Mount Eerie
A Crow Looked At Me |
Label :
P.W. Elverum & Sun |
||||
Toi qui t'apprêtes à entamer la lecture de cette chronique, permets moi de te prendre en otage comme cet album m'a harponné, foutu à terre et progressivement étouffé dans sa trop palpable pesanteur, dans son inévitable réalité. Je ne te forcerai pas à subir le même traitement, j'ai simplement besoin de quelqu'un avec qui j'aurai l'illusion de pouvoir parler. Je ne veux pas écrire seul sur... ça. Ne me laisse pas l'affronter en solitaire.
Je vais commencer en te racontant le contexte. C'est rassurant ça, le contexte, c'est fixe, c'est objectif, ça se présente et se déroule sans avoir besoin de s'investir personnellement, quand bien même les circonstances en elles-mêmes sont déchirantes. En février 2015, Geneviève Elvrum, femme de Phil Elvrum, accouche de leur petite fille. Quelques mois après, une radio de routine révèle un cancer déjà bien installé dans le pancréas de Geneviève. Juin 2016, une collecte de fond est organisée sur le web pour financer la suite du traitement. Les résultats sont mirobolants, les dollars crèvent le plafond, mais toute la bonne volonté de tous les indie-paypals du monde n'y feront rien : Geneviève s'éteint un mois plus tard, le 9 juillet, laissant un Phil veuf et père d'un enfant d'un an et demi. Un Phil atterré, qui va vivre son deuil comme il a vécu le reste de sa vie : au travers de chansons. Moins de 9 mois après, un album est déjà prêt, il se nomme A Crow Looked at Me et parle de la mort de Geneviève, des évènements l'ayant précédé et suivi.
Voilà comme ça c'est clairement posé. Mais quand même tu vois, rien n'aurait pu me préparer à ça. Depuis la sortie du disque (depuis la parution des singles "Real Death" et "Ravens" même, qui annonçaient bien la couleur), nombre sont ceux qui rapportent ne plus jamais vouloir le réécouter. Tout en criant au chef-d'œuvre. Certains même confessèrent ne pas avoir osé l'écouter/ne pas être parvenus à le finir. C'est te dire à quel point on était loin niveau dévastation émotionnelle. Phil n'est pourtant pas le premier à chanter la mort. Mais personne à ma connaissance ne l'a jamais chantée ainsi – pas en ayant l'oreille d'un si large public en tout cas. Ce n'est pas la mort de Geneviève qui nous dévaste, c'est bien Phil, c'est sa présence trop proche, trop intime, trop crue, trop impudique. A Crow Looked at Me est triste, oui, parmi tout ce que tu ressentiras lorsque tu te pencheras dessus toi aussi il y aura certainement de la tristesse. Mais ce n'est certes pas une tristesse commune. Des albums tristes j'en ai écouté des tas, toi aussi sans doute, parmi eux j'en ai aimé beaucoup, mais aucun ne m'a mis dans un tel état. D'ailleurs, aucun album du genre ne m'a jamais vraiment foutu un profond cafard, car l'approche "classique" de la tristesse en musique fait de ce sentiment la source d'une beauté que l'artiste précisément sublime. Mais Phil ne sublime pas, ou plutôt il ne sublime plus – toute sa carrière durant il a chanté sur la solitude, la mélancolie, la mort (parfois au détour d'un titre comme "I Can't Believe You Actually Died" qui revient lui en faire subir la cruelle et ironique morsure). Il n'est pas question ici de magnifier un spleen, de le mettre en image, de l'élever en un dessein artistique. Phil n'en a ni la force, ni l'envie et il ne veut pas en faire un objet d'art. Frappé par l'omniprésence de cette absence, plié en deux par une écrasante absurdité, confronté à l'évidence de l'innommable ; il ne peut plus rien faire d'autre que s'attacher aux faits. Des faits délivrés sans ces fards qui sont le lot commun de n'importe quelle production artistique et qui s'appellent métaphores, symboles, analogie, allégories... poésie. "Death is real, Someone's there and then they're not. It's not for singing about, it's not for making into art".
On ne trouvera pas en ces terres désolées la moindre concession de la part d'un Phil se refusant à trouver le moindre terrain commun avec l'auditeur. Refusant toute abstraction qui nous permettrait d'y trouver l'écho de nos propres émotions. L'album est aussi dur car l'on est écrasé par la proximité (la promiscuité, presque) de la peine d'un autre, toute puissante, l'on est placé dans une position de pur voyeurisme – à laquelle Phil nous convie certes implicitement à partir du moment où il fait le choix de publier l'album – parce que Phil a refusé de nous y inclure ; il s'adresse essentiellement à Geneviève, à la seconde personne. Nous ne faisons pas partie de ce tableau trop intime, trop cru. Et il n'y a pas d'échappatoire. Car Phil ne parvient pas à en trouver non plus. Depuis le 9 juillet dernier, il doit composer avec une absence inenvisageable, qu'il décrit avec des mots douloureusement simples et direct : quelqu'un est là, puis il ne l'est plus. Nous sommes bloqués tout en bas avec Phil, dans la plus impitoyable des abysses : le réel. Ce réel qui n'autorise nul retour en arrière, nul recul, nulle poésie. Ta femme est morte. Point barre. Ce réel dont il faut bien se détacher pour continuer à vivre, pour trouver un sens à tout cela. Mais Phil ne parvient pas à s'en dépêtrer, il est profondément englué dans la réalité de cet espace vide, qui s'incarne dans la chambre où Geneviève est morte. Incapable d'intégrer cette absence, il tente de faire corps avec en enregistrant ses chansons avec les instruments de sa femme (guitare, accordéon, piano, basse, boîte à rythme...), dans cette même pièce où peut-être son fantôme. Pourtant Phil n'est pas un être spirituel, il le dit lui-même en interview : il sait pertinemment que Geneviève n'est plus là, qu'elle s'en est allée définitivement. Mais ça ne l'empêche pas, un peu partout sur le disque, d'aller interpréter chaque détail le plus trivial, le plus insignifiant du quotidien pour tenter de donner du sens au trépas de sa femme. Sur "Seaweed", Phil et sa fille s'en vont sur l'île où le couple avait à terme prévu d'aller déménager, et versent les cendres de Geneviève sur une chaise placée face au coucher de soleil. Phil est alors pris d'une poussée compulsive de questionnements sur ce paysage qui sera l'ultime demeure de son épouse. Est-ce que Geneviève aimait les oies sauvages ? Est-ce que les centaines d'oiseaux qui s'accumulent sur la plage en contrebas signifient quoi que ce soit ? Est-ce qu'elle aimait les fleurs digitales pourprées ? La colline en est couverte. Il ne se souvient plus. L'a-t-il jamais su ? De toute manière, il ne considère pas cette poussière qui s'envole désormais vers l'Océan comme sa femme. Elle est le soleil couchant lui-même.
