SOPHIE
Oil Of Every Pearl's Un-Insides |
Label :
Future Classic / Transgressive |
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SOPHIE, c'est l'histoire de cette enfant qui n'a jamais cessé de croire au mythe que l'on sert tout cuit à nos progénitures modernes depuis maintenant quelques générations : "tu pourras être tout ce que tu voudras fiston". Elle y croit coûte que coûte, elle qui part pourtant avec un net désavantage physique dans ses rêves d'accomplissement : la voilà coincée dans un corps de chair, une chair qui se soucie peu de nos rêves et nos exigences et qui se plie péniblement à notre volonté. Qu'à-cela-ne-tienne, l'avantage de vivre à l'ère du digital et d'Internet, outre de développer des tics et des troubles de l'attention, c'est aussi d'avoir le loisir de se créer une identité de toute pièce : un pseudonyme féminin et à la place de photos une esthétique ready-made virtuelle qui garantie un certain mystère tout en mettant de côté le physique. Sa musique, comme en réaction au réel inconfortable de ce corps qu'elle ne pourra pas changer en un jour, témoigne d'un contrôle maniaque des textures, qui se voient isolées, charcutées, cisaillées, accélérés, ralenties, décontextualisées puis recontextualisées au sein de morceaux qui, finalement, ne sont rien de plus que des chansons pop plus ou moins stridentes et scandaleusement accrocheuses avec une curieuse palette d'instruments transfigurés. Décharge sonique et visuelle (en concert, les sets sont pré-enregistrés et une femme est engagée pour prendre la place de la DJ) qui contribue à la naissance du genre Bubblegum Bass, le style SOPHIE rencontre autant de fans que de sceptiques. Parmi ses détracteurs, un argument en vogue est de lui reprocher d'user d'une fausse image féminine pour mieux faire vendre, et ainsi voler la place des vraies femmes artistes. L'amère ironie de ces attaques contribuera sans doute à faire germer une nouvelle résolution chez elle : il ne sera plus possible de séparer sa musique de son corps. La vie est bien faite : c'est dans ce corps que SOPHIE trouvera son plus puissant catalyseur.
Et quitte à y aller, autant y aller à fond d'entrée de jeu. Le premier aperçu que la productrice aura choisi de montrer au monde est aussi l'introduction de son album : "It's Okay to Cry", une chanson si ouvertement sentimentale que même Disney n'oserait pas la racheter, et dans laquelle SOPHIE nous susurre des mots doux et rassurants à l'oreille sur un ton chuchoté et maniéré en diable. Et c'est sans même parler du clip, dans lequel elle apparaît à visage découvert, filmée nue jusqu'aux épaules et faisant l'amour à la caméra tandis que sur fond vert on a droit à la création de l'Univers ou quelque chose dans ce goût. Son visage aux pommettes anormalement saillantes et aux lèvres voluptueuses, avec cette étrange coupe de cheveux éclatée aux boucles rousses ; on ne l'oubliera pas de sitôt. Il semble irréel, entre la retouche difforme et une singulière harmonie - les voies du nombre d'or sont nombreuses et impénétrables - ce qui ma foi incarne bien le visage de sa musique. Le reste de la promotion ne cessera plus d'étonner et de déranger ; "Ponyboy" est une frasque sado-maso saccadée, portée par des beats industriels compressés assourdissants et des vocaux entre le lascif enjôleur et la harangue bestiale, mise en image par un clip mettant en scène une chorégraphie désarticulée - et la caméra qui tremble à chaque frappe de ces beats massifs. Plus clivée encore est "Faceshopping", qui incarne son thème de chirurgie esthétique avec la plus impressionnante créature de pop Frankenstein que SOPHIE ait pu produire jusqu'ici ; sous son impitoyable bistouri, même l'acier se voit découpé en une armée de percussions métallique sèches et déglinguées, la voix parle tout près de l'oreille en faisant claquer son "pop" comme une bulle qui éclate, avant de se changer en monstre digital rauque... les décharges de synthé du refrain sonnent comme des fraises de dentistes ou des petites scies qui attaqueraient l'os. Quant au clip, je ne prendrai pas le risque d'en dire quelque chose, de peur de me déclencher une nouvelle crise d'épilepsie et de réactiver ces cauchemars où je suis poursuivi par une poupée gonflable déformée.
