Laurie Anderson
Bright Red |
Label :
Warner Bros. |
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Je n'aime pas tout chez Laurie Anderson – je ne connais pas tout non plus – mais il y a des disques que j'aime vraiment beaucoup, un disque en particulier pour être tout à fait exact : Mister Heartbreak (1984). Cet album, un peu court, j'aime l'écouter de bout en bout, et me laisser transporter par ses sonorités expérimentales et exotiques, allongé dans le canapé ou vaquant à diverses et futiles occupations. Il y a un autre disque, qui ne me procure dans sa globalité pas autant de plaisir que le premier, mais que je trouve très bien, à l'étrangeté ensorcelante, c'est Bright Red, coproduit par, et sur plusieurs titres, coécrit avec Brian Eno.
Le disque, divisé en deux parties – l'une intitulée Bright Red et l'autre Tightrope, du nom de deux chansons – est marqué du début à la fin des thèmes récurrents de la communication ou plutôt de la difficulté de communiquer, du souvenir et du temps, ce qui en fait un album très intéressant à analyser d'un point de vue textuel. Bright Red est hanté par des visions, surgissant notamment de l'enfance, et par des figures du passé : la grand-mère, le père, la mère, les anciens boyfriends – le mot remember apparaît d'ailleurs dans près de la moitié des chansons. Implacables, les réminiscences jaillissent même dans les rêves : on ne peut y échapper.
Bright Red est, en fait, tout sauf lumineux. À l'exception du titre sur lequel chante Lou Reed ("In Our Sleep") où le couple – à l'époque fraîchement formé – récite en boucle les trois mêmes phrases sur une guitare électrique dissonante et des percus qui donnent envie de remuer le genou, on ne retrouve pas grand-chose de mélodique ou de rythmé, ni rien de léger : Bright Red est très sombre, hanté, morne. Les inflexions mélodiques, très présentes sur Strange Angels (1989), se font plus discrètes et le spoken word reprend le dessus. Laurie Anderson et Brian Eno tissent surtout des atmosphères, créent des images : c'est ça, Bright Red est un album avant tout visuel. Le morceau "Freefall", par exemple, sur lequel Laurie fait appel au vocabulaire maritime ("ocean", "drowning", "swimming", "sea", etc.), apporte avec lui ses images d'eau, de vagues qui tapent doucement sur une barque, d'une rivière qui coule doucement. Sous un minimalisme apparent, la musique se révèle en réalité sophistiquée et génératrice d'impressions et vecteur de sensations.
Les deux derniers titres de Bright Red, "Tightrope" et "Same Time Tomorrow", forment à mon sens l'apothéose du disque : deux morceaux qui transportent très loin, et qui synthétisent avec poésie les thèmes forts du disque et proposent une réflexion sur ceux-ci. Sur "Tightrope", composition la plus longue de l'album et pourtant cruellement trop courte, Laurie Anderson évoque un rêve dans lequel elle se voit mourir. Elle revoit sa vie, réarrangée en espèce de parc d'attractions, où elle rencontre ces figures du passé dont je parle plus haut. Dans ce rêve, tel un funambule, elle marche péniblement sur une corde raide ; en dessous d'elle sont ses proches. Elle sait que si elle tombe, elle les écrase. La corde est décrite comme faite de son et de sang : la corde, c'est certainement les souvenirs (mélange de sons, d'images, et de figures familières – les liens du sang), ce qui la relie au passé. Elle termine la chanson en implorant : "remember me is all I ask and if remembered be a task forget me". Anderson dit d'entrée qu'elle s'est vue mourir, ce qui laisse imaginer qu'elle est finalement tombée de la corde, de ce qui la rattachait aux proches du passé : est-ce pour dire que les souvenirs disparaissent et que le temps fait son œuvre ? Le dernier morceau, "Same Time Tomorrow", traite justement du temps. Sur base de l'horloge du magnétoscope (oui, on est en 1994), figée sur 12:00 car on n'a pas pris le temps de modifier l'heure, Laurie Anderson réfléchit sur le temps, sa relativité et son mystère.
Bright Red n'est pas un album à mettre entre toutes les oreilles. Très froid, franchement bizarre, il est difficile d'accès – ok, c'est du Laurie Anderson, on est d'accord. Il n'y a pas grand-chose qui peut de près ou de loin susciter une adhésion immédiate. Pourtant, cet album, souvent – me semble-t-il – négligé dans le catalogue d'Anderson, a quelque chose de tout à fait fascinant. Non pas par ses qualités mélodiques, ni par son incroyable variété ou par son ébouriffant avant-gardisme, mais par les atmosphères qui sont brodées – ou plutôt l'atmosphère qui est brodée – ainsi que par ses textes obscurs. La récurrence de certaines thématiques donnent vraiment envie de s'intéresser aux paroles, car on sent qu'il s'y cache quelque chose, quelque chose à interpréter, à déchiffrer, quelque chose de personnel, et en même temps d'universel, car qui n'a jamais eu peur du temps, qui passe et qui, dans son passage, efface de notre instable mémoire ce qu'on aurait intimement aimé garder.