Ainsi se déroule A Crow Looked at Me devant nos oreilles impuissantes à consoler l'inconsolable Phil, qui sur l'essentiel de l'album énumère des anecdotes de sa nouvelle vie solitaire, hanté par le fantôme de sa femme, dans un style particulièrement direct – simple, mais le choix des mots est cruellement précis – qui enfonce un peu plus profondément à chaque phrase le poignard dans notre cœur meurtri. Porté par un débit vocal qui souvent déborde de la mesure, par une prose qui pourrait presque passer pour de l'écriture automatique si les écoutes répétées n'apportaient pas l'évidence que chaque mot est profondément, douloureusement délibéré, Phil nous délivre des faits désenchantés : le courrier que reçoit toujours Geneviève des semaines après sa mort ; les habitants de la ville qui le dévisagent de façon gênante dans une allée de supermarché qui se transforme en "canyon de pitié et de confusion" ; le don des vêtements de Geneviève à sa ville et Phil qui voit régulièrement passer des gens portant ces vêtements dans la rue ; le souvenir d'avoir tenu sa femme contre son corps dans cette chambre et d'avoir assisté ses dernières inspirations haletantes ; la mort de leur conseiller conjugal 2 mois après le décès de Geneviève, laissant entendre que leur travail était définitivement achevé ; le récit de la sortie de poubelles...
Je te le disais plus haut, Phil a toujours chanté sur ces thématiques que d'aucun considèreraient déprimantes (par exemple en 2008 sur Dawn : Winter Journal, Phil a passé des mois dans une cabane norvégienne isolée du monde, il en a tiré un disque acoustique aux thèmes d'une grande tristesse respirant une totale solitude), mais la beauté irradiait de tous les pores de cette musique, les arrangements de guitare n'étaient pas si pessimistes et la voix de Phil a toujours eu cette capacité à me plonger dans un cocon d'absolu confort, à m'apaiser et me donner envie de me blottir tendrement contre la première source de chaleur venue. Sa musique a toujours eu cette paradoxale double qualité de savoir se faire à la fois intime et immense, nous laissant visualiser des paysages forestiers à perte de vue au sein desquels un petit homme frêle chante timidement. Mais il n'y a plus rien d'immense dans A Crow Looked at Me, juste un Phil chancelant, titubant, confus, blasé, monocorde. Si immensité il y a, c'est celle de l'absence de Geneviève, inconcevable. La voix de Phil n'est plus réconfortante, cette fois elle ne me bercera pas. Mais nous ne sommes pas les seuls à tomber de haut ; le premier à découvrir le gouffre entre ses chansons et la réalité de ce vécu c'est Phil lui-même, qui nous le dit sans ambages à plusieurs reprises. Ici, sur "Emptiness pt.2" : "Conceptual emptiness was cool to talk about, back before I knew my way around the hospitals. I would like to forget and go back into imagining.". La distance entre la mort de ses précédentes chansons et cette mort réelle est incommensurable. Lui qui a toujours chanté et philosophé sur la nature, se retrouve confronté à sa propre appartenance à ce cycle où tout se désagrège pour renaître sous une autre forme. Pensée insupportable, qu'il rejette dans "Forest Fire" où il fait le parallèle entre un feu de forêt de l'été 2016 qui est décrit par les spécialistes comme une "dévastation naturelle et purificatrice", qui renouvelle la couche d'arbres et efface les sentiers, et l'acte de fouiller dans les affaires de Geneviève pour jeter ses sous-vêtements ("But when I'm kneeling in the heat, throwing out your underwear, the devastation is not natural or good. You do belong here. I reject nature, I disagree"). La naïveté se paie au prix fort.
