Richard Dawson
Peasant |
Label :
Weird World |
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Mes paupières sont closes. Un délicat filet de cuivres apaisés enveloppe tendrement mes tympans, apportant à ma conscience embrumée la promesse d'une aube paisible. Je n'ose étirer mes membres engourdis, de peur de briser le charme de cette douce mélopée venue me cueillir au réveil.
Mes sourcils se froncent. Quelqu'un a mis une couille dans mon duveteux potage ; une trompette a trébuché, entrainant tout l'orchestre à sa suite. Le flot de douceur s'est changé en gargouillis étranglé, puis en flatulences ponctuelles. Saisi par l'impression soudaine d'être la victime d'une farce matinale, j'ouvre les yeux et sursaute devant le spectacle qui m'attend. Autour de moi, mes murs en plâtre sont devenus une forêt dense, cette matière chaude et confortable sous mon fessier n'est plus mon matelas mais une épaisse couche de vase, et à mes côtés ma mie s'est changée en une dizaine de bouseux qui me toisent avec défiance, aussi consternés que moi semble-t-il par la tournure qu'ont pris les évènements. Parmi eux je reconnais quelques éminents représentants des plus basses couches de la société ; un soldat, frêle dans son armure et les yeux hantés, une fille de joie lasse, bretelle tombante et cernes battantes, un mendiant éploré serrant une touffe de poil brune et neige dans sa main tremblante... Je ne puis rester plus longtemps à dévisager et détailler cet étrange carnaval médiéval désenchanté, car un boucan de tous les diables se fait entendre au delà de la lisière du bois.
À peine ai-je eu le temps de réfléchir que me voici droit dans ma boue, sans bottes, à contempler bouche bée une énorme créature mécanique dont le corps infini s'étend comme une tapisserie faite de branches tordues, de feuilles mortes, de cheveux sales, de boyaux luisants, de lichen humide, de fer rouillé, de morpions fourrageurs, de plumes dressées, de poils hirsutes... À chacun de ses pas, c'est toute la structure qui se met en branle et craque jusque dans ses moindre recoins, laissant entendre une flopée de mélodies toutes plus insensées et déchirantes les unes que les autres. Trônant au sommet de la bête, un épais bonhomme au visage joufflu me toise avec un étrange regard enfantin.
"Saisissez vous du mécréant, valeureux camarades ! Et partagez lui votre chaleur."
Les terreux s'animèrent soudain, mus par une force nouvelle, et se mirent à tourner autour de votre médusé serviteur, se trémoussant comme saisis par une transe, scandant des chœurs hantés composés d'images étranges. Mes membres remuent par eux-mêmes...
Il me semble que j'ai excessivement dormi cette nuit. Je crois avoir été happé dans le songe de monsieur Richard Dawson – l'homme au visage rond perché sur la créature. Me voici grosso merdo 15 siècles en arrière, dans le royaume de Bryneich, au nord de l'Angleterre, embourbé dans les tourbières de ce qu'on a nommé le "dark age", ère d'obscurantisme, pleine de sombre mystique et de légendes perdues, au cœur de laquelle Richard a planté un décor pour le moins imagé, attaché à en décrire au moyen de sa verve fougueuse et chirurgicale les moindres fragrances. Il suffirait de fermer les yeux pour voir ces couleurs vives qu'il s'attèle à retranscrire
Dans ce rêve, le troubadour Richard s'arme certes de son parler habité, usant de formules évocatrices propres à laisser entrevoir la Chose derrière le mot, mais encore faut-il rendre vivantes, palpables, ces histoires ; passer d'un décor luxuriant à un monde tangible. Pour animer cette glorieuse et écrasante bête, Dawson ne recule devant rien. Accompagné de ses camarades de bataille, celui qui nous a habitué à se confronter seul à la tourmente place nos oreilles au creux des entrailles de chaque instrument. Les cordes grésillent sous les doigts épais, les corps de bois gémissent et se craquèlent, les instruments frottent sur le tissu, un objet métallique tombe sur le sol, les percussions semblent frappés à main nue comme on attendrit la viande, même la harpe paraît menaçante si elle se laisse aller. Ici, les fausses notes sont gardées, comme témoins précieux de l'humanité de leurs géniteurs. Et au cœur de cette glorieuse chair titubante mais triomphante, le palpitant organe de Richard Cœur de Lion en personne. Lui qui a tout vécu ; ou du moins en donne-t-il l'illusion, incarnant ses personnages comme s'il était ce renard changeforme entre-aperçu sur "Shapeshifter", guidant l'égaré jusque son foyer. Pur narrateur, il gémit, scande, clame, pleure, implore, rugit, ratant parfois ses notes mais jamais sa cible. "Ogre", première véritable introduction au monde fantastique de Peasant, nous voit dévaler les terres mythiques de Bryneich, passant du conte obscur aux mélodies médiévo-décadentes à l'échappée au travers de la vallée des aigles, du bassin d'abondance, de la baie aux algues incandescentes, et autres lieux fous, énumérés le long d'un hymne pop à l'urgence galvanisante.
