Laibach

Krst Pod Triglavom - Baptism/Klangniederschrift Einer Taufe

Krst Pod Triglavom - Baptism/Klangniederschrift Einer Taufe

 Label :     Sub Rosa 
 Sortie :    1988 
 Format :  Album / CD  Vinyle   

Laibach. Groupe atypique cultivant une esthétique totalitaire tantôt d'extrême gauche, tantôt d'extrême droite, ne se revendiquant d'aucune appartenance idéologique mais entretenant une ambiguïté certaine. Groupe atypique car pouvant passer avec la même réussite, tout au long de sa longue carrière (les premiers enregistrements datent de 1984), du metal-indus proche de Ministry ou des premiers Rammstein ("Jesus Christ Superstars" – 1996) à l'E.B.M. ("WAT" - 2003) ou encore, avec l'album qui nous intéresse ici, à ce que nous pourrions hâtivement nommer la musique classique.
A l'origine édité dans un coffret double LP, et dans une relative confidentialité du fait qu'il soit sorti à la même époque qu' "Opus Dei", d'aucuns considèrent ce "Krst Pod Triglavom – Baptism / Klangniederschrift Einer Taufe" (je ne l'écrirais qu'une fois) comme le véritable chef d'œuvre de Laibach. N'étant pas un spécialiste de la carrière des Slovènes, je serais bien en peine de justifier un tel argument, mais je peux néanmoins assurer qu'il s'agit là d'une des œuvres les plus obscures qu'il m'ait été donné d'écouter, tous genres confondus.
De l'avis général, Krst Pod... renoue avec les racines littéraires, historiques et poétiques du groupe, Laibach proposant un travail principalement axé sur des expérimentations sonores proches des formes musicales dites "classiques" et fondamentalement éloigné des formules rock traditionnelles. À l'évidence, cela fait plus de dix ans que je possède ce C.D. et je le dépose toujours sur ma platine avec le même recueillement quasi religieux, je le savoure avec la même ferveur et il me laisse encore aujourd'hui ce même sentiment d'incompréhension totale qui caractérisa la première écoute.
Krst Pod... s'organise autour de trois pièces maîtresses : "Jezero / Der See" en ouverture (11 minutes), "Crtomir, Jelengar" (12 minutes 23) et "Krst / Die Taufe, Germania" (12 minutes 51.) "Jezero" est un morceau à cordes construit sur quelques notes allant crescendo, oppressantes et sinistres, rapidement rejointes par des roulements de tambours sporadiques, une voix de cantatrice et des chœurs masculins. La rupture à lieu à la sixième minute : Un rythme martial prend le dessus, imposant les premières sonorités industrielles de l'album et propulsant l'auditeur au point de non-retour. Si vous n'avez pas éteint la platine avant cet instant fatidique, il est trop tard : Vous êtes embarqués pour le voyage musical le plus étrange qu'il soit. La dernière minute s'achève par un martèlement continu de peaux distendues et de fûts métalliques, l'hypnose est irrémédiable, il vous faut continuer l'écoute.
À ce titre, j'aurais pu privilégier une analyse chronologique de l'œuvre car il me semble que cet album ne supporte pas la lecture aléatoire. Ce serait comme regarder un D.V.D. en mélangeant les chapitres, on n'y comprendrait plus rien. Cependant, compte tenu de la complexité de l'ensemble, un commentaire par ordre d'importance (cette sélection étant bien entendu subjective) me semble plus à même de mieux souligner la diversité et la richesse de l'album.
"Crtomir, Jelengar" nous plonge dans les méandres glauques de l'indus ambiant. Rythme minimaliste, voix caverneuse narrée, le titre s'étire en un long cauchemar jusqu'à qu'une bribe de mélodie fasse son apparition. C'est alors que les choses empirent. Des voix masculines, en canon, scandent inexorablement les mêmes mots, répétés jusqu'à satiété. L'atmosphère glaciale de ce titre est sans pareille, il est proprement inhumain, ou plutôt surhumain.
