s'explique pas ces choses là. Sa musique me bouleverse voilà tout. Je crois que c'est comme Karen Dalton : pour elle, la musique est une question de vie ou de mort. Cette nécessité, cette impériosité, cette gravité là, quand je les écoute toutes deux, je les prends de plein fouet. L'art peut rendre nos vies plus grandes, plus intenses. Nico permet cela.
Pour ce livre, tu as puisé à des sources musicales bien sûr, mais tu es allé également vers la mythologie et vers des peintres.
Nico disait qu'elle vivait dans un « timeless time », un temps éternel, un temps qui ne passait pas... Elle ne se sentait pas de son époque, ce qui s'y tramait ne la concernait pas. Elle parlait peu, ne se dévoilait guère et les quelques témoignages que j'ai pu rassembler me l'ont confirmé : il me faudrait aller chercher les témoins de la vie et l’œuvre de Nico ailleurs. Je me suis tourné vers la mythologie, vers le monde des Arts (la poésie, la peinture, la musique classique...), vers le Moyen-Âge. C'était là, je crois, le véritable monde de Nico, son refuge. Je suis remonté très loin pour approcher sa vérité – ou du moins, ce qui me semblait s'approcher de sa vérité. A mon avis, la biographie de Nico ne dit pas grand chose sur elle, sur son œuvre. Sa vie terrestre a été en quelque sorte un malentendu, au sens littéral du terme ! J'ai tenté de la raconter à travers sa musique, ses amours artistiques et ses rêves.
Quel a été le processus d'écriture ?
Je dirais que l'écriture s'est étendue sur un an (de la fin de l'année 2018 à la fin de l'année 2019), les premiers mois étant consacrés à la documentation. J'ai lu ou relu tout ce que je savais avoir été écrit sur Nico, j'ai retrouvé des articles de presse, j'ai regardé beaucoup de vidéos, écouté des interviews... Il fallait me rapprocher d'elle et accumuler la matière. J'ai noirci les pages d'un carnet entier. Puis j'ai écouté intensément le disque, m'attachant tantôt aux textes, tantôt à la musique, écoutant The End... au casque dans la rue, dans le train, dans mon lit en pleine nuit, en voiture aussi lors de déplacements professionnels et solitaires. Et là j'ai noirci d'autres pages... Alors je me suis attaqué à l'architecture du livre. Je n'avais pas une grande latitude quant au plan car la collection Discogonie possède un cahier des charges assez net : à chaque chanson doit se consacrer un chapitre. La pochette doit elle aussi être envisagée au sein d'un chapitre spécifique. Je suis parti de là pour construire le livre en instillant un système d'équilibre, d'échos. Les chansons de Nico sont très construites et je souhaitais que le livre le soit aussi. La première partie replace l'album dans la trajectoire esthétique de Nico, la seconde plonge en chacune des chansons. J'ouvre et ferme avec deux concerts, qui offrent ses bornes temporelles au récit et entre les deux parties se niche la description de la pochette. L'écriture s'est déroulée en trois lieux : chez moi, à Rouen, de manière diffuse et continue - dans ma maison ou à la bibliothèque Simone de Beauvoir, un lieu que j'adore, cerné de baies vitrées qui plongent dans les frondaisons d'arbres immenses : là j'ai vu les saisons varier, la lumière changer, la nuit tomber. Enfin, je suis allé chez mes parents durant quatre jours où je n'ai fait qu'écrire.
Est-ce que ce livre, dont j'ai la chance d'avoir pu lire quelques pages, Nico The End..., est l'amorce d'un projet plus important qui aurait pour sujets la vie et l'oeuvre de Nico ?
Non... ce sera l'unique livre que je lui consacrerai, je pense. Il existe un livre sur la vie et l'oeuvre de Nico qui me semble indépassable. Un livre merveilleux, de sensibilité et d'intelligence : celui de Serge Feray (Nico Femme fatale, aux éditions Le Mot et le reste).