Ses histoires content celle d'une communauté en se fondant dans le point de vue de neuf personnages, comme autant de représentants d'une société qui marche sur la tête. Les portraits sont crus, impitoyables, tirés avec un sens du détail qui empêche toute retraite, mais le plus souvent émerge la tendresse. Il y a cette prostituée vendue par ses parents contre "une année de grain", vide de l'intérieur mais rêvant d'une nouvelle vie en se lançant vers l'inconnu. Ce tisserand qui se découvre un inexplicable amour paternel envers le rejeton prématuré que sa femme a conçu avec un autre. Ce soldat défait qui va au charnier le cœur gros, puis s'enfuit du champ de bataille avec l'espoir de retrouver sa belle. Ce père qui voir grandir un fils sauvé jadis de la grippe par des moyens surnaturels, pour se le voir arraché à nouveau après avoir développé des dons de voyance inopinés. Cette masseuse envieuse de détenir la Broche d'Eternelle Beauté, qui finira par perdre la vue. Ou ce conte tendre et tragique d'un mendiant qui veille sa compagne canine sur son lit de mort, suppliant les étoiles de lui accorder leur pardon pour sa lâcheté...
L'esprit militant pourra volontiers discerner derrière ces coups de pinceau crus et passionnés une réaction engagée au Brexit d'une part, et plus généralement à la culture de l'individualisme écrasant et du repli sur soi grandissant. Cependant gare aux réponses trop évidentes aux questions complexes que pose Peasant depuis ses tortueux chemins de traverse. Le message de notre barde, si message il y a, me semble tenir d'un besoin bien plus vital et primordial de revenir à un sens de la communauté qui s'est perdu avec le temps. Nulles velléités didactiques chez Dawson, nulle volonté de trop en dire, mais plutôt le souhait tacite que chacun formule des propres interprétations à partir du vaste prisme de points de vue qu'offre Peasant. Ce n'est pas pour rien que l'homme a choisi le dark age obscurantiste comme terreau pour y faire pousser ses mélodies en pagaille, mêlant fables sociales et légendes fantastique au sein d'une époque brumeuse et riche en fantasmes.
Il est temps de me réveiller. Je jette un dernier regard à l'insolite assemblée qui m'aura tenue compagnie, et m'éloigne à regrets. J'aurai ri et pleuré à les écouter me raconter en détail leurs tragédies, davantage pleuré sans doute. Je ne saurais dire s'ils sont plus heureux ensembles, au moins sont-ils moins seuls. Et moi, ils m'ont tenu chaud. Richard est déjà reparti chevaucher son épatante créature, mais peut-être n'ai-je plus besoin de lui. Peut-être pourrai-je un jour revenir au Royaume de Bryneich, en le rêvant moi-même.
Mes sourcils se froncent. Quelqu'un a mis une couille dans mon duveteux potage ; une trompette a trébuché, entrainant tout l'orchestre à sa suite. Le flot de douceur s'est changé en gargouillis étranglé, puis en flatulences ponctuelles. Saisi par l'impression soudaine d'être la victime d'une farce matinale, j'ouvre les yeux et sursaute devant le spectacle qui m'attend. Autour de moi, mes murs en plâtre sont devenus une forêt dense, cette matière chaude et confortable sous mon fessier n'est plus mon matelas mais une épaisse couche de vase, et à mes côtés ma mie s'est changée en une dizaine de bouseux qui me toisent avec défiance, aussi consternés que moi semble-t-il par la tournure qu'ont pris les évènements. Parmi eux je reconnais quelques éminents représentants des plus basses couches de la société ; un soldat, frêle dans son armure et les yeux hantés, une fille de joie lasse, bretelle tombante et cernes battantes, un mendiant éploré serrant une touffe de poil brune et neige dans sa main tremblante... Je ne puis rester plus longtemps à dévisager et détailler cet étrange carnaval médiéval désenchanté, car un boucan de tous les diables se fait entendre au delà de la lisière du bois.
À peine ai-je eu le temps de réfléchir que me voici droit dans ma boue, sans bottes, à contempler bouche bée une énorme créature mécanique dont le corps infini s'étend comme une tapisserie faite de branches tordues, de feuilles mortes, de cheveux sales, de boyaux luisants, de lichen humide, de fer rouillé, de morpions fourrageurs, de plumes dressées, de poils hirsutes... À chacun de ses pas, c'est toute la structure qui se met en branle et craque jusque dans ses moindre recoins, laissant entendre une flopée de mélodies toutes plus insensées et déchirantes les unes que les autres. Trônant au sommet de la bête, un épais bonhomme au visage joufflu me toise avec un étrange regard enfantin.
"Saisissez vous du mécréant, valeureux camarades ! Et partagez lui votre chaleur."
Les terreux s'animèrent soudain, mus par une force nouvelle, et se mirent à tourner autour de votre médusé serviteur, se trémoussant comme saisis par une transe, scandant des chœurs hantés composés d'images étranges. Mes membres remuent par eux-mêmes...