"Krst" permet une aération salutaire en fin d'album : Essentiellement construit autour des tambours, de la narration et de la reprise d'un thème musical du début de l'album, ce titre développe une ambiance triomphaliste, un peu comme si les Romains de l'Antiquité, au temps de leur gloire, avaient fêté leurs victoires en composant de la musique industrielle. Je sais, c'est improbable, mais c'est pourtant l'image que m'évoque les sept premières minutes de "Krst / Die Taufe, Germania." Une ode, un chant de guerre, un triomphe militaire. L'étrangeté, et le génie, de cette composition, est de basculer au cours des six dernières minutes vers un genre beaucoup plus léger à base de cuivres, d'un piano et d'un chant féminin conservant la thématique principale de ce qui précède mais avec une couleur proche du progressif. Je pense à Bel Canto, à Yes, à Magma également. Le final est de toute beauté et l'auditeur sort enfin de la caverne platonicienne pour recouvrer lumière, lucidité et clairvoyance. Les ombres malfaisantes s'estompent au profit d'un sentiment de joie, d'extase même. Un des temps forts de l'album.
Autour de ces trois grands thèmes se greffent deux autres compositions importantes, d'une longueur moindre mais incontournables dans le déroulement de l'album. "Delak" (7 minutes 25) s'ouvre avec le thème que l'on retrouve ensuite dans "Krst" mais sombre immédiatement dans un délire industriel martial où les voix forment un sabbat : Incantations, litanies sataniques, hurlements de soprano, le tout dominé par la voix du Grand Maître au milieu des clameurs d'une foule hystérique. "Delak" est anxiogène, crée un malaise palpable et il s'agit probablement du morceau le plus dur de ce "Krst Pod Triglavom." L'inspiration qui suit ce titre semble être la première depuis une éternité, la bouffée d'air qui ramène un noyé à la vie.
"Jagerspiel" (7 minutes) est une composition foncièrement à part. Il s'agit véritablement d'un morceau de musique classique, avec chanteuse lyrique, où l'influence de l'opéra est omniprésente. Ce titre occupe une place centrale au sein de l'album, mais loin d'être une rupture ou une incongruité, il renforce les ambitions symphoniques de Laibach et place ce dernier parmi les grands compositeurs du siècle, à la fois mystique, ritualiste, militariste et savant. Pourtant, les grésillements gâchent volontairement l'écoute, contrebalançant la beauté du chant par des écorchures sonores délibérées. Le son est celui d'un vieux mange-disque et Laibach fait ici une mise en abyme visant à renier le peu d'humanité qu'il met dans ses compositions : L'auditeur écoute un disque sur lequel a été directement enregistré un autre disque. Du coup, le fait de donner l'impression de ne pas être face à un enregistrement studio supprime l'aspect humain au profit d'une forme de nostalgie impalpable appartenant à l'inconscient collectif. Nous sommes alors émus par l'atmosphère d'une époque et d'une histoire que nous ne connaissons pas, plutôt que par le jeu de musiciens qui nous sont contemporains. Un tour de force artistique.
Enfin, 6 titres composent le liant indispensable à l'excellence de cette œuvre. Oscillant entre une ("Rdeci Pilot / Der Rote Pilot") et 5 minutes ("Bogomila – Verfuhrung" ; "Apologija Laibach – Laibach Apologie"), ils servent de tremplin aux pièces les plus longues et ferment les dernières issues par lesquelles l'auditeur serait tenté de s'enfuir. Mélange de classicisme et de travail sur les possibilités du genre industriel militariste dont Laibach se revendique ("Valjhun / Waldung" ; "Bogomila" ; "Apologija Laibach"), de plages de bruits blancs où la tension naît du vide ("Koza / Die Haut" ; "Rdeci Pilot"), et d'un interlude folklorique ("Wienerblut"), ces six morceaux permettent à l'album de développer une richesse thématique incommensurable, et d'acquérir, à mon sens, le statut d'œuvre d'art. Le seul problème est qu'il faudrait créer une catégorie spéciale pour classer Krst Pod..., indéfinissable, innommable, indescriptible en dépit de la longueur sans doute excessive de cette chronique.
Œuvre unique en son genre ne pouvant tolérer que les oreilles les plus aguerries, elle convaincra les inconditionnels de groupes tels que Elend, Magma, Univers Zéro ou tout simplement ceux qui se sentent prêts à vivre un telle expérience sonore. Album étrange, beau dans sa monstruosité, méphitique et en cela éternel.


Intemporel ! ! !   20/20
par Arno Vice


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