SOPHIE frappe fort, d'autant plus fort qu'elle semble avoir trouvé une véritable raison d'être pour sa musique, un combat manifeste. Ce qui en soi la rend déjà singulière dans la scène anglaise de PC Music, qui préfère plutôt brouiller les pistes entre premier et second degré, entre critiquer le consumérisme et s'y vautrer. En comparaison, SOPHIE apparaît déterminée à parler - même à demi-mots - du parcours du transgenre, de transhumanisme, de dissolution des corps, de la joie de faire semblant, de l'abîme du doute... Sur cet album dont le titre insensé cache sa véritable signification en plein jour (prononcez Oil of Every Pearl's Un-Insides avec votre plus bel accent londonien, vous devriez arriver à un truc qui ressemble à peu près à "I love every person's insides"), la grande SOPHIE a également trouvé ses cordes vocales en la personne de celle qui s'occupe de chanter la majorité des chansons de l'album : Mozart's Sister, aka Cecile Believe, dont la voix à la fois insolite, sexy, versatile et malléable se prête fort bien aux (mal)traitements qu'on lui fait subir. Elle se transforme ainsi en émanation Kate-Bush-esque sur "Is It Cold in the Water", chatouillant des aigus virevoltants tandis qu'une légion de synthés grondent derrière elle comme une chevauchée de Valkyries sur les starting-blocks ; redevient un bébé babillant dans le très intra-utérin "Infatuation" qui s'interroge sur son identité, mais où l'on constate vite que la confusion ne résiste pas longtemps face à la puissance grimpante d'un crescendo qui confère à cette quête de sens une force vitale empreinte de tendresse ("I wanna know..." chuchote doucement Cecile).
Avec l'atrophiée et déstructurée "Not Okay", le doute devient mortifère, toute la douceur et le timide optimisme des deux pistes précédentes ne suffisent plus à border l'angoisse de l'incertain. On entre alors dans une phase de transition, un SAS ambient dans lequel SOPHIE élabore une solution à ce trouble qui ne cesse de revenir à la charge. Une solution qu'elle nomme "Pretending" et qu'elle se garde bien de nous partager, cryptant ce qui était à l'origine une véritable chanson mais qui finit par être enveloppé d'un lourd voile hermétique, plongé dans un torrent sombre ; on baigne dedans mais on ne sait pas dans quoi on baigne. Et quand la réponse à toutes ces question arrive enfin, sa lumière est aveuglante. Bop! Bop! Bop! La chanson la plus frontalement pop qu'ait jamais écrit SOPHIE, aussi sautillante, artificielle et vocalement free que les meilleurs moments du Pop 2 de Charli XCX, construite comme un éternel refrain qui ne cesserait jamais de se relancer, à part lors de cette performance hallucinante de Cecile où, en plein milieu du morceau, après un faux fade out, elle expulse à toute berzingue ses émotions de petite fille dans un corps de garçon, son amour du changement et son refus de faire les choses dans les règles, suivant ce que son instinct lui a toujours dicté, avec une voix de chipmunk diablement émouvante. SOPHIE embrasse ici l'immatérialité ; si le corps est contraignant, il suffit de s'en libérer (par le digital notamment) pour qu'il soit possible de faire ce que l'on veut, d'être ce que l'on veut.