Il me semble que j'ai excessivement dormi cette nuit. Je crois avoir été happé dans le songe de monsieur Richard Dawson – l'homme au visage rond perché sur la créature. Me voici grosso merdo 15 siècles en arrière, dans le royaume de Bryneich, au nord de l'Angleterre, embourbé dans les tourbières de ce qu'on a nommé le "dark age", ère d'obscurantisme, pleine de sombre mystique et de légendes perdues, au cœur de laquelle Richard a planté un décor pour le moins imagé, attaché à en décrire au moyen de sa verve fougueuse et chirurgicale les moindres fragrances. Il suffirait de fermer les yeux pour voir ces couleurs vives qu'il s'attèle à retranscrire
Dans ce rêve, le troubadour Richard s'arme certes de son parler habité, usant de formules évocatrices propres à laisser entrevoir la Chose derrière le mot, mais encore faut-il rendre vivantes, palpables, ces histoires ; passer d'un décor luxuriant à un monde tangible. Pour animer cette glorieuse et écrasante bête, Dawson ne recule devant rien. Accompagné de ses camarades de bataille, celui qui nous a habitué à se confronter seul à la tourmente place nos oreilles au creux des entrailles de chaque instrument. Les cordes grésillent sous les doigts épais, les corps de bois gémissent et se craquèlent, les instruments frottent sur le tissu, un objet métallique tombe sur le sol, les percussions semblent frappés à main nue comme on attendrit la viande, même la harpe paraît menaçante si elle se laisse aller. Ici, les fausses notes sont gardées, comme témoins précieux de l'humanité de leurs géniteurs. Et au cœur de cette glorieuse chair titubante mais triomphante, le palpitant organe de Richard Cœur de Lion en personne. Lui qui a tout vécu ; ou du moins en donne-t-il l'illusion, incarnant ses personnages comme s'il était ce renard changeforme entre-aperçu sur "Shapeshifter", guidant l'égaré jusque son foyer. Pur narrateur, il gémit, scande, clame, pleure, implore, rugit, ratant parfois ses notes mais jamais sa cible. "Ogre", première véritable introduction au monde fantastique de Peasant, nous voit dévaler les terres mythiques de Bryneich, passant du conte obscur aux mélodies médiévo-décadentes à l'échappée au travers de la vallée des aigles, du bassin d'abondance, de la baie aux algues incandescentes, et autres lieux fous, énumérés le long d'un hymne pop à l'urgence galvanisante.
Ses histoires content celle d'une communauté en se fondant dans le point de vue de neuf personnages, comme autant de représentants d'une société qui marche sur la tête. Les portraits sont crus, impitoyables, tirés avec un sens du détail qui empêche toute retraite, mais le plus souvent émerge la tendresse. Il y a cette prostituée vendue par ses parents contre "une année de grain", vide de l'intérieur mais rêvant d'une nouvelle vie en se lançant vers l'inconnu. Ce tisserand qui se découvre un inexplicable amour paternel envers le rejeton prématuré que sa femme a conçu avec un autre. Ce soldat défait qui va au charnier le cœur gros, puis s'enfuit du champ de bataille avec l'espoir de retrouver sa belle. Ce père qui voir grandir un fils sauvé jadis de la grippe par des moyens surnaturels, pour se le voir arraché à nouveau après avoir développé des dons de voyance inopinés. Cette masseuse envieuse de détenir la Broche d'Eternelle Beauté, qui finira par perdre la vue. Ou ce conte tendre et tragique d'un mendiant qui veille sa compagne canine sur son lit de mort, suppliant les étoiles de lui accorder leur pardon pour sa lâcheté...
L'esprit militant pourra volontiers discerner derrière ces coups de pinceau crus et passionnés une réaction engagée au Brexit d'une part, et plus généralement à la culture de l'individualisme écrasant et du repli sur soi grandissant. Cependant gare aux réponses trop évidentes aux questions complexes que pose Peasant depuis ses tortueux chemins de traverse. Le message de notre barde, si message il y a, me semble tenir d'un besoin bien plus vital et primordial de revenir à un sens de la communauté qui s'est perdu avec le temps. Nulles velléités didactiques chez Dawson, nulle volonté de trop en dire, mais plutôt le souhait tacite que chacun formule des propres interprétations à partir du vaste prisme de points de vue qu'offre Peasant. Ce n'est pas pour rien que l'homme a choisi le dark age obscurantiste comme terreau pour y faire pousser ses mélodies en pagaille, mêlant fables sociales et légendes fantastique au sein d'une époque brumeuse et riche en fantasmes.
Il est temps de me réveiller. Je jette un dernier regard à l'insolite assemblée qui m'aura tenue compagnie, et m'éloigne à regrets. J'aurai ri et pleuré à les écouter me raconter en détail leurs tragédies, davantage pleuré sans doute. Je ne saurais dire s'ils sont plus heureux ensembles, au moins sont-ils moins seuls. Et moi, ils m'ont tenu chaud. Richard est déjà reparti chevaucher son épatante créature, mais peut-être n'ai-je plus besoin de lui. Peut-être pourrai-je un jour revenir au Royaume de Bryneich, en le rêvant moi-même.
Exceptionnel ! ! 19/20 | par X_Wazoo |
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