Tu écris dans plusieurs magazines aussi divers que "Magic" ou "Grazia". Qu'est-ce qui change de l'un à l'autre ? Ecris-tu de la même façon ? As-tu la même liberté de choix ?
Le black-out économique entraîné par la confinement a eu raison de "Grazia"... Je n'écris plus aujourd'hui que pour Magic et "Abus Dangereux". Dans les deux cas (et c'était pareil pour "Grazia"), j'ai une liberté totale de choix. Soit je propose un sujet et il est retenu par la rédaction, soit c'est la rédaction qui me propose et je fais le choix d'accepter. Pour moi, écrire sur la musique, c'est forcément défendre un artiste ou une artiste qui me tient à cœur. Je n'écris jamais sur ce que je n'aime pas. Je suis donc en effet certainement plus un « passeur » qu'un « critique ». J'essaie toujours, dans mes papiers, y compris dans mes chroniques, de trouver l'équilibre entre travail de l'écriture et lisibilité, entre informations objectives et réflexions plus subjectives. Et je tâche de me souvenir de cette phrase de la journaliste Laurence Romance : « Le critique doit éviter deux pièges : la fonction publicitaire (la promo) et l'hermétisme. »
Tu animes l'émission "Eldorado", retransmise sur quinze radios francophones et sur internet, quelle est ta façon de travailler, de préparer cette émission ?
Le processus obéit aux même règles que le résultat : c'est une errance. J'ai un point de départ – une chanson que j'ai envie de passer. Ensuite, ce morceau m'emmène sur un autre et ainsi de suite, jusqu'au dernier. Quand je construis la playlist d'une émission d'"Eldorado", je ne sais donc pas où je vais. J'avance à tâtons. Je découvre parfois, lors de mes émissions, une chanson. Je m'astreins aussi à ne jamais programmer un morceau que j'ai déjà programmé dans un autre épisode. C'est ma manière de maintenir ma curiosité en éveil. Quand la playslist est achevée (elle contient alors entre 9 et 11 chansons, environ 40 minutes de musique), je m'attelle à l'écriture des textes. J'y apporte le plus de soin possible. Puis c'est l'enregistrement. J'enregistre mes prises de voix chez moi, la nuit quand tout le monde dort puis les monte avec les chansons. Enfin, je mets l'émission en ligne sur le site d'"Eldorado". Voilà, tu sais tout !
Auditeur régulier de tes émissions, en te lisant, je t'entends. As-tu conscience d'avoir «une voix»?
Oh merci... Non je n'ai pas vraiment conscience de cela. Je sais cependant que lorsque j'écris un livre, je lis toujours les phrases à voix haute pour voir si « ça colle », si il y a de la musique, du rythme dans les phrases. Si elles ne sont pas recouvertes de trop de banalité, ou d'un peu de paresse. Et quand je dis les textes d'"Eldorado", je crée des coupes dans les phrases afin d'y instiller des micro-suspenses, une musique sous-terraine. J'ai conscience que la voix est importante, et conscience qu'elle doit être travaillée. Mais je ne parviens pas à poser un regard objectif sur mes fabrications. Je n'ai pas assez confiance en moi pour cela.
Tes modèles, tes influences en écriture ?
Je ne me suis jamais posé la question... Et c'est difficile d'y répondre. Je pense, à la réflexion, que mon écriture a été marquée par la découverte de Milan Kundera (la première période, lorsqu'il écrivait en tchèque, sa langue maternelle). Sa manière de combiner le détachement (dans le travail de la forme et la position surplombante du narrateur) et l'intimité (dans sa capacité à saisir ce qui se trame au plus profond de ses personnages, dans la « discrétion » de son écriture), ça m'a bouleversé quand je l'ai découverte. Je crois que je poursuis un peu cela : une écriture attachée aux détails, qui ne se met pas en avant mais s'affirme néanmoins comme élement central du récit, déclencheur de l'effet de narration. Une quête de l'émotion qui surgirait de manière naturelle, sans qu'on ne la force.