Le disque, divisé en deux parties – l'une intitulée Bright Red et l'autre Tightrope, du nom de deux chansons – est marqué du début à la fin des thèmes récurrents de la communication ou plutôt de la difficulté de communiquer, du souvenir et du temps, ce qui en fait un album très intéressant à analyser d'un point de vue textuel. Bright Red est hanté par des visions, surgissant notamment de l'enfance, et par des figures du passé : la grand-mère, le père, la mère, les anciens boyfriends – le mot remember apparaît d'ailleurs dans près de la moitié des chansons. Implacables, les réminiscences jaillissent même dans les rêves : on ne peut y échapper.
Bright Red est, en fait, tout sauf lumineux. À l'exception du titre sur lequel chante Lou Reed ("In Our Sleep") où le couple – à l'époque fraîchement formé – récite en boucle les trois mêmes phrases sur une guitare électrique dissonante et des percus qui donnent envie de remuer le genou, on ne retrouve pas grand-chose de mélodique ou de rythmé, ni rien de léger : Bright Red est très sombre, hanté, morne. Les inflexions mélodiques, très présentes sur Strange Angels (1989), se font plus discrètes et le spoken word reprend le dessus. Laurie Anderson et Brian Eno tissent surtout des atmosphères, créent des images : c'est ça, Bright Red est un album avant tout visuel. Le morceau "Freefall", par exemple, sur lequel Laurie fait appel au vocabulaire maritime ("ocean", "drowning", "swimming", "sea", etc.), apporte avec lui ses images d'eau, de vagues qui tapent doucement sur une barque, d'une rivière qui coule doucement. Sous un minimalisme apparent, la musique se révèle en réalité sophistiquée et génératrice d'impressions et vecteur de sensations.
Les deux derniers titres de Bright Red, "Tightrope" et "Same Time Tomorrow", forment à mon sens l'apothéose du disque : deux morceaux qui transportent très loin, et qui synthétisent avec poésie les thèmes forts du disque et proposent une réflexion sur ceux-ci. Sur "Tightrope", composition la plus longue de l'album et pourtant cruellement trop courte, Laurie Anderson évoque un rêve dans lequel elle se voit mourir. Elle revoit sa vie, réarrangée en espèce de parc d'attractions, où elle rencontre ces figures du passé dont je parle plus haut. Dans ce rêve, tel un funambule, elle marche péniblement sur une corde raide ; en dessous d'elle sont ses proches. Elle sait que si elle tombe, elle les écrase. La corde est décrite comme faite de son et de sang : la corde, c'est certainement les souvenirs (mélange de sons, d'images, et de figures familières – les liens du sang), ce qui la relie au passé. Elle termine la chanson en implorant : "remember me is all I ask and if remembered be a task forget me". Anderson dit d'entrée qu'elle s'est vue mourir, ce qui laisse imaginer qu'elle est finalement tombée de la corde, de ce qui la rattachait aux proches du passé : est-ce pour dire que les souvenirs disparaissent et que le temps fait son œuvre ? Le dernier morceau, "Same Time Tomorrow", traite justement du temps. Sur base de l'horloge du magnétoscope (oui, on est en 1994), figée sur 12:00 car on n'a pas pris le temps de modifier l'heure, Laurie Anderson réfléchit sur le temps, sa relativité et son mystère.
Bright Red n'est pas un album à mettre entre toutes les oreilles. Très froid, franchement bizarre, il est difficile d'accès – ok, c'est du Laurie Anderson, on est d'accord. Il n'y a pas grand-chose qui peut de près ou de loin susciter une adhésion immédiate. Pourtant, cet album, souvent – me semble-t-il – négligé dans le catalogue d'Anderson, a quelque chose de tout à fait fascinant. Non pas par ses qualités mélodiques, ni par son incroyable variété ou par son ébouriffant avant-gardisme, mais par les atmosphères qui sont brodées – ou plutôt l'atmosphère qui est brodée – ainsi que par ses textes obscurs. La récurrence de certaines thématiques donnent vraiment envie de s'intéresser aux paroles, car on sent qu'il s'y cache quelque chose, quelque chose à interpréter, à déchiffrer, quelque chose de personnel, et en même temps d'universel, car qui n'a jamais eu peur du temps, qui passe et qui, dans son passage, efface de notre instable mémoire ce qu'on aurait intimement aimé garder.
Bon 15/20 | par Rebecca Carlson |
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