Julia Holter
Aviary |
Label :
Domino |
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Julia Holter est une chieuse. Une chieuse qui a sorti quelques uns des plus beaux albums de la décennie, mais une chieuse quand même. Mettez vous un instant dans la peau d'un amateur de pop, de dream pop même, qui aurait découvert la pâle demoiselle via son disque précédent, Have You In My Wilderness aka son album conventionnel, son album de chanson, son album pop. Tout content qu'il était, imaginez le en train d'apprendre la nouvelle : HYIMW n'était qu'un coup d'un jour, un projet qu'elle avait réalisé juste pour voir si elle en était capable. Et somme toute, bien éloigné de ses véritables préoccupations artistiques. Pour éviter à notre popeux imaginaire de défaillir, figurons nous un cas de figure optimiste : après être tombé en pâmoison devant HYIMW, il a pu s'aventurer dans les broussailles plus épaisses de sa discographie antérieure, a été charmé par l'élégance nocturne de Loud City Song, hypnotisé par les volutes analogiques de Ekstasis, décontenancé mais intrigué par les drones insondables de Tragedy. A priori le voilà prêt à encaisser ce que la dame a sous le coude, non ? Héhé.
15 morceaux, 90 minutes. Avant qu'on ait l'occasion d'apprivoiser la moindre note, les données chiffrées tombent comme un couperet. Quoiqu'elle nous serve, la digestion sera ardue. Et lorsque le palais, au premier contact, s'est attaqué à en détailler les saveurs, il ne m'aura pas fallu longtemps pour avoir le sentiment d'être plus paumé qu'un Dougie catapulté en pleine nuit au beau milieu de la forêt de Twin Peaks. J'ai déjà écouté des albums plus longs sans pour autant m'y sentir aussi perdu, j'ai également déjà croisé la route de disques plus perchés qui ne m'ont pourtant pas tant posé problème. C'est que Aviary a une façon assez unique de jouer avec nos nerfs, avec notre capacité de concentration, avec notre endurance... Prenons les 5 premières pistes en exemple, histoire de tâter la température de l'eau.
"Turn the Light On". Présentation de l'orchestre : tout le monde joue en même temps, cordes, percussions, chœurs, synthés, cuivres, piano, harpe, cornemuse... On croirait entendre une scène d'accordage qui aurait viré au vinaigre ; au lieu de jouer un La à l'unisson, chacun tire de plus en plus fort de son instrument pour faire gonfler un crescendo d'autant plus étrange que le son est bizarrement compressé, comme si l'on écoutait le plus sale des mp3... et plus on avance dans le morceau, plus le son s'ouvre, peut-être grâce à la pression exercée par les efforts du groupe ?
"Whether" marche à un rythme presque militaire, battant lourdement la pulsation tandis que chaque instrument vient se poser à son tour et que Julia s'amuse des échos de sa voix pendant à peu près 3 minutes.
"Chaitius" met en scène un petit orchestre médiéval désuet qui semble jouer dans le vent une partition classieuse, douce mais sans queue ni tête, petit à petit les violoncelles et les clarinettes sont recouvertes de vocalises opératiques, de soupirs rêveurs, d'un piano qui joue ce qui lui passe par la tête, tandis qu'une fois de plus Julia s'amuse de ce qui est émis par sa voix, la batterie s'invite sans prévenir pour jouer un peu n'importe quoi, une contrebasse fait de même. Chacun joue dans son coin, parfois tout converge, parfois c'est éclaté à souhait, et ce pendant 8 minutes.
"Voce Simul" calme le jeu et campe une atmosphère bien plus mystérieuse, plus statique, se laissant aller parfois à des éclaircies menées par la harpe. Un saxo et une trompette à sourdine se tirent sobrement la bourre par dessus une ligne de basse monolithique, et l'on se met à penser à certains morceaux de Popol Vuh ou des plus calmes essais du Miles Davis jazz rock. Brian Eno n'est jamais très loin non plus...
"Everyday Is an Emergency" quant à lui nous inflige 4 minutes de cacophonie à base de synthés stridents, de trompettes bouchées et autres cornemuses. Avant de se transformer soudainement en lente plainte plombée pour la deuxième moitié du morceau.