Quant aux journalistes ou critiques qui m'ont influencé... Je pense que ce serait François Gorin. Peter Guralnick et Greil Marcus ont été je pense très importants aussi. J'ai une écriture très éloignée de deux grandes traditions de la rock critic : le journalisme gonzo et l'humour, la dérision. Il y a une certaine gravité dans mon écriture - peut être un peu trop...
Ce qui marque en te lisant, et qui te différencie de nombreux autres écrivains musicaux, c'est le versant littéraire de ton écriture. N'as-tu jamais eu envie d'aller vers ce côté ?
Merci beaucoup. Ca me fait plaisir ce que tu dis là, vraiment... Alors, non, pas encore... C'est véritablement la musique qui m'a conduit à l'écriture et pour l'heure, cette dernière demeure conditionnée à la première.
Sur quel(le)s artistes aimerais-tu écrire à l'avenir ?
Je travaille actuellement à l'écriture d'un livre qui reviendra sur les liens que la poétesse Patti Smith a tissé avec Arthur Rimbaud. Je suis soutenu dans ce travail par le Musée Rimbaud de Charleville-Mézières. Le jeudi 15 octobre, je m'y rendrai d'ailleurs pour donner une conférence sur le sujet, dans le cadre de la Biennale des Ailleurs. J'ai le projet de faire paraître le livre en 2021 ; il devrait s'intituler Patti Smith, rêves de Rimbaud.
Pour clore, peux-tu nous parler un peu de l'association "Des Liens" que tu animes à Rouen ?
Oui bien sûr. "Des Liens" est née à l'automne 2016, suite à un appel de Dominique A sur les ondes d'Inter. Il évoquait alors son souhait d'aller vers les personnes éloignées de la culture, des personnes dont les difficultés entravaient leur accès aux pratiques culturelle et artistique. Je lui ai écrit le soir même (nous étions depuis peu en contact car il avait accepté d'écrire la préface de mon livre sur Karen Dalton). J'ai dit à Dominique que j'avais toujours travaillé dans la lutte contre la pauvreté (je travaille au Secours Populaire) et que je pouvais contribuer à ce beau projet. On a commencé de construire "Des Liens" comme ça, à distance, avec d'autres personnes : Pascal Bouaziz, Romain Humeau, des personnes de l'équipe de Dominique... Dans quatre villes de France (Nantes, Rouen, Paris et Bordeaux), nous avons commencé de conduire des actions de proximité, rapprochant des personnes en situation de grande exclusion et des artistes, mettant en lien des structures culturelles et des structures sociales (des foyers, des centres d'accueil pour demandeurs d'asile, etc) autour de temps de concert et d'échanges conviviaux. Une nouvelle antenne s'est créée depuis, dans le Vexin. "Des Liens" avance ainsi : tel un laboratoire. C'est le trait d'union naturel pour moi entre la culture (qui occupe le temps libre de ma vie) et la solidarité (qui en occupe le temps professionnel). C'est avant tout une belle aventure, qui me lie à des personnes formidables et incarne des valeurs en lesquelles je crois profondément.