Bien entendu, ce n'est qu'une utopie, une illusion ("Pretending", elle l'avait bien dit). Le gargantuesque, cauchemardesque et ambivalent "Whole New World/Pretend World" est là pour le souligner, avec ses 9 minutes sadiques et distordues dont la jouissance morbide menace à tout moment de sombrer dans la plus pure folie destructrice. Mais quitte à risquer la démence, SOPHIE est prête à vivre son idéal. Il peut bien être imaginaire, mais le bonheur qu'elle semble en tirer est lui bien réel... Faire semblant, pour de vrai. Une chose est sûre, le côté libérateur de ce disque est palpable, et SOPHIE a eu l'intelligence de ne pas le rendre trop spécifique ; nul besoin de se trouver dans les coordonnées de la constellation LGBT pour se sentir concerné, ou ému. Et purée ça fait du bien, d'écouter de la bubblegum bass si ambitieuse sur la longueur (au delà de singles bien troussés) et prête à s'engager avec clarté. SOPHIE n'est peut-être pas mon artiste préférée de ce micro-genre qui est loin d'avoir épuisé son potentiel (je lui préfère la trash GFOTY et le magicien easyFun par exemple), mais son évolution me galvanise, au premier degré.
Et quitte à y aller, autant y aller à fond d'entrée de jeu. Le premier aperçu que la productrice aura choisi de montrer au monde est aussi l'introduction de son album : "It's Okay to Cry", une chanson si ouvertement sentimentale que même Disney n'oserait pas la racheter, et dans laquelle SOPHIE nous susurre des mots doux et rassurants à l'oreille sur un ton chuchoté et maniéré en diable. Et c'est sans même parler du clip, dans lequel elle apparaît à visage découvert, filmée nue jusqu'aux épaules et faisant l'amour à la caméra tandis que sur fond vert on a droit à la création de l'Univers ou quelque chose dans ce goût. Son visage aux pommettes anormalement saillantes et aux lèvres voluptueuses, avec cette étrange coupe de cheveux éclatée aux boucles rousses ; on ne l'oubliera pas de sitôt. Il semble irréel, entre la retouche difforme et une singulière harmonie - les voies du nombre d'or sont nombreuses et impénétrables - ce qui ma foi incarne bien le visage de sa musique. Le reste de la promotion ne cessera plus d'étonner et de déranger ; "Ponyboy" est une frasque sado-maso saccadée, portée par des beats industriels compressés assourdissants et des vocaux entre le lascif enjôleur et la harangue bestiale, mise en image par un clip mettant en scène une chorégraphie désarticulée - et la caméra qui tremble à chaque frappe de ces beats massifs. Plus clivée encore est "Faceshopping", qui incarne son thème de chirurgie esthétique avec la plus impressionnante créature de pop Frankenstein que SOPHIE ait pu produire jusqu'ici ; sous son impitoyable bistouri, même l'acier se voit découpé en une armée de percussions métallique sèches et déglinguées, la voix parle tout près de l'oreille en faisant claquer son "pop" comme une bulle qui éclate, avant de se changer en monstre digital rauque... les décharges de synthé du refrain sonnent comme des fraises de dentistes ou des petites scies qui attaqueraient l'os. Quant au clip, je ne prendrai pas le risque d'en dire quelque chose, de peur de me déclencher une nouvelle crise d'épilepsie et de réactiver ces cauchemars où je suis poursuivi par une poupée gonflable déformée.