Je m'arrête là, normalement ça suffit à s'imaginer un peu quel sens de l'hospitalité peut avoir mademoiselle Holter. Je ne dirais même pas que l'album est particulièrement inaccessible, comme peut l'être au pif un disque de free jazz ou de harsh noise. C'est simplement qu'il s'applique très bien à brouiller tous nos repères, à passer volontiers du coq à l'âne et à étirer ses pistes en de longues plages plus ou moins atmosphériques. À faire passer, comme le dit Julia, "le son avant le langage", c'est à dire se préoccuper moins d'écrire des chansons que de jouer ce qui vient et faire avec. Il faut dire que Aviary est né d'un énorme ras-le-bol de sa génitrice, ulcérée par cette époque dans laquelle on est constamment bombardé d'informations éparses et de bruit, de toute part et dans la plus totale confusion (d'où le titre de l'album : Holter compare le monde à une volière dans laquelle des oiseaux voleraient en tout sens, piaillant et attaquant à coup de bec). Et en réaction, dans une forme très arty d'énervement, voire de rébellion, Holter semble vouloir prendre le temps d'imposer son propre format. Et quel format mes aïeux !
C'est cela au fond qui me touche le plus dans Aviary et qui me motive à y revenir si souvent, en dépit des obstacles et des frustrations : il impose un rythme. Ou plutôt, il impose la nécessité de repenser son rythme, et la manière dont on aborde, dont on consomme un album. Certains diront volontiers que c'est prétentieux et je ne leur jetterai pas la première pierre : Julia Holter est prétentieuse, c'est un fait, il suffit de l'écouter parler. Mais ça n'est pas bien grave ça (Jenny Hval aussi est prétentieuse par exemple, même si avec beaucoup d'humour et de recul), elle le sait sans doute et décide d'en faire sa force et de ne reculer devant rien pour accomplir ses idées folles. Des idées qui, en fin de compte, fonctionnent pour qui décide de se donner vraiment la peine. L'album ne fait que très peu de compromis, c'est à chacun de le conquérir à sa manière ; c'est une relation qui se mérite. Et qui vaut le coup, car il est parsemé de moments de beauté, une beauté qui devient de plus en plus évidente un peu avant la moitié du disque, lorsque le single "I Shall Love 2" démarre, sorte de "Astral Weeks" Holterien qui prophétise une seconde moitié d'album plus aimable. Que ce soit l'étrange gigue d'un "Underneath the Moon", la douceur anxieuse de "In the Garden's Muteness" évoquant presque Satie, "I Would Rather See" et son harmonium, qui est comme un tendre baume, "Les Jeux to You" sur lequel l'enthousiasme joueur de Julia est terriblement contagieux, la plongée de "Words I Hear" dans un magnifique labyrinthe sylvain, tout de grâce vêtu, la reprise de "I Shall Love" qui se contrefiche de toute structure conventionnelle et se contente de sauter joyeusement sur le trampoline des idées de la première...
Enfin voilà. Aviary, c'est surtout l'histoire d'un parcours compliqué, même si la lumière au bout du tunnel brille de mille feux. C'est un album qui demande à chacun de trouver sa propre manière de l'écouter... Je ne suis pas encore certain d'avoir trouvé la mienne, mais j'y travaille, et c'est un itinéraire passionnant.
15 morceaux, 90 minutes. Avant qu'on ait l'occasion d'apprivoiser la moindre note, les données chiffrées tombent comme un couperet. Quoiqu'elle nous serve, la digestion sera ardue. Et lorsque le palais, au premier contact, s'est attaqué à en détailler les saveurs, il ne m'aura pas fallu longtemps pour avoir le sentiment d'être plus paumé qu'un Dougie catapulté en pleine nuit au beau milieu de la forêt de Twin Peaks. J'ai déjà écouté des albums plus longs sans pour autant m'y sentir aussi perdu, j'ai également déjà croisé la route de disques plus perchés qui ne m'ont pourtant pas tant posé problème. C'est que Aviary a une façon assez unique de jouer avec nos nerfs, avec notre capacité de concentration, avec notre endurance... Prenons les 5 premières pistes en exemple, histoire de tâter la température de l'eau.
"Turn the Light On". Présentation de l'orchestre : tout le monde joue en même temps, cordes, percussions, chœurs, synthés, cuivres, piano, harpe, cornemuse... On croirait entendre une scène d'accordage qui aurait viré au vinaigre ; au lieu de jouer un La à l'unisson, chacun tire de plus en plus fort de son instrument pour faire gonfler un crescendo d'autant plus étrange que le son est bizarrement compressé, comme si l'on écoutait le plus sale des mp3... et plus on avance dans le morceau, plus le son s'ouvre, peut-être grâce à la pression exercée par les efforts du groupe ?
"Whether" marche à un rythme presque militaire, battant lourdement la pulsation tandis que chaque instrument vient se poser à son tour et que Julia s'amuse des échos de sa voix pendant à peu près 3 minutes.