Bibliographie
Nico The End..., parution le 5 septembre prochain, déjà disponible en pré-commande
Karen Dalton, Le Souvenir Des Montagnes, Camion Blanc, 2016
Alain Bashung Fantaisie Militaire, Densité, collection Discogonie, 2017
Un volume dans la collection Discogonie est prévu au printemps 2021 au sujet de La Fossette de Dominique A, ce livre est co-écrit avec Thierry Jourdain, interviewé sur ce site à propos de son livre Miossec-Une Belle Carcasse
Internetographie
Le site des éditions Densité : http://www.editionsdensite.fr/discogonie.html
La page Facebook de Nico The End : https://www.facebook.com/Nico-The-EndPierre-Lemarchand-108307790853912/
Le site de l'émission "Eldorado", en jetant un œil au sommaire des émissions on ne peut qu'avoir envie d'écouter : http://www.radio-eldorado.fr/
Un beau texte écrit à partir de Standing On A Beach sur la la page Facebook "Ecoutons Nos Pochettes" animée par Gilles De Kerdrel : https://www.facebook.com/ecoutonsnospochettes/posts/2858307057521312
Pour les amateurs de Karen Dalton, on trouve une conférence de Pierre Lemarchand à son sujet sur Youtube : https://youtu.be/M5Nb-o0prXU
La musique a toujours été centrale dans ma vie, d'aussi loin que je me souvienne. Mes disques, mon walkman à cassettes ont longtemps été mes meilleurs compagnons et la médiathèque la plus proche l'endroit où je me réfugiais dès que je le pouvais ! Mais ce rôle de passeur comme tu le dis joliment, ça arrive bien plus tard. A trente ans je dirais – il y a donc une quinzaine d'années. Je réalise alors une émission pour une radio associative à Rouen, où je réside. Il y a déjà pas mal d'émissions centrées sur les esthétiques rock/folk, aussi je propose de faire une émission sur le (free) jazz. Elle s'appelle "Jazz A Part" et quand je commence, je n'y connais rien du tout, je n'ai jamais fait ça. Mais tout de suite, je trouve ça formidable. De 2004 à 2014, je la réalise dans les studios de la radio HDR (je fais tout, y compris la technique, c'est en direct, le vendredi soir). Et petit à petit, d'autres radios la programment, un noyau d'auditeurs se constitue... En 2010, à Rouen toujours, avec des camarades, on lance le "Jazz A Part Festival". Il y aura 5 éditions, et j'éprouve alors d'autres volets de ce travail de passeur : la programmation, l'organisation de concert, la communication, le graphisme... Et je vis d'autres beaux moments, qui me font me rapprocher d'artistes que j'admire immensément (Iva Bittova, Akosh S, Don Moye, Pamelia Kurstin, Jacques Thollot.... tant d'autres encore...). En 2014, après dix années consacrées à "Jazz A Part" je ferme un cycle et en ouvre un autre avec une nouvelle émission, "Eldorado", dédiée cette fois aux musiques rock et folk (mes premières amours), et réalisée tout seul, de A à Z, chez moi. L'un des principes de l'émission est que j'en écris les textes. J'ai toujours un peu écrit mais "Eldorado" me conduit à une pratique quotidienne de l'écriture. Alors naît mon premier livre, Karen Dalton-Le Souvenir Des Montagnes, en 2016. Un travail d'enquête, un travail d'écriture, une déclaration d'amour à une certaine musique... Ce livre n'est pas tel que je l'espérais, son histoire n'a pas été simple (je te la raconterai peut être à une autre occasion !) mais il est là, et me fait réaliser que j'aime profondément écrire sur le rock. Mon activité de journaliste (pour "Magic", pour "Abus dangereux"...) et d'auteur (d'autres livres viendront) doivent tout au lien que j'ai tissé, intimement, avec Karen Dalton. Je dois beaucoup à son intégrité, sa sauvagerie, ses blessures et son immense talent... C'est indéniable.
Qu'est ce qui t'a amené à écrire ce livre sur Nico ?
Quand je rencontre Hugues Masselo, l'homme derrière les éditions Densité, en 2016, et que nous décidons de travailler ensemble, il me demande de lui adresser une liste d'une dizaine de disques sur lesquels j'aimerais écrire (car le principe de la collection Discogonie c'est cela : un livre sur un disque). Je lui envoie donc une liste et dedans, il y a Rock Bottom de Wyatt, Lady Sings The Blues de Billie Holiday, Horses de Patti Smith, Melody Nelson de Gainsbourg, Closer de Joy Division et The End... de Nico. Finalement, il me propose d'écrire sur Fantaisie Militaire de Bashung et je dis OK. Ce sera une formidable aventure d'écriture et le livre paraît en janvier 2018... Quand se pose la question d'un nouveau livre pour Densité, je repense à Nico. Je le propose à Hugues et c'est lui qui dit alors OK !
Pourquoi Nico ? Ca ne s'explique pas ces choses là. Sa musique me bouleverse voilà tout. Je crois que c'est comme Karen Dalton : pour elle, la musique est une question de vie ou de mort. Cette nécessité, cette impériosité, cette gravité là, quand je les écoute toutes deux, je les prends de plein fouet. L'art peut rendre nos vies plus grandes, plus intenses. Nico permet cela.