Au delà de la mort, si A Crow Looked at Me est uni sous un thème majeur, c'est sans doute celui de la transformation. Une transformation qui n'est pas acceptée. D'abord la transformation du corps de Geneviève, décrite par le biais de quelques images troublantes ("But chemo had ravaged and transformed your porcelain into some other thing, something jaundiced and fucked", "Your transformed, dying face will recede with time, is what our counselor said", "You were probably aching, wanting not to die. Your body transformed, I couldn't bear to look so I turned my head"), et puis, surtout, la transformation de la compréhension de Phil. L'évolution de son cheminement. Écrit d'août à décembre 2016, de la fin de l'été au début de l'hiver, l'album nous montre avec une précision parfois embarrassante, parfois simplement émouvante, la route de Phil du désespoir sans issue à l'acceptation progressive. Frappé par les abysses de la première moitié du disque, tu seras sans doute tenté de ne le voir que comme un puits de chagrin dans fond. Ce serait commettre là une erreur dramatique, car Phil parle aussi du moment où il commence à tourner la page. C'est même la plus belle partie de l'album (peut-être la seule qu'on puisse qualifier sereinement de " belle " sans se retrouver poursuivi par le politiquement correct pour délit de fascination morbide). Oh, lui n'a pas envie de changer, il se force à rester bloqué dans un présent perpétuel, autour de la date fatidique, jusqu'à ce qu'il parvienne à y mettre un sens, afin qu'il puisse continuer à imaginer qu'elle est encore là avec lui, afin de chérir maladroitement ses derniers moments passés avec elle. Sur "My Chasm", peut-être le plus terrible des morceaux, Phil se décrit comme un conteneur d'histoire à propos de sa femme. La perte de celle-ci est "une abysse que je trimballe avec moi en ville. Et je ne veux pas la refermer. Regardez moi. La mort est réelle". Mais à son corps défendant, et aussi bête et niais que cela puisse paraître, la vie continue. "The year moves on without you in it". Phil est forcé d'accepter ce mouvement un jour ou l'autre. Pour plusieurs raisons, mais la principale est ce bébé dont il doit s'occuper. Une enfant qui n'a pas vécu la mort de sa mère comme lui a vécu celle de son épouse, qui a besoin que l'on s'occupe d'elle et qu'on vive avec elle dans un présent qui n'est pas fixé plusieurs mois en arrière. Parmi les mouvements de transition décisifs qui parcourent A Crow Looked at Me, nombre d'entre eux ont pour origine la fille de Phil. C'est pour la protéger qu'il se décide enfin à fermer la fenêtre de la chambre – qu'il avait laissée ouverte pendant des mois afin de laisser à ce qui restait de Geneviève la liberté d'aller et venir – car le bébé a attrapé froid. C'est également ce bébé, par une parole innocente, qui arrache à Phil sa première métaphore dans l'album : "Today our daughter asked me if mama swims. I told her, 'Yes she does, and that's probably all she does now.'".
Musicalement et lyriquement parlant, le tournant arrive – presque brusquement comparé à la stase vaporeuse du reste – lors de "Toothbrush/Trash". Où Phil réalise pour la première fois, trois mois après, qu'il ne parvient plus à se souvenir de ce que cela fait d'avoir Geneviève dans la maison. Les souvenirs sont désormais cristallisés dans des photographies affichées un peu partout dans la maison. "The echo of you in the house dies down." À la fin de ce vers, la rythmique s'élance soudainement, un piano lance une ligne mélodique optimiste, transformant une chanson solennelle et plombée en ballade mid-tempo presque enjouée (tout est dans le "presque"). Phil se demande une dernière fois si le fantôme de Geneviève n'est pas encore là dans cette chambre, incarné dans une mouche de passage. Finalement, il laisse la mouche passer par la fenêtre, en même temps qu'il vide enfin la salle de bain des affaires et des déchets de sa femme ("dried-out, bloody, end-of-life tissues") qu'il n'avait pas eu le courage de bazarder. Pas de gaieté de cœur ("It does not feel good"), mais il le fait quand même. Il capitule et rend les armes au processus de deuil que tout son être réclame tout en le craignant. Juste après ça, sur ce qui restera dans mon cœur comme la plus belle chanson de l'album, "Soria Moria", Phil se reconnecte enfin avec son histoire personnelle, avec son enfance, s'extirpant de ce présent fixe dans le temps, ce purgatoire paralysant où il était bloqué depuis le début du disque pour retrouver sa vieille mélancolie, familière et chaleureuse. Plus fort encore, il achève le morceau en comparant son chemin de croix – à faire des allers retour nocturnes à l'hôpital pour aller voir Geneviève – à celui de l'enfant du tableau Soria Moria, qui contemple une mer de brouillard en montagne derrière laquelle un lointain bâtiment brille comme un soleil ou une cité d'or. Traditionnellement, le château de Soria Moria dans le folklore Norvégien est un symbole de bonheur parfait, et le trajet pour y parvenir est différent pour chacun. Phil chante alors : "I have not stopped looking across the water from the few difficult spots where you can see that the distance from this haunted house where I lived to Soria Moria is a real traversable space. I'm an arrow now, mid-air" Il confie ne pas désespérer pouvoir accéder au bonheur. C'est peut-être la seule marque positive de l'album, certes, mais c'est une puissante déclaration qui vient presque clôturer ce parcours éprouvant. Presque ? Oui, il reste encore un morceau, minuscule, tendre, soucieux, presque anecdotique après la sublime tapisserie de Soria Moria. Sauf qu'il s'y passe quelque chose de décisif, un renversement : toujours à la seconde personne, Phil ne s'adresse plus à Geneviève mais à sa fille. Geneviève a été saluée dans "Toothbrush/Trash", sanctifiée dans "Soria Moria", désormais Phil doit s'occuper de son petit bout de chou. La page la plus belle et douloureuse de sa vie se tourne. Bien sûr, il reste angoissé et déprimé, se demandant quel monde pourri il laisse à sa fille, un monde où Trump vient d'être élu président et où aucune mère ne sera là pour l'élever. Mais il partage un moment très privilégié avec elle, celle qui incarne à la fois le futur et le plus beau souvenir que lui aura laissé Geneviève. Quelques minutes magiques et hors du temps où Phil a l'impression d'être suivi et fixé par un corbeau, alors que bébé murmure "Crow, crow" dans son sommeil. "Crow, she said, crow, and I asked : 'Are you dreaming about a crow ?' And there she was." Quand tu te mettras à penser que cet album est un gouffre de désespoir, souviens-toi que c'est cette tendre anecdote, presque sereine, qui a été choisi pour le titre. Il y a de l'espoir dans A Crow Looked at Me. Je rentre toujours dans l'album déprimé, mais j'en ressors de plus en plus souvent avec un petit sourire mélancolique.