SOPHIE frappe fort, d'autant plus fort qu'elle semble avoir trouvé une véritable raison d'être pour sa musique, un combat manifeste. Ce qui en soi la rend déjà singulière dans la scène anglaise de PC Music, qui préfère plutôt brouiller les pistes entre premier et second degré, entre critiquer le consumérisme et s'y vautrer. En comparaison, SOPHIE apparaît déterminée à parler - même à demi-mots - du parcours du transgenre, de transhumanisme, de dissolution des corps, de la joie de faire semblant, de l'abîme du doute... Sur cet album dont le titre insensé cache sa véritable signification en plein jour (prononcez Oil of Every Pearl's Un-Insides avec votre plus bel accent londonien, vous devriez arriver à un truc qui ressemble à peu près à "I love every person's insides"), la grande SOPHIE a également trouvé ses cordes vocales en la personne de celle qui s'occupe de chanter la majorité des chansons de l'album : Mozart's Sister, aka Cecile Believe, dont la voix à la fois insolite, sexy, versatile et malléable se prête fort bien aux (mal)traitements qu'on lui fait subir. Elle se transforme ainsi en émanation Kate-Bush-esque sur "Is It Cold in the Water", chatouillant des aigus virevoltants tandis qu'une légion de synthés grondent derrière elle comme une chevauchée de Valkyries sur les starting-blocks ; redevient un bébé babillant dans le très intra-utérin "Infatuation" qui s'interroge sur son identité, mais où l'on constate vite que la confusion ne résiste pas longtemps face à la puissance grimpante d'un crescendo qui confère à cette quête de sens une force vitale empreinte de tendresse ("I wanna know..." chuchote doucement Cecile).
Avec l'atrophiée et déstructurée "Not Okay", le doute devient mortifère, toute la douceur et le timide optimisme des deux pistes précédentes ne suffisent plus à border l'angoisse de l'incertain. On entre alors dans une phase de transition, un SAS ambient dans lequel SOPHIE élabore une solution à ce trouble qui ne cesse de revenir à la charge. Une solution qu'elle nomme "Pretending" et qu'elle se garde bien de nous partager, cryptant ce qui était à l'origine une véritable chanson mais qui finit par être enveloppé d'un lourd voile hermétique, plongé dans un torrent sombre ; on baigne dedans mais on ne sait pas dans quoi on baigne. Et quand la réponse à toutes ces question arrive enfin, sa lumière est aveuglante. Bop! Bop! Bop! La chanson la plus frontalement pop qu'ait jamais écrit SOPHIE, aussi sautillante, artificielle et vocalement free que les meilleurs moments du Pop 2 de Charli XCX, construite comme un éternel refrain qui ne cesserait jamais de se relancer, à part lors de cette performance hallucinante de Cecile où, en plein milieu du morceau, après un faux fade out, elle expulse à toute berzingue ses émotions de petite fille dans un corps de garçon, son amour du changement et son refus de faire les choses dans les règles, suivant ce que son instinct lui a toujours dicté, avec une voix de chipmunk diablement émouvante. SOPHIE embrasse ici l'immatérialité ; si le corps est contraignant, il suffit de s'en libérer (par le digital notamment) pour qu'il soit possible de faire ce que l'on veut, d'être ce que l'on veut.
Bien entendu, ce n'est qu'une utopie, une illusion ("Pretending", elle l'avait bien dit). Le gargantuesque, cauchemardesque et ambivalent "Whole New World/Pretend World" est là pour le souligner, avec ses 9 minutes sadiques et distordues dont la jouissance morbide menace à tout moment de sombrer dans la plus pure folie destructrice. Mais quitte à risquer la démence, SOPHIE est prête à vivre son idéal. Il peut bien être imaginaire, mais le bonheur qu'elle semble en tirer est lui bien réel... Faire semblant, pour de vrai. Une chose est sûre, le côté libérateur de ce disque est palpable, et SOPHIE a eu l'intelligence de ne pas le rendre trop spécifique ; nul besoin de se trouver dans les coordonnées de la constellation LGBT pour se sentir concerné, ou ému. Et purée ça fait du bien, d'écouter de la bubblegum bass si ambitieuse sur la longueur (au delà de singles bien troussés) et prête à s'engager avec clarté. SOPHIE n'est peut-être pas mon artiste préférée de ce micro-genre qui est loin d'avoir épuisé son potentiel (je lui préfère la trash GFOTY et le magicien easyFun par exemple), mais son évolution me galvanise, au premier degré.
Parfait 17/20 | par X_Wazoo |
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