Pour ce livre, tu as puisé à des sources musicales bien sûr, mais tu es allé également vers la mythologie et vers des peintres.
Nico disait qu'elle vivait dans un « timeless time », un temps éternel, un temps qui ne passait pas... Elle ne se sentait pas de son époque, ce qui s'y tramait ne la concernait pas. Elle parlait peu, ne se dévoilait guère et les quelques témoignages que j'ai pu rassembler me l'ont confirmé : il me faudrait aller chercher les témoins de la vie et l’œuvre de Nico ailleurs. Je me suis tourné vers la mythologie, vers le monde des Arts (la poésie, la peinture, la musique classique...), vers le Moyen-Âge. C'était là, je crois, le véritable monde de Nico, son refuge. Je suis remonté très loin pour approcher sa vérité – ou du moins, ce qui me semblait s'approcher de sa vérité. A mon avis, la biographie de Nico ne dit pas grand chose sur elle, sur son œuvre. Sa vie terrestre a été en quelque sorte un malentendu, au sens littéral du terme ! J'ai tenté de la raconter à travers sa musique, ses amours artistiques et ses rêves.
Quel a été le processus d'écriture ?
Je dirais que l'écriture s'est étendue sur un an (de la fin de l'année 2018 à la fin de l'année 2019), les premiers mois étant consacrés à la documentation. J'ai lu ou relu tout ce que je savais avoir été écrit sur Nico, j'ai retrouvé des articles de presse, j'ai regardé beaucoup de vidéos, écouté des interviews... Il fallait me rapprocher d'elle et accumuler la matière. J'ai noirci les pages d'un carnet entier. Puis j'ai écouté intensément le disque, m'attachant tantôt aux textes, tantôt à la musique, écoutant The End... au casque dans la rue, dans le train, dans mon lit en pleine nuit, en voiture aussi lors de déplacements professionnels et solitaires. Et là j'ai noirci d'autres pages... Alors je me suis attaqué à l'architecture du livre. Je n'avais pas une grande latitude quant au plan car la collection Discogonie possède un cahier des charges assez net : à chaque chanson doit se consacrer un chapitre. La pochette doit elle aussi être envisagée au sein d'un chapitre spécifique. Je suis parti de là pour construire le livre en instillant un système d'équilibre, d'échos. Les chansons de Nico sont très construites et je souhaitais que le livre le soit aussi. La première partie replace l'album dans la trajectoire esthétique de Nico, la seconde plonge en chacune des chansons. J'ouvre et ferme avec deux concerts, qui offrent ses bornes temporelles au récit et entre les deux parties se niche la description de la pochette. L'écriture s'est déroulée en trois lieux : chez moi, à Rouen, de manière diffuse et continue - dans ma maison ou à la bibliothèque Simone de Beauvoir, un lieu que j'adore, cerné de baies vitrées qui plongent dans les frondaisons d'arbres immenses : là j'ai vu les saisons varier, la lumière changer, la nuit tomber. Enfin, je suis allé chez mes parents durant quatre jours où je n'ai fait qu'écrire.
Est-ce que ce livre, dont j'ai la chance d'avoir pu lire quelques pages, Nico The End..., est l'amorce d'un projet plus important qui aurait pour sujets la vie et l'oeuvre de Nico ?
Non... ce sera l'unique livre que je lui consacrerai, je pense. Il existe un livre sur la vie et l'oeuvre de Nico qui me semble indépassable. Un livre merveilleux, de sensibilité et d'intelligence : celui de Serge Feray (Nico Femme fatale, aux éditions Le Mot et le reste).
Tu écris dans plusieurs magazines aussi divers que "Magic" ou "Grazia". Qu'est-ce qui change de l'un à l'autre ? Ecris-tu de la même façon ? As-tu la même liberté de choix ?