C'est bientôt fini ne t'inquiète pas. Tu mettras sans doute plus de temps à lire ces bêtises d'un bout à l'autre qu'à écouter le disque lui-même. Mais il me reste encore quelques trucs à déballer, Phil n'a pas le monopole de la logorrhée vois-tu. Si tu te balades sur Internet ces jours-ci en lisant des avis sur ce Mount Eerie, ne va pas croire tout ce qu'on te dit ; certains prétendent que si l'album brille par ses paroles, on ne peut pas en dire autant de sa musique. Phil lui même après tout a confié en interview : " It's barely music. " Mais c'est se tromper de combat. A Crow Looked at Me est effectivement extrêmement sobre dans ses arrangements, dépouillé, une partie des chansons s'arrêtent brutalement (pas moins brutalement que la vie de Geneviève en fin de compte, et puis Phil n'a pas attendu cet album pour donner des fins abruptes à ses compos), parfois c'est à peine si l'on entend autre chose que sa voix avec un léger filet de guitare. Mais de là à distinguer le texte de l'accompagnement instrumental pour les juger chacun séparément, faut pas déconner. On ne peut pas détacher le propos de l'album de sa musique, et vice-versa. Je parlais plus haut de ces mots écrits par Phil qui paraissent automatiques mais qui me semblent en réalité profondément délibérés, et bien il en va de même pour la musique. Aurait-on pu s'attendre à autre chose connaissant notre Phil Elverum ? Lui s'est toujours préoccupé autant de l'atmosphère de ses albums que de son "contenu", et le choix de ne garder que le squelette de ses chansons s'inscrit dans la même démarche. "Real Death", avec sa douce guitare électrique, ses notes de piano éparses, sa petite boîte à rythme et son discret drone d'accordéon, est presque la plus luxuriante du lot. Chaque instrumentation s'adapte à son propos. "Seaweed" narre le voyage pour relâcher les cendres de Geneviève ; une mélodie d'enterrement, minimale et plombante au possible, était nécessaire. Alors que la confusion de Phil s'accroît, un piano bancal vient plaquer des accords pleins de malaise et à l'harmonie douteuse. Le dernier accord, alors que Phil lance un ultime cri d'amour ("You are the sunset !"), est d'ailleurs un accord majeur. "Toothbrush/Trash" se réveille et retrouve vie lorsque Phil admet qu'il tourne la page, malgré lui. "Emptiness pt.2" tourne en rond dans ses motifs car Phil fait les cent pas, confronté à ce "cri qui ne dit rien", cette absence qui refuse de prend un quelconque sens. Souligné d'autant plus par la mélodie de guitare (ou de clavier?) finale qui revient sur elle-même. L'exemple le plus marquant est peut-être "Soria Moria". Superbe fresque acoustique à la fois dépouillée mais luxuriante à sa manière, elle intervient à un moment où Phil se reprend timidement consistance, se reconstruit ; et avec lui son songwriting se reconstruit. On a pour la première fois du disque des paroles qui se répètent en quelque chose qui ressemble à un refrain ou au moins un leitmotiv ("Slow pulsing red tower lights. Across the distance, refuge in the dust."). Symboliquement, cette piste renvoie à "The Moon" sur The Glow pt.2, de par sa mélodie acoustique d'une part, cousine de sa grande sœur, et d'autre part par cette ligne directement tirée du morceau original, prononcée sur la même mélodie avec la même intonation : "I went back to feel alone there".
Avant de te lâcher et retourner à une solitude qui me semble de plus en plus confortable, à mesure que cette chronique progresse et que je me mets à penser que A Crow Looked at Me est plus un album de vie qu'un album de mort ; j'aimerais tenter de t'emmener un peu plus loin, de réfléchir un moment sur la façon dont peut s'apprécier, et dont peut grandir cet album. Tu verras, comme je te l'ai dit, beaucoup de gens ressortir de cet album en le sacralisant tout en promettant de ne jamais plus y revenir. Par pudeur, par volonté de ne pas souffrir. Et c'est tout à fait respectable, chacun s'accommode comme il l'entend, chacun connait ses propres limites et tout le monde n'a pas envie de prendre la peine de souffrir pour comprendre l'album au delà de la seule peine inconsolable de Phil. Mais si les premières écoutes ne donnent accès qu'à cette tristesse insondable, à ce refus de trouver de la beauté dans tout cela, d'en retirer une leçon, laisser grandir l'album le... transforme, justement. Un parallèle peut-être tiré sans mal entre le parcours de Phil depuis le choc de la mort de Geneviève et le choc de l'auditeur avec la découverte de l'album. Et de même que Phil tourne la page, passe à autre chose, évolue au cours de l'album, l'auditeur fera de même s'il accepte de laisser l'album l'accompagner. Je devrais plutôt parler à la première personne, mon but n'est pas bien sûr de faire de mon expérience une généralité. J'ai vécu cet album de la même façon qu'on vit un deuil, musicalement. Je ne pouvais pas, durant les premiers jours, me détacher de cette étouffante impuissance, de ce vide envahissant et contagieux. Mais A Crow Looked at Me mérite de devenir autre chose, une entité différente pour chacun, d'autant plus que Phil nous donne tous les outils pour y parvenir. Je refuse de m'arrêter à la désolation, la route jusqu'au château de Soria Moria est traversable.
Voilà. Merci d'être resté à mes côtés tout du long, même si tu n'es sans doute que le fruit de mon imagination, un recours face à une trop pesante solitude, une béquille qui m'évite de trébucher entre deux coups de claviers pour ne plus jamais me relever. À présent A Crow Looked at Me ne m'apparait plus si noir, sa noirceur devient presque confortable, j'ai moi-même comblé le vide des mes interprétations hésitantes. Je me sens capable de marcher seul maintenant. Je n'ai même plus l'impression d'être un monstre en accolant une note à cet album. Il ne me reste qu'à te libérer et à te dire adieu, et merci pour le poisson.