"Chaitius" met en scène un petit orchestre médiéval désuet qui semble jouer dans le vent une partition classieuse, douce mais sans queue ni tête, petit à petit les violoncelles et les clarinettes sont recouvertes de vocalises opératiques, de soupirs rêveurs, d'un piano qui joue ce qui lui passe par la tête, tandis qu'une fois de plus Julia s'amuse de ce qui est émis par sa voix, la batterie s'invite sans prévenir pour jouer un peu n'importe quoi, une contrebasse fait de même. Chacun joue dans son coin, parfois tout converge, parfois c'est éclaté à souhait, et ce pendant 8 minutes.
"Voce Simul" calme le jeu et campe une atmosphère bien plus mystérieuse, plus statique, se laissant aller parfois à des éclaircies menées par la harpe. Un saxo et une trompette à sourdine se tirent sobrement la bourre par dessus une ligne de basse monolithique, et l'on se met à penser à certains morceaux de Popol Vuh ou des plus calmes essais du Miles Davis jazz rock. Brian Eno n'est jamais très loin non plus...
"Everyday Is an Emergency" quant à lui nous inflige 4 minutes de cacophonie à base de synthés stridents, de trompettes bouchées et autres cornemuses. Avant de se transformer soudainement en lente plainte plombée pour la deuxième moitié du morceau.
Je m'arrête là, normalement ça suffit à s'imaginer un peu quel sens de l'hospitalité peut avoir mademoiselle Holter. Je ne dirais même pas que l'album est particulièrement inaccessible, comme peut l'être au pif un disque de free jazz ou de harsh noise. C'est simplement qu'il s'applique très bien à brouiller tous nos repères, à passer volontiers du coq à l'âne et à étirer ses pistes en de longues plages plus ou moins atmosphériques. À faire passer, comme le dit Julia, "le son avant le langage", c'est à dire se préoccuper moins d'écrire des chansons que de jouer ce qui vient et faire avec. Il faut dire que Aviary est né d'un énorme ras-le-bol de sa génitrice, ulcérée par cette époque dans laquelle on est constamment bombardé d'informations éparses et de bruit, de toute part et dans la plus totale confusion (d'où le titre de l'album : Holter compare le monde à une volière dans laquelle des oiseaux voleraient en tout sens, piaillant et attaquant à coup de bec). Et en réaction, dans une forme très arty d'énervement, voire de rébellion, Holter semble vouloir prendre le temps d'imposer son propre format. Et quel format mes aïeux !
C'est cela au fond qui me touche le plus dans Aviary et qui me motive à y revenir si souvent, en dépit des obstacles et des frustrations : il impose un rythme. Ou plutôt, il impose la nécessité de repenser son rythme, et la manière dont on aborde, dont on consomme un album. Certains diront volontiers que c'est prétentieux et je ne leur jetterai pas la première pierre : Julia Holter est prétentieuse, c'est un fait, il suffit de l'écouter parler. Mais ça n'est pas bien grave ça (Jenny Hval aussi est prétentieuse par exemple, même si avec beaucoup d'humour et de recul), elle le sait sans doute et décide d'en faire sa force et de ne reculer devant rien pour accomplir ses idées folles. Des idées qui, en fin de compte, fonctionnent pour qui décide de se donner vraiment la peine. L'album ne fait que très peu de compromis, c'est à chacun de le conquérir à sa manière ; c'est une relation qui se mérite. Et qui vaut le coup, car il est parsemé de moments de beauté, une beauté qui devient de plus en plus évidente un peu avant la moitié du disque, lorsque le single "I Shall Love 2" démarre, sorte de "Astral Weeks" Holterien qui prophétise une seconde moitié d'album plus aimable. Que ce soit l'étrange gigue d'un "Underneath the Moon", la douceur anxieuse de "In the Garden's Muteness" évoquant presque Satie, "I Would Rather See" et son harmonium, qui est comme un tendre baume, "Les Jeux to You" sur lequel l'enthousiasme joueur de Julia est terriblement contagieux, la plongée de "Words I Hear" dans un magnifique labyrinthe sylvain, tout de grâce vêtu, la reprise de "I Shall Love" qui se contrefiche de toute structure conventionnelle et se contente de sauter joyeusement sur le trampoline des idées de la première...
Enfin voilà. Aviary, c'est surtout l'histoire d'un parcours compliqué, même si la lumière au bout du tunnel brille de mille feux. C'est un album qui demande à chacun de trouver sa propre manière de l'écouter... Je ne suis pas encore certain d'avoir trouvé la mienne, mais j'y travaille, et c'est un itinéraire passionnant.
Excellent ! 18/20 | par X_Wazoo |
En écoute : https://juliaholter.bandcamp.com/album/aviary
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