Le black-out économique entraîné par la confinement a eu raison de "Grazia"... Je n'écris plus aujourd'hui que pour Magic et "Abus Dangereux". Dans les deux cas (et c'était pareil pour "Grazia"), j'ai une liberté totale de choix. Soit je propose un sujet et il est retenu par la rédaction, soit c'est la rédaction qui me propose et je fais le choix d'accepter. Pour moi, écrire sur la musique, c'est forcément défendre un artiste ou une artiste qui me tient à cœur. Je n'écris jamais sur ce que je n'aime pas. Je suis donc en effet certainement plus un « passeur » qu'un « critique ». J'essaie toujours, dans mes papiers, y compris dans mes chroniques, de trouver l'équilibre entre travail de l'écriture et lisibilité, entre informations objectives et réflexions plus subjectives. Et je tâche de me souvenir de cette phrase de la journaliste Laurence Romance : « Le critique doit éviter deux pièges : la fonction publicitaire (la promo) et l'hermétisme. »
Tu animes l'émission "Eldorado", retransmise sur quinze radios francophones et sur internet, quelle est ta façon de travailler, de préparer cette émission ?
Le processus obéit aux même règles que le résultat : c'est une errance. J'ai un point de départ – une chanson que j'ai envie de passer. Ensuite, ce morceau m'emmène sur un autre et ainsi de suite, jusqu'au dernier. Quand je construis la playlist d'une émission d'"Eldorado", je ne sais donc pas où je vais. J'avance à tâtons. Je découvre parfois, lors de mes émissions, une chanson. Je m'astreins aussi à ne jamais programmer un morceau que j'ai déjà programmé dans un autre épisode. C'est ma manière de maintenir ma curiosité en éveil. Quand la playslist est achevée (elle contient alors entre 9 et 11 chansons, environ 40 minutes de musique), je m'attelle à l'écriture des textes. J'y apporte le plus de soin possible. Puis c'est l'enregistrement. J'enregistre mes prises de voix chez moi, la nuit quand tout le monde dort puis les monte avec les chansons. Enfin, je mets l'émission en ligne sur le site d'"Eldorado". Voilà, tu sais tout !
Auditeur régulier de tes émissions, en te lisant, je t'entends. As-tu conscience d'avoir «une voix»?
Oh merci... Non je n'ai pas vraiment conscience de cela. Je sais cependant que lorsque j'écris un livre, je lis toujours les phrases à voix haute pour voir si « ça colle », si il y a de la musique, du rythme dans les phrases. Si elles ne sont pas recouvertes de trop de banalité, ou d'un peu de paresse. Et quand je dis les textes d'"Eldorado", je crée des coupes dans les phrases afin d'y instiller des micro-suspenses, une musique sous-terraine. J'ai conscience que la voix est importante, et conscience qu'elle doit être travaillée. Mais je ne parviens pas à poser un regard objectif sur mes fabrications. Je n'ai pas assez confiance en moi pour cela.
Tes modèles, tes influences en écriture ?
Je ne me suis jamais posé la question... Et c'est difficile d'y répondre. Je pense, à la réflexion, que mon écriture a été marquée par la découverte de Milan Kundera (la première période, lorsqu'il écrivait en tchèque, sa langue maternelle). Sa manière de combiner le détachement (dans le travail de la forme et la position surplombante du narrateur) et l'intimité (dans sa capacité à saisir ce qui se trame au plus profond de ses personnages, dans la « discrétion » de son écriture), ça m'a bouleversé quand je l'ai découverte. Je crois que je poursuis un peu cela : une écriture attachée aux détails, qui ne se met pas en avant mais s'affirme néanmoins comme élement central du récit, déclencheur de l'effet de narration. Une quête de l'émotion qui surgirait de manière naturelle, sans qu'on ne la force.
Quant aux journalistes ou critiques qui m'ont influencé... Je pense que ce serait François Gorin. Peter Guralnick et Greil Marcus ont été je pense très importants aussi. J'ai une écriture très éloignée de deux grandes traditions de la rock critic : le journalisme gonzo et l'humour, la dérision. Il y a une certaine gravité dans mon écriture - peut être un peu trop...