Je vais commencer en te racontant le contexte. C'est rassurant ça, le contexte, c'est fixe, c'est objectif, ça se présente et se déroule sans avoir besoin de s'investir personnellement, quand bien même les circonstances en elles-mêmes sont déchirantes. En février 2015, Geneviève Elvrum, femme de Phil Elvrum, accouche de leur petite fille. Quelques mois après, une radio de routine révèle un cancer déjà bien installé dans le pancréas de Geneviève. Juin 2016, une collecte de fond est organisée sur le web pour financer la suite du traitement. Les résultats sont mirobolants, les dollars crèvent le plafond, mais toute la bonne volonté de tous les indie-paypals du monde n'y feront rien : Geneviève s'éteint un mois plus tard, le 9 juillet, laissant un Phil veuf et père d'un enfant d'un an et demi. Un Phil atterré, qui va vivre son deuil comme il a vécu le reste de sa vie : au travers de chansons. Moins de 9 mois après, un album est déjà prêt, il se nomme A Crow Looked at Me et parle de la mort de Geneviève, des évènements l'ayant précédé et suivi.
Voilà comme ça c'est clairement posé. Mais quand même tu vois, rien n'aurait pu me préparer à ça. Depuis la sortie du disque (depuis la parution des singles "Real Death" et "Ravens" même, qui annonçaient bien la couleur), nombre sont ceux qui rapportent ne plus jamais vouloir le réécouter. Tout en criant au chef-d'œuvre. Certains même confessèrent ne pas avoir osé l'écouter/ne pas être parvenus à le finir. C'est te dire à quel point on était loin niveau dévastation émotionnelle. Phil n'est pourtant pas le premier à chanter la mort. Mais personne à ma connaissance ne l'a jamais chantée ainsi – pas en ayant l'oreille d'un si large public en tout cas. Ce n'est pas la mort de Geneviève qui nous dévaste, c'est bien Phil, c'est sa présence trop proche, trop intime, trop crue, trop impudique. A Crow Looked at Me est triste, oui, parmi tout ce que tu ressentiras lorsque tu te pencheras dessus toi aussi il y aura certainement de la tristesse. Mais ce n'est certes pas une tristesse commune. Des albums tristes j'en ai écouté des tas, toi aussi sans doute, parmi eux j'en ai aimé beaucoup, mais aucun ne m'a mis dans un tel état. D'ailleurs, aucun album du genre ne m'a jamais vraiment foutu un profond cafard, car l'approche "classique" de la tristesse en musique fait de ce sentiment la source d'une beauté que l'artiste précisément sublime. Mais Phil ne sublime pas, ou plutôt il ne sublime plus – toute sa carrière durant il a chanté sur la solitude, la mélancolie, la mort (parfois au détour d'un titre comme "I Can't Believe You Actually Died" qui revient lui en faire subir la cruelle et ironique morsure). Il n'est pas question ici de magnifier un spleen, de le mettre en image, de l'élever en un dessein artistique. Phil n'en a ni la force, ni l'envie et il ne veut pas en faire un objet d'art. Frappé par l'omniprésence de cette absence, plié en deux par une écrasante absurdité, confronté à l'évidence de l'innommable ; il ne peut plus rien faire d'autre que s'attacher aux faits. Des faits délivrés sans ces fards qui sont le lot commun de n'importe quelle production artistique et qui s'appellent métaphores, symboles, analogie, allégories... poésie. "Death is real, Someone's there and then they're not. It's not for singing about, it's not for making into art".
On ne trouvera pas en ces terres désolées la moindre concession de la part d'un Phil se refusant à trouver le moindre terrain commun avec l'auditeur. Refusant toute abstraction qui nous permettrait d'y trouver l'écho de nos propres émotions. L'album est aussi dur car l'on est écrasé par la proximité (la promiscuité, presque) de la peine d'un autre, toute puissante, l'on est placé dans une position de pur voyeurisme – à laquelle Phil nous convie certes implicitement à partir du moment où il fait le choix de publier l'album – parce que Phil a refusé de nous y inclure ; il s'adresse essentiellement à Geneviève, à la seconde personne. Nous ne faisons pas partie de ce tableau trop intime, trop cru. Et il n'y a pas d'échappatoire. Car Phil ne parvient pas à en trouver non plus. Depuis le 9 juillet dernier, il doit composer avec une absence inenvisageable, qu'il décrit avec des mots douloureusement simples et direct : quelqu'un est là, puis il ne l'est plus. Nous sommes bloqués tout en bas avec Phil, dans la plus impitoyable des abysses : le réel. Ce réel qui n'autorise nul retour en arrière, nul recul, nulle poésie. Ta femme est morte. Point barre. Ce réel dont il faut bien se détacher pour continuer à vivre, pour trouver un sens à tout cela. Mais Phil ne parvient pas à s'en dépêtrer, il est profondément englué dans la réalité de cet espace vide, qui s'incarne dans la chambre où Geneviève est morte. Incapable d'intégrer cette absence, il tente de faire corps avec en enregistrant ses chansons avec les instruments de sa femme (guitare, accordéon, piano, basse, boîte à rythme...), dans cette même pièce où peut-être son fantôme. Pourtant Phil n'est pas un être spirituel, il le dit lui-même en interview : il sait pertinemment que Geneviève n'est plus là, qu'elle s'en est allée définitivement. Mais ça ne l'empêche pas, un peu partout sur le disque, d'aller interpréter chaque détail le plus trivial, le plus insignifiant du quotidien pour tenter de donner du sens au trépas de sa femme. Sur "Seaweed", Phil et sa fille s'en vont sur l'île où le couple avait à terme prévu d'aller déménager, et versent les cendres de Geneviève sur une chaise placée face au coucher de soleil. Phil est alors pris d'une poussée compulsive de questionnements sur ce paysage qui sera l'ultime demeure de son épouse. Est-ce que Geneviève aimait les oies sauvages ? Est-ce que les centaines d'oiseaux qui s'accumulent sur la plage en contrebas signifient quoi que ce soit ? Est-ce qu'elle aimait les fleurs digitales pourprées ? La colline en est couverte. Il ne se souvient plus. L'a-t-il jamais su ? De toute manière, il ne considère pas cette poussière qui s'envole désormais vers l'Océan comme sa femme. Elle est le soleil couchant lui-même.
Ainsi se déroule A Crow Looked at Me devant nos oreilles impuissantes à consoler l'inconsolable Phil, qui sur l'essentiel de l'album énumère des anecdotes de sa nouvelle vie solitaire, hanté par le fantôme de sa femme, dans un style particulièrement direct – simple, mais le choix des mots est cruellement précis – qui enfonce un peu plus profondément à chaque phrase le poignard dans notre cœur meurtri. Porté par un débit vocal qui souvent déborde de la mesure, par une prose qui pourrait presque passer pour de l'écriture automatique si les écoutes répétées n'apportaient pas l'évidence que chaque mot est profondément, douloureusement délibéré, Phil nous délivre des faits désenchantés : le courrier que reçoit toujours Geneviève des semaines après sa mort ; les habitants de la ville qui le dévisagent de façon gênante dans une allée de supermarché qui se transforme en "canyon de pitié et de confusion" ; le don des vêtements de Geneviève à sa ville et Phil qui voit régulièrement passer des gens portant ces vêtements dans la rue ; le souvenir d'avoir tenu sa femme contre son corps dans cette chambre et d'avoir assisté ses dernières inspirations haletantes ; la mort de leur conseiller conjugal 2 mois après le décès de Geneviève, laissant entendre que leur travail était définitivement achevé ; le récit de la sortie de poubelles...
Je te le disais plus haut, Phil a toujours chanté sur ces thématiques que d'aucun considèreraient déprimantes (par exemple en 2008 sur Dawn : Winter Journal, Phil a passé des mois dans une cabane norvégienne isolée du monde, il en a tiré un disque acoustique aux thèmes d'une grande tristesse respirant une totale solitude), mais la beauté irradiait de tous les pores de cette musique, les arrangements de guitare n'étaient pas si pessimistes et la voix de Phil a toujours eu cette capacité à me plonger dans un cocon d'absolu confort, à m'apaiser et me donner envie de me blottir tendrement contre la première source de chaleur venue. Sa musique a toujours eu cette paradoxale double qualité de savoir se faire à la fois intime et immense, nous laissant visualiser des paysages forestiers à perte de vue au sein desquels un petit homme frêle chante timidement. Mais il n'y a plus rien d'immense dans A Crow Looked at Me, juste un Phil chancelant, titubant, confus, blasé, monocorde. Si immensité il y a, c'est celle de l'absence de Geneviève, inconcevable. La voix de Phil n'est plus réconfortante, cette fois elle ne me bercera pas. Mais nous ne sommes pas les seuls à tomber de haut ; le premier à découvrir le gouffre entre ses chansons et la réalité de ce vécu c'est Phil lui-même, qui nous le dit sans ambages à plusieurs reprises. Ici, sur "Emptiness pt.2" : "Conceptual emptiness was cool to talk about, back before I knew my way around the hospitals. I would like to forget and go back into imagining.". La distance entre la mort de ses précédentes chansons et cette mort réelle est incommensurable. Lui qui a toujours chanté et philosophé sur la nature, se retrouve confronté à sa propre appartenance à ce cycle où tout se désagrège pour renaître sous une autre forme. Pensée insupportable, qu'il rejette dans "Forest Fire" où il fait le parallèle entre un feu de forêt de l'été 2016 qui est décrit par les spécialistes comme une "dévastation naturelle et purificatrice", qui renouvelle la couche d'arbres et efface les sentiers, et l'acte de fouiller dans les affaires de Geneviève pour jeter ses sous-vêtements ("But when I'm kneeling in the heat, throwing out your underwear, the devastation is not natural or good. You do belong here. I reject nature, I disagree"). La naïveté se paie au prix fort.
Au delà de la mort, si A Crow Looked at Me est uni sous un thème majeur, c'est sans doute celui de la transformation. Une transformation qui n'est pas acceptée. D'abord la transformation du corps de Geneviève, décrite par le biais de quelques images troublantes ("But chemo had ravaged and transformed your porcelain into some other thing, something jaundiced and fucked", "Your transformed, dying face will recede with time, is what our counselor said", "You were probably aching, wanting not to die. Your body transformed, I couldn't bear to look so I turned my head"), et puis, surtout, la transformation de la compréhension de Phil. L'évolution de son cheminement. Écrit d'août à décembre 2016, de la fin de l'été au début de l'hiver, l'album nous montre avec une précision parfois embarrassante, parfois simplement émouvante, la route de Phil du désespoir sans issue à l'acceptation progressive. Frappé par les abysses de la première moitié du disque, tu seras sans doute tenté de ne le voir que comme un puits de chagrin dans fond. Ce serait commettre là une erreur dramatique, car Phil parle aussi du moment où il commence à tourner la page. C'est même la plus belle partie de l'album (peut-être la seule qu'on puisse qualifier sereinement de " belle " sans se retrouver poursuivi par le politiquement correct pour délit de fascination morbide). Oh, lui n'a pas envie de changer, il se force à rester bloqué dans un présent perpétuel, autour de la date fatidique, jusqu'à ce qu'il parvienne à y mettre un sens, afin qu'il puisse continuer à imaginer qu'elle est encore là avec lui, afin de chérir maladroitement ses derniers moments passés avec elle. Sur "My Chasm", peut-être le plus terrible des morceaux, Phil se décrit comme un conteneur d'histoire à propos de sa femme. La perte de celle-ci est "une abysse que je trimballe avec moi en ville. Et je ne veux pas la refermer. Regardez moi. La mort est réelle". Mais à son corps défendant, et aussi bête et niais que cela puisse paraître, la vie continue. "The year moves on without you in it". Phil est forcé d'accepter ce mouvement un jour ou l'autre. Pour plusieurs raisons, mais la principale est ce bébé dont il doit s'occuper. Une enfant qui n'a pas vécu la mort de sa mère comme lui a vécu celle de son épouse, qui a besoin que l'on s'occupe d'elle et qu'on vive avec elle dans un présent qui n'est pas fixé plusieurs mois en arrière. Parmi les mouvements de transition décisifs qui parcourent A Crow Looked at Me, nombre d'entre eux ont pour origine la fille de Phil. C'est pour la protéger qu'il se décide enfin à fermer la fenêtre de la chambre – qu'il avait laissée ouverte pendant des mois afin de laisser à ce qui restait de Geneviève la liberté d'aller et venir – car le bébé a attrapé froid. C'est également ce bébé, par une parole innocente, qui arrache à Phil sa première métaphore dans l'album : "Today our daughter asked me if mama swims. I told her, 'Yes she does, and that's probably all she does now.'".
Musicalement et lyriquement parlant, le tournant arrive – presque brusquement comparé à la stase vaporeuse du reste – lors de "Toothbrush/Trash". Où Phil réalise pour la première fois, trois mois après, qu'il ne parvient plus à se souvenir de ce que cela fait d'avoir Geneviève dans la maison. Les souvenirs sont désormais cristallisés dans des photographies affichées un peu partout dans la maison. "The echo of you in the house dies down." À la fin de ce vers, la rythmique s'élance soudainement, un piano lance une ligne mélodique optimiste, transformant une chanson solennelle et plombée en ballade mid-tempo presque enjouée (tout est dans le "presque"). Phil se demande une dernière fois si le fantôme de Geneviève n'est pas encore là dans cette chambre, incarné dans une mouche de passage. Finalement, il laisse la mouche passer par la fenêtre, en même temps qu'il vide enfin la salle de bain des affaires et des déchets de sa femme ("dried-out, bloody, end-of-life tissues") qu'il n'avait pas eu le courage de bazarder. Pas de gaieté de cœur ("It does not feel good"), mais il le fait quand même. Il capitule et rend les armes au processus de deuil que tout son être réclame tout en le craignant. Juste après ça, sur ce qui restera dans mon cœur comme la plus belle chanson de l'album, "Soria Moria", Phil se reconnecte enfin avec son histoire personnelle, avec son enfance, s'extirpant de ce présent fixe dans le temps, ce purgatoire paralysant où il était bloqué depuis le début du disque pour retrouver sa vieille mélancolie, familière et chaleureuse. Plus fort encore, il achève le morceau en comparant son chemin de croix – à faire des allers retour nocturnes à l'hôpital pour aller voir Geneviève – à celui de l'enfant du tableau Soria Moria, qui contemple une mer de brouillard en montagne derrière laquelle un lointain bâtiment brille comme un soleil ou une cité d'or. Traditionnellement, le château de Soria Moria dans le folklore Norvégien est un symbole de bonheur parfait, et le trajet pour y parvenir est différent pour chacun. Phil chante alors : "I have not stopped looking across the water from the few difficult spots where you can see that the distance from this haunted house where I lived to Soria Moria is a real traversable space. I'm an arrow now, mid-air" Il confie ne pas désespérer pouvoir accéder au bonheur. C'est peut-être la seule marque positive de l'album, certes, mais c'est une puissante déclaration qui vient presque clôturer ce parcours éprouvant. Presque ? Oui, il reste encore un morceau, minuscule, tendre, soucieux, presque anecdotique après la sublime tapisserie de Soria Moria. Sauf qu'il s'y passe quelque chose de décisif, un renversement : toujours à la seconde personne, Phil ne s'adresse plus à Geneviève mais à sa fille. Geneviève a été saluée dans "Toothbrush/Trash", sanctifiée dans "Soria Moria", désormais Phil doit s'occuper de son petit bout de chou. La page la plus belle et douloureuse de sa vie se tourne. Bien sûr, il reste angoissé et déprimé, se demandant quel monde pourri il laisse à sa fille, un monde où Trump vient d'être élu président et où aucune mère ne sera là pour l'élever. Mais il partage un moment très privilégié avec elle, celle qui incarne à la fois le futur et le plus beau souvenir que lui aura laissé Geneviève. Quelques minutes magiques et hors du temps où Phil a l'impression d'être suivi et fixé par un corbeau, alors que bébé murmure "Crow, crow" dans son sommeil. "Crow, she said, crow, and I asked : 'Are you dreaming about a crow ?' And there she was." Quand tu te mettras à penser que cet album est un gouffre de désespoir, souviens-toi que c'est cette tendre anecdote, presque sereine, qui a été choisi pour le titre. Il y a de l'espoir dans A Crow Looked at Me. Je rentre toujours dans l'album déprimé, mais j'en ressors de plus en plus souvent avec un petit sourire mélancolique.
C'est bientôt fini ne t'inquiète pas. Tu mettras sans doute plus de temps à lire ces bêtises d'un bout à l'autre qu'à écouter le disque lui-même. Mais il me reste encore quelques trucs à déballer, Phil n'a pas le monopole de la logorrhée vois-tu. Si tu te balades sur Internet ces jours-ci en lisant des avis sur ce Mount Eerie, ne va pas croire tout ce qu'on te dit ; certains prétendent que si l'album brille par ses paroles, on ne peut pas en dire autant de sa musique. Phil lui même après tout a confié en interview : " It's barely music. " Mais c'est se tromper de combat. A Crow Looked at Me est effectivement extrêmement sobre dans ses arrangements, dépouillé, une partie des chansons s'arrêtent brutalement (pas moins brutalement que la vie de Geneviève en fin de compte, et puis Phil n'a pas attendu cet album pour donner des fins abruptes à ses compos), parfois c'est à peine si l'on entend autre chose que sa voix avec un léger filet de guitare. Mais de là à distinguer le texte de l'accompagnement instrumental pour les juger chacun séparément, faut pas déconner. On ne peut pas détacher le propos de l'album de sa musique, et vice-versa. Je parlais plus haut de ces mots écrits par Phil qui paraissent automatiques mais qui me semblent en réalité profondément délibérés, et bien il en va de même pour la musique. Aurait-on pu s'attendre à autre chose connaissant notre Phil Elverum ? Lui s'est toujours préoccupé autant de l'atmosphère de ses albums que de son "contenu", et le choix de ne garder que le squelette de ses chansons s'inscrit dans la même démarche. "Real Death", avec sa douce guitare électrique, ses notes de piano éparses, sa petite boîte à rythme et son discret drone d'accordéon, est presque la plus luxuriante du lot. Chaque instrumentation s'adapte à son propos. "Seaweed" narre le voyage pour relâcher les cendres de Geneviève ; une mélodie d'enterrement, minimale et plombante au possible, était nécessaire. Alors que la confusion de Phil s'accroît, un piano bancal vient plaquer des accords pleins de malaise et à l'harmonie douteuse. Le dernier accord, alors que Phil lance un ultime cri d'amour ("You are the sunset !"), est d'ailleurs un accord majeur. "Toothbrush/Trash" se réveille et retrouve vie lorsque Phil admet qu'il tourne la page, malgré lui. "Emptiness pt.2" tourne en rond dans ses motifs car Phil fait les cent pas, confronté à ce "cri qui ne dit rien", cette absence qui refuse de prend un quelconque sens. Souligné d'autant plus par la mélodie de guitare (ou de clavier?) finale qui revient sur elle-même. L'exemple le plus marquant est peut-être "Soria Moria". Superbe fresque acoustique à la fois dépouillée mais luxuriante à sa manière, elle intervient à un moment où Phil se reprend timidement consistance, se reconstruit ; et avec lui son songwriting se reconstruit. On a pour la première fois du disque des paroles qui se répètent en quelque chose qui ressemble à un refrain ou au moins un leitmotiv ("Slow pulsing red tower lights. Across the distance, refuge in the dust."). Symboliquement, cette piste renvoie à "The Moon" sur The Glow pt.2, de par sa mélodie acoustique d'une part, cousine de sa grande sœur, et d'autre part par cette ligne directement tirée du morceau original, prononcée sur la même mélodie avec la même intonation : "I went back to feel alone there".
Avant de te lâcher et retourner à une solitude qui me semble de plus en plus confortable, à mesure que cette chronique progresse et que je me mets à penser que A Crow Looked at Me est plus un album de vie qu'un album de mort ; j'aimerais tenter de t'emmener un peu plus loin, de réfléchir un moment sur la façon dont peut s'apprécier, et dont peut grandir cet album. Tu verras, comme je te l'ai dit, beaucoup de gens ressortir de cet album en le sacralisant tout en promettant de ne jamais plus y revenir. Par pudeur, par volonté de ne pas souffrir. Et c'est tout à fait respectable, chacun s'accommode comme il l'entend, chacun connait ses propres limites et tout le monde n'a pas envie de prendre la peine de souffrir pour comprendre l'album au delà de la seule peine inconsolable de Phil. Mais si les premières écoutes ne donnent accès qu'à cette tristesse insondable, à ce refus de trouver de la beauté dans tout cela, d'en retirer une leçon, laisser grandir l'album le... transforme, justement. Un parallèle peut-être tiré sans mal entre le parcours de Phil depuis le choc de la mort de Geneviève et le choc de l'auditeur avec la découverte de l'album. Et de même que Phil tourne la page, passe à autre chose, évolue au cours de l'album, l'auditeur fera de même s'il accepte de laisser l'album l'accompagner. Je devrais plutôt parler à la première personne, mon but n'est pas bien sûr de faire de mon expérience une généralité. J'ai vécu cet album de la même façon qu'on vit un deuil, musicalement. Je ne pouvais pas, durant les premiers jours, me détacher de cette étouffante impuissance, de ce vide envahissant et contagieux. Mais A Crow Looked at Me mérite de devenir autre chose, une entité différente pour chacun, d'autant plus que Phil nous donne tous les outils pour y parvenir. Je refuse de m'arrêter à la désolation, la route jusqu'au château de Soria Moria est traversable.
Voilà. Merci d'être resté à mes côtés tout du long, même si tu n'es sans doute que le fruit de mon imagination, un recours face à une trop pesante solitude, une béquille qui m'évite de trébucher entre deux coups de claviers pour ne plus jamais me relever. À présent A Crow Looked at Me ne m'apparait plus si noir, sa noirceur devient presque confortable, j'ai moi-même comblé le vide des mes interprétations hésitantes. Je me sens capable de marcher seul maintenant. Je n'ai même plus l'impression d'être un monstre en accolant une note à cet album. Il ne me reste qu'à te libérer et à te dire adieu, et merci pour le poisson.
Exceptionnel ! ! 19/20 | par X_Wazoo |
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