Ce qui marque en te lisant, et qui te différencie de nombreux autres écrivains musicaux, c'est le versant littéraire de ton écriture. N'as-tu jamais eu envie d'aller vers ce côté ?
Merci beaucoup. Ca me fait plaisir ce que tu dis là, vraiment... Alors, non, pas encore... C'est véritablement la musique qui m'a conduit à l'écriture et pour l'heure, cette dernière demeure conditionnée à la première.
Sur quel(le)s artistes aimerais-tu écrire à l'avenir ?
Je travaille actuellement à l'écriture d'un livre qui reviendra sur les liens que la poétesse Patti Smith a tissé avec Arthur Rimbaud. Je suis soutenu dans ce travail par le Musée Rimbaud de Charleville-Mézières. Le jeudi 15 octobre, je m'y rendrai d'ailleurs pour donner une conférence sur le sujet, dans le cadre de la Biennale des Ailleurs. J'ai le projet de faire paraître le livre en 2021 ; il devrait s'intituler Patti Smith, rêves de Rimbaud.
Pour clore, peux-tu nous parler un peu de l'association "Des Liens" que tu animes à Rouen ?
Oui bien sûr. "Des Liens" est née à l'automne 2016, suite à un appel de Dominique A sur les ondes d'Inter. Il évoquait alors son souhait d'aller vers les personnes éloignées de la culture, des personnes dont les difficultés entravaient leur accès aux pratiques culturelle et artistique. Je lui ai écrit le soir même (nous étions depuis peu en contact car il avait accepté d'écrire la préface de mon livre sur Karen Dalton). J'ai dit à Dominique que j'avais toujours travaillé dans la lutte contre la pauvreté (je travaille au Secours Populaire) et que je pouvais contribuer à ce beau projet. On a commencé de construire "Des Liens" comme ça, à distance, avec d'autres personnes : Pascal Bouaziz, Romain Humeau, des personnes de l'équipe de Dominique... Dans quatre villes de France (Nantes, Rouen, Paris et Bordeaux), nous avons commencé de conduire des actions de proximité, rapprochant des personnes en situation de grande exclusion et des artistes, mettant en lien des structures culturelles et des structures sociales (des foyers, des centres d'accueil pour demandeurs d'asile, etc) autour de temps de concert et d'échanges conviviaux. Une nouvelle antenne s'est créée depuis, dans le Vexin. "Des Liens" avance ainsi : tel un laboratoire. C'est le trait d'union naturel pour moi entre la culture (qui occupe le temps libre de ma vie) et la solidarité (qui en occupe le temps professionnel). C'est avant tout une belle aventure, qui me lie à des personnes formidables et incarne des valeurs en lesquelles je crois profondément.
Bibliographie
Nico The End..., parution le 5 septembre prochain, déjà disponible en pré-commande
Karen Dalton, Le Souvenir Des Montagnes, Camion Blanc, 2016
Alain Bashung Fantaisie Militaire, Densité, collection Discogonie, 2017
Un volume dans la collection Discogonie est prévu au printemps 2021 au sujet de La Fossette de Dominique A, ce livre est co-écrit avec Thierry Jourdain, interviewé sur ce site à propos de son livre Miossec-Une Belle Carcasse
Internetographie
Le site des éditions Densité : http://www.editionsdensite.fr/discogonie.html
La page Facebook de Nico The End : https://www.facebook.com/Nico-The-EndPierre-Lemarchand-108307790853912/
Le site de l'émission "Eldorado", en jetant un œil au sommaire des émissions on ne peut qu'avoir envie d'écouter : http://www.radio-eldorado.fr/
Un beau texte écrit à partir de Standing On A Beach sur la la page Facebook "Ecoutons Nos Pochettes" animée par Gilles De Kerdrel : https://www.facebook.com/ecoutonsnospochettes/posts/2858307057521312
Pour les amateurs de Karen Dalton, on trouve une conférence de Pierre Lemarchand à son sujet sur Youtube : https://youtu.be/M5Nb-o0